À travers l’Espagne, Lettres de voyage
Imprimerie générale A. Côté et Cie (p. 7-15).

À
TRAVERS L’ESPAGNE

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EN MER

Départ de Québec ― Les côtes de Gaspé ― La télégraphie des pavillons ― Comment on gouverne les navires et les peuples ― Chant des matelots ― Les îles Miquelon et Terreneuve ― Les mouvements de la mer et le navire ― Croquis féminins.

18 Novembre,  1883.

La neige tombait par flocons quand nous avons quitté Québec, hier, et je disais à mes amis : Dieu soit béni ! je tourne le dos à la neige et je cours vers le soleil. Mais le soleil était loin, et nous avons eu quelque peine à l’atteindre. Après nous avoir boudés toute la journée d’hier, il nous a enfin montré ce matin sa face souriante, et il a mis en fuite toute une légion de petits nuages qui se sont réfugiés au couchant. En retraitant vers le bas de l’horizon, ils se sont rangés en bon ordre comme des soldats bien disciplinés, et ils ont formé une phalange serrée que l’astre n’a pu percer.

Le navire longe les côtes de Gaspé, que la neige n’a pas encore entièrement blanchies, mais qui grisonnent légèrement comme les vieux garçons qui manquent de teinture. Au pied des montagnes, sur les grèves solitaires, se détachent çà et là, comme des bas-reliefs ciselés, quelques pauvres villages de pêcheurs. On les voit groupés comme des bandes de goélands, tantôt au fond d’une petite baie, tantôt à l’embouchure d’une petite rivière, dont le cours dessine une profonde déchirure dans la montagne.

Un vaisseau à voiles passe à l’horizon, et nous télégraphie son nom, sa destination, presque tout un récit de voyage.

Quelle jolie invention que cette télégraphie au moyen de pavillons ! N’est-ce pas imité de la politique, où l’on parle si bien le langage des couleurs et des drapeaux ? Aussi ai-je observé à bord une pratique que les politiciens connaissent mieux encore peut-être que les matelots : c’est de ne déployer le pavillon que lorsqu’il est en haut. Pour le hisser, ils le roulent soigneusement de manière à ce qu’il puisse monter à travers les cordages et les vergues sans s’accrocher nulle part, et de telle sorte qu’on en soupçonne à peine les couleurs. Mais une fois au bout du mât le pavillon se déroule, il exhibe librement toutes ses nuances, et il flotte triomphalement.

Ne font-ils pas ainsi, les partis et les chefs politiques qui cachent leurs principes pour gravir sans obstacles les hauteurs du pouvoir, et qui ne déploient franchement leur drapeau que lorsqu’ils sont vainqueurs ?

Le couchant a changé d’aspect. Les petits nuages se sont allongés, étirés comme des écheveaux de laine de couleurs différentes, et je ne sais quelle navette mystérieuse les tisse et les drape comme une belle étoffe à rideaux. Ils forment des zones de largeurs diverses, mais toutes horizontales, et tour à tour bleues, rosées et grises. C’est une riche tenture ; mais à cette saison de l’année où le soleil ne saurait griller le teint le plus délicat, j’aimerais mieux le ciel tout bleu.


19 Novembre.

Une autre chose digne de remarque à bord, c’est que ceux qui dirigent sont à l’avant. La passerelle où se tiennent sans cesse le capitaine et ses officiers, la cabine ronde qui abrite la roue et ceux qui la tiennent occupent des postes non seulement élevés mais avancés, bien que le gouvernail qui imprime la direction, et l’hélice qui est le grand moteur, soient à l’arrière.

Le même ordre doit être observé pour bien conduire les individus et les peuples. Les vrais chefs doivent marcher en tête. C’est d’eux que l’opinion publique, qui est le gouvernail, et le peuple qui est la force motrice, doivent recevoir la direction. S’ils laissaient le peuple faire tout ce qu’il veut, et courir où il lui plaît, sans lui indiquer la route à suivre, nous aurions le spectacle d’un navire sans pilote, obéissant à la fois à l’hélice et aux caprices de la mer et du vent.

Les matelots hissent les voiles et chantent un air mélancolique que je trouve délicieux. Que de charmes dans la vie du marin, mais aussi que de tristesses ! Les chants de la terre sont plus généralement gais ; ceux de la mer semblent imprégnés d’une espèce de nostalgie. Les marins ont beau aimer la mer ; ils sentent que ce n’est pas la patrie, et quand leurs yeux sont perdus sur l’immensité, c’est au-delà des mers qu’ils regardent. Mais quand la tempête vient les assaillir ils oublient la terre et la mer, et c’est vers le ciel qu’ils élèvent leurs regards.

