À travers l’Espagne, Lettres de voyage
Imprimerie générale A. Côté et Cie (p. 44-51).


vi

ENCORE À MADRID

La Puerta del sol.— Le café de Paris. — Fernan Caballero. — Ses nouvelles. — Quelques pages de Paz & Luz.

Décidément, la Puerta del sol me plaît beaucoup, et vaut tout Madrid — sauf le Musée. C’est le centre de la vie espagnole, et l’on y sent battre le cœur de l’Espagne. J’y passe des heures à coudoyer la foule, et le spectacle est très varié.

Les amis, et même les amoureux s’y donnent rendez-vous ; les commerçants y font des affaires ; les hommes d’État y discutent les questions politiques ; les charlatans y déclament leurs boniments ; les malades et les infirmes viennent s’y chauffer au soleil ; les journalistes y font collection de faits-divers ; les dramaturges et les romanciers y cherchent des héros et des héroïnes.

Malgré la tendance malheureuse à l’uniformité de costume, on y voit encore des toilettes pittoresques et originales, depuis la señora, en mantille, jusqu’au paysan aux couleurs bariolées, portant le justaucorps en velours et le châle drapé avec élégance.

Le soir, je vais passer une heure au Café de Paris, et j’y retrouve à peu près les mêmes types. Ils sont groupés autour de petites tables, dans une salle immense, buvant du chocolat, du café, ou des liqueurs ; mangeant des bollos — espèce particulière de gâteaux — jouant aux dominos, et discutant avec animation la politique du jour.

J’ai voulu me mettre un peu au courant de la politique espagnole ; mais j’ai dû y renoncer, c’est un labyrinthe. La diplomatie étrangère doit s’y trouver constamment désorientée. Les partis sont au nombre de quinze ou seize, et les nuances qui les séparent ne sont appréciables que par des yeux espagnols.

Il fait bien froid ici en décembre, et les vents qui descendent des hauts plateaux de la Castille sont insupportables. Les chambres d’hôtel sont glacées, et l’on ne trouve le confort d’un feu de grille que dans le fumoir et la salle à dîner.

Quand la cheminée est trop entourée, il ne reste plus qu’une ressource contre le froid : se mettre au lit et se charger de couvertures.

C’est là que je m’installe pour lire, dans la soirée, les Nouvelles Andalouses de Fernan Caballero. Elles sont pittoresques, originales, charmantes, et l’on m’assure qu’elles sont de vraies peintures des mœurs espagnoles contemporaines.

Fernan Caballero est un pseudonyme qui cache le nom d’une femme remarquable, vivant tantôt à Cadix, tantôt à Séville.[1]. Ses nouvelles ont obtenu un très grand succès, et elles le méritent. Elles reproduisent les croyances pieuses, les poétiques légendes, les coutûmes, les chansons et les dictons du peuple des campagnes. Les récits sont simples, naturels, naïfs et spirituels.

On en pourra juger par quelques pages d’une nouvelle intitulée « Paix et Lumière » (Paz et Luz) que je veux citer.

La scène se passe dans un village des Sierras, non loin de Séville. Un pèlerinage de montagnards et de montagnardes est descendu d’Aracena à Utrera, pour la fête de Notre Dame de Consolation. Parmi les pèlerins, se trouvent Pastora, une belle jeune fille de dix sept ans, surnommée la fleur de la Sierra, et Diego Mena, âgé de 26 ans, et surnommé le silencieux à cause de sa taciturnité habituelle, due à de grands chagrins de famille ; car son père a été assassiné, et sa mère est morte de chagrin.

Or, il paraît que Diégo, jeune et joli comme un saint Sébastien, n’a jamais levé les yeux que sur une jeune fille, qui est Pastora, et qui prétend ne pas s’en apercevoir.