C’est pourquoi le rythme mineur domine dans toutes leurs chansons. Atômes perdus entre deux abîmes, ils sont envahis par une vague mélancolie dont ils n’ont pas conscience, mais qui n’en est pas moins invincible et perpétuelle.

Nous avions perdu de vue la terre et nous la regrettions déjà, lorsqu’elle nous est apparue de nouveau sur notre gauche. Ce sont la grande Miquelon, la petite Miquelon et Saint-Pierre, rangés sur une même ligne. On les prendrait de loin pour des baleines énormes nageant à la surface de la mer, et se dirigeant à la file vers les rives canadiennes. De près, ce sont plutôt des navires, chargés de Français, qui venaient nous rejoindre, et qui se sont échoués à l’entrée de notre golfe. En souvenir de Jacques Cartier, on devrait les appeler la grande Hermine, la petite Hermine et l’Emérillon.

Plus loin, Terreneuve se cache dans les brumes éternelles. Que ce pays semble désolé ! Je m’étonne que tant de brouillards et de tempêtes n’aient pas encore submergé cette île mystérieuse ; mais je ne m’étonne pas que l’on vante tant ses chiens, car si j’en juge par les apparences, c’est un pays de chiens et un « chien de pays ».

Cela me rappelle qu’un jour j’ai rencontré à bord d’un steamer un jeune Canadien revenant des États-Unis, tout-à-fait yankéfié, et accompagné d’un joli chien de Terreneuve.

— Quel beau terreneuve vous avez-là, lui dis-je.

— Ce n’est pas un terreneuve, répondit-il, c’est un newfoundland.

— Ah ! j’avais cru…

— Non, monsieur.

Je racontai la chose à plusieurs passagers, et ils s’amusèrent à le féliciter tour-à-tour sur son terreneuve. Mais le jeune homme leur répondait imperturbablement : « Pardon, monsieur, c’est un newfoundland. »

En nous éloignant des côtes, sur les bancs toujours brumeux nous rencontrons quelques goélettes de pêcheurs, et des troupes de goélands. Cela me remet en mémoire une chanson que Turquety met dans la bouche des jeunes filles bretonnes vivant au bord de la mer :

Goélands, goélands !
Ramenez-nous nos amants.

Il y a de ces oiseaux de mer qui nous suivent toute la traversée, planant au-dessus de la vague, le col tendu, et attendant leur nourriture. Aussitôt que les cuisiniers du vaisseau leur ont jeté la manne qu’ils guettent, ils s’abattent d’un coup d’aile et sauvent leur dîner du naufrage. Leur voracité a de quoi se satisfaire, et ils font la noce, sans craindre le mal de mer.


20 Novembre.

Il n’y a pas un fil de vent, et le brouillard nous enveloppe. Le roulis se fait sentir et les victimes du mal de mer qui gémissent dans leurs cabines s’imaginent qu’il fait un grand vent. Est-ce une tempête ? demandent-elles avec anxiété.

Eh ! bien non ; mais la mer est perpétuellement en mouvement, sans cause apparente. Elle soupire comme un cœur qui souffre, et son sein se soulève en exhalant une plainte.

Ô mer ! pourquoi souffres-tu ? Dis-moi le secret de ta douleur. Est-ce le regret d’avoir englouti des milliers de mes semblables ? Est-ce une expiation de tes nombreux homicides ? Est-ce la peine du talion que tu subis pour les cœurs que tu as brisés, et pour les larmes que tu as fait répandre ? Alors, souffre, misérable, car tu l’as bien mérité.

Mais non, ce n’est pas cela. La mer souffre, avec toute la nature, parce que l’homme souffre. La douleur est le lien commun qui unit tous les êtres, et l’on dirait qu’une mutuelle sympathie rapproche l’homme et la mer. C’est en vain qu’il résiste à cette sensation mystérieuse la première fois qu’il se livre à ses mouvements. Quand elle s’agite il ne peut rester calme, et quand elle se soulève il se sent le cœur gonflé.

Si les femmes sont plus sensibles que les hommes à cette mobilité malsaine de la mer, c’est qu’elles sont naturellement plus sympathiques. Est-ce parce qu’elles ont plus de cœur que nous, ou parce que leurs cœurs sont plus faibles ? Voilà un problème que je ne veux pas résoudre.


22 Novembre.

Le vent s’est élevé, et la mer moutonne. J’aime cette expression qui me représente la mer comme des pâturages sans limites, couverts d’innombrables troupeaux de brebis blanches. Ce matin, c’était de charmants agneaux sautillant légèrement dans la verdure ; mais à présent ce sont des béliers qui bondissent, et leurs mugissements les feraient prendre pour des buffles.

C’est à eux, sans doute, que pensait le psalmiste quand il demandait aux montagnes pourquoi elles bondissaient comme des béliers ; car en mer les deux se ressemblent, et les spécimens de l’espèce ovine qui gambadent en ce moment autour du navire ont presque la taille des montagnes.

Je comprends pourquoi les flots courroucés du lac de Tibériade obéissaient si bien à la voix du Christ ; c’est qu’ils reconnaissaient en lui le Pasteur universel. Ô divin berger ! il faudrait bien votre houlette pour rassembler aujourd’hui l’immense troupeau échappé de la bergerie.


23 Novembre.

La nuit vient déjà, et le ciel est sombre. Une grande brise de l’Ouest nous poursuit ; mais le Parisian se sauve si bien qu’elle a quelque peine à le suivre. Dans la nuit, le steamer ressemble à un monstre de fer gigantesque, qu’un esprit mystérieux anime, et qui fait une course fantastique au-dessus de l’abîme. Les vagues se dressent en vain devant lui ; il les brise avec fracas, il les réduit en écume, il les lance au loin, il creuse au milieu d’elles son sillon profond, et court toujours sans écouter leurs plaintes.

Quelle puissance dans cet organisme de fer ! Quelle grandeur dans l’âme qui l’habite, et qui n’est autre que le génie de l’homme ! Mais en même temps comme on sent bien, en mer, que l’assistance divine lui est toujours nécessaire !

Que faut-il en effet pour que ce mécanisme si savant et si fort fasse soudainement défaut ! Que faut-il pour que ce titan devienne une épave ? — Un rien, une cheville qui se brise, un écrou qui se déplace, un jet de vapeur qui s’échappe.

Une étincelle dans les flots d’huile qui coulent partout suffirait aussi pour allumer un incendie ; et que deviendrions-nous entre le feu et l’eau, à douze cents milles des côtes ?

Mais, dans la nuit sombre, au-dessus des vagues amoncelées, plus haut que les nuages ténébreux qui nous cachent les célestes flambeaux, nous savons que l’œil de Dieu flamboie, qu’il nous regarde et qu’il nous protège.


25 Novembre.

Les côtes d’Irlande se dessinent à l’horizon, et dans quelques heures nous serons à Moville.

J’ai traversé la mer en avril, en juin, en août et en septembre, et je n’hésite pas à dire que la traversée que je viens de faire est la plus belle de toutes, au point de vue de la température, du vent et de la rapidité.

Le ciel est presque pur et nous promet une belle nuit. Nous serons à Liverpool demain matin, lundi, avant le jour.

Je m’amuse à croquer quelques spécimens du beau sexe qui sont à bord, pour répondre à une dame qui a fait quelques silhouettes assez piquantes du sexe fort.

Mademoiselle A. — Anglaise de naissance, Française de caractère. Feu-follet capable d’égarer les voyageurs imprudents. Oiseau-mouche qui voltige et bourdonne sans cesse, et qui après avoir vainement cherché des fleurs, se métamorphose en guêpe et pique délicatement tout le monde.

Madame B. — Belle au bois dormant, gardée par un minotaure. Enigmatique comme le sphynx, froide et muette comme une statue. Sourire ressemblant à une grimace.

Mademoiselle C. — Toute petite, mais convaincue qu’elle est grande, et regardant les autres du haut de sa grandeur. Comptant ses pas, faisant économie de sourires, et fort heureuse de penser (si elle pense) que le silence est d’or.

Madame D. — Circassienne rêveuse, coiffée d’un turban rouge. Toujours étendue sur un divan, avec une nonchalance orientale. Je parie qu’elle s’endort le soir en répétant : Allah ! Allah ! Dieu seul est grand !

Madame E. — Femme charmante, sachant se taire et parler, riant de bon cœur et à propos. Esprit actif et cœur calme, préférant un bon repas aux rêveries sentimentales. Assez dévouée à son mari pour faire le désespoir de son voisin.