Il voudrait bien trouver une occasion de causer avec elle, et de lui dire un peu tout le bien qu’il en pense. La fête de la Consolation va lui offrir une occasion unique et charmante. Laissons conter Fernan Caballero :

« Pour faire ce pèlerinage, on avait donné à Pastora un vieil âne qui, à cause de sa couleur noire, était appelé Mohino. Mohino fit tout ce qu’il put pour faire comprendre que cette promenade matinale n’était pas de son goût, mais ce fut en vain. On lui mit la selle sur le dos, et on la serra de manière à lui faire faire contre son gré quelques entre-chats ou cabrioles avec ses pieds de derrière. Pastora sauta légèrement sur sa monture, et Mohino, de plus mauvaise humeur que jamais, baissa la tête, laissa pendre ses oreilles comme deux sacs vides, jeta un dernier regard langoureux à son écurie, soupira, et suivit en silence la caravane.

Lorsque l’on fut arrivé, on attacha les chevaux aux oliviers, et on laissa les ânes paître en liberté. Mohino alla, comme les autres, à quelque distance ; puis, après un instant de réflexion, il leva la tête, dressa ses deux oreilles, arrêta ses grands yeux impassibles sur l’endroit où étaient ses maîtres, examina ce qui s’y passait, puis, bien sûr que tous étaient entrés dans la chapelle, il se retourna d’un air indifférent et, sans rien dire à ses compagnons, il reprit à petits pas le chemin du village.

Pendant ce temps, Pastora et ses amis avaient entendu la messe, fait leurs prières, déjeuné sur l’herbe sèche et parfumée, en chantant et en riant. Ils virent avec peine les rayons du soleil, déjà obliques, traverser les feuilles étroites des oliviers.

« Allons, il est temps de retourner à Utrera, dirent les mères. La nuit marche plus vite que les ânes, elle nous attrapera en route. »

Les hommes se mirent à la recherche des montures.

« Eh ! Mohino ! Mohino ! viens donc, bourrique ! Maudites soient tes longues oreilles qui ne te servent pas même à entendre qu’on t’appelle, Mohino !

— Rien !

— Mon Dieu ! dirent les femmes, comment faire ? Comment Pastora retournera-t-elle au village ?

Tous les hommes qui avaient été à cheval à la Consolation avaient amené en croupe leur mère, leur femme, ou leur sœur.

Messieurs, dit un jeune garçon, j’ai trouvé un moyen. Diégo Callado est ici ; il n’a amené personne en croupe, lui : il est toujours seul.

— Diégo ! Diégo ! crièrent les garçons en courant vers l’endroit où il était, l’âne du père Blas a trouvé qu’il valait encore mieux revenir à midi que de porter une jolie fille comme Pastora. La fleur de la Sierra est passée de la cavalerie dans l’infanterie ; il faut absolument que tu la prennes en croupe.

Le jeune homme à qui ils s’adressaient fut si interdit et si confus, qu’une vive rougeur s’étendit sur son visage, quand il répondit d’une voix hésitante :

Mon cheval ne peut porter personne en croupe.

Un des jeunes gens fit trois pas en arrière, s’élança, et sauta légèrement sur la croupe du cheval. Le noble animal, fougueux et doux à la fois, ne fit pas un mouvement.

Allons, dit un autre, cela te va comme un gant à la main, et cela déridera ta figure renfrognée.

— Vraiment, dit un second, il y a des hasards qui ont un air de providence.

— Tu feras dire une messe à la vierge de Consolation, dit un troisième, parce qu’elle t’a consolé.

— Celui qui n’a pas faim, Dieu lui remplit ses greniers.

— Tu gagnes le gros lot sans avoir mis à la loterie.

— Tu feras dorer les fers de ton cheval. »

« Tandis que toutes ces plaisanteries passaient et se croisaient aux oreilles de Diégo, comme des fusées, les jeunes gens avaient placé Pastora sur le cheval. Celle-ci, qui ne se doutait pas de l’embarras de Diégo, ni de la résistance qu’il avait faite, s’établissait commodément, arrangeait ses jupes, prenait d’une main le mouchoir attaché à la queue du cheval, et passait l’autre sans façon autour de la taille de Diégo, s’appuyant sur le cœur du jeune homme, qu’une émotion inconnue faisait battre fortement.

On se mit en marche, et bientôt le beau cheval de Diégo fut en avant de tous.

Diégo Mena, qui, dans le village, était seulement connu sous le nom de Diégo le silencieux, surnom que lui avaient valu sa taciturnité et la solitude dans laquelle il vivait, était arrivé à l’âge de vingt-six ans sous l’influence de l’horrible catastrophe qui semblait avoir paralysé tous ses sentiments, et les avait concentrés sous la double impression du chagrin et de l’horreur. Il était resté si seul dans le monde, que rien n’était venu interrompre ce tête-à-tête avec sa douleur et sa tristesse.

Diégo était comme un arbre dont la sève a été glacée par le froid de l’hiver, et qui, dépouillé, triste et sombre, n’a pas l’air de vivre. Mais, à peine fut-il en contact avec cette belle jeune fille, si pure, si suave, si pleine de vie, qu’il lui sembla qu’une douce et vivifiante brise de printemps venait ranimer son existence. Aux rayons de ce soleil de vie et d’amour, il tressaillit, ses feuilles s’entr’ouvrirent, ses fleurs s’épanouirent, et l’arbre se vit dans toute la force de la vie, dans toute la beauté et le luxe du printemps.

Ils restèrent longtemps silencieux ; Diégo dit enfin :

« Resterez-vous encore longtemps ici ?

— Un mois.

— C’est bien peu.

— Cela paraîtra bien long à mon père.

— Il y en aura peut-être d’autres qui désireront votre retour ?

— Non, pas que je sache.

— Vous n’avez pas d’amoureux ?

— Moi, non.

— Ils n’ont donc pas d’yeux à Aracena ?

— Et si moi je n’ai pas d’oreilles ?

— Êtes-vous bien difficile ?

— Oui et non.

— Ce n’est pas une réponse, ou plutôt ce sont deux réponses qui se contredisent.

— Est-ce que cela vous intéresse ?

— Peut-être.

— Cette fois vous ne me faites ni une ni deux réponses, vous ne m’en faites aucune.

— Êtes-vous bien pressée de dire non ?

— Vous, vous ne l’êtes guère d’obtenir un oui.

— Y a-t-il de l’espérance dans l’incertitude ?

— L’incertitude, c’est le purgatoire.

— Me connaissiez-vous ?

— Oui, et vous aussi me connaissiez

— Qui vous l’a dit ?

— Un ami qui ne se trompe pas.

— Cet ami me dit, à moi, que je ne puis plaire ; je suis si triste !

— Et moi je suis si gaie que je ne devrais pas plaire à celui qui ne l’est pas.

— Plût à Dieu qu’il en fût ainsi !

— Moi je ne le voudrais pas !

— Alors vous voulez me plaire ?

— Est-ce que les étoiles n’aiment pas à briller ?

— Vous voulez être mon étoile ?

— Je ne veux rien, mais je suis ce que je suis.

— Non, je ne veux pas vous choisir sans que vous y consentiez.

— Le consentement ne se demande pas ; il se mérite.

— Comment ?

— Cela ne se dit pas, cela se devine. »

« Ils arrivèrent. » Il y a, dit Diégo, très ému, une fenêtre dans la cour de l’oncle Blas qui donne dans la petite rue ; l’ouvrirez-vous ?

— Nous verrons.

— Rien qu’une espérance ?

— Voyez-donc, il n’est pas content ! dit Pastora en sautant de cheval. Merci, Diégo. Il faut avouer que votre cheval marche bien.

— Beaucoup trop vite, Pastora.

« Pastora le salua de la main, et entra en courant dans la maison.

« Diégo s’éloigna, emportant le ciel dans son cœur. »

  1. Dona Cécilia Bohl de Arrom.