À travers Londres et aux environs

Revue des Deux Mondes5e période, tome 27 (p. 824-858).
Á TRAVERS LONDRES
ET
AUX ENVIRONS

Je n’ai jamais vu à Londres autant de choses intéressantes qu’en plein été, au moment où il n’y avait censé rien à Voir. Aurais-je, par exemple, entrepris dans la saison mondaine des voyages de découvertes tels que celui qui me conduisit vers un des plus anciens monumens de la Cité, l’église normande de Saint-Barthélémy ? Aurais-je eu le temps de visiter à plusieurs reprises tant de collections d’art ? Aurais-je osé rechercher en simple badaud les amusemens populaires d’Earl’s Court ?

On peut passer des jours dans la galerie Tate, cette annexe de la Galerie Nationale qui occupe aujourd’hui l’emplacement d’une prison cellulaire définitivement détruite, Millbank. Elle fut offerte à la nation, il y a peu d’années, par Henry Tate « pour l’encouragement et le développement de l’art britannique et en actions de grâces d’une carrière prospère de soixante ans dans les affaires. » La dédicace, ainsi rédigée sur la base d’une colonne du hall central, indique la provenance de soixante-cinq des tableaux auxquels se sont ajoutés ceux de la collection Vernon, puis les legs Chantry et Vaughan, composant pêle-mêle un ramassis de chefs-d’œuvre et de médiocrités que domine de toute sa majesté intransigeante et sombre le don du grand poète, du grand penseur que fut G. -F. Watts. Quelle vision poignante de la destinée de l’homme se dégage des symboles de la Vie, de l’Amour et de la Mort, tels qu’il les concevait ! Il n’y a qu’un mot, un mot anglais, awe, synonyme de respect et d’épouvante, pour rendre l’émotion qui vous étreint dans cette salle nouvelle occupée exclusivement par le maître. Après M. de la Sizeranne, personne ne peut rien ajouter au plus éloquent, au plus éclairé des tributs d’hommage ; pourtant M. de la Sizeranne n’avait vu que dispersées au Musée de Kensington, ou dans l’atelier du peintre, ces compositions aujourd’hui réunies, et la dernière, la Cour de la Mort, à laquelle il consacra une si belle page, ne lui était apparue qu’à l’état d’ébauche. Elle est maintenant à Tate Gallery, au milieu d’autres allégories toujours mélancoliques, mais parfois moins sévères, renouvelées par l’imagination la plus forte et la plus originale peut-être qui existe dans l’art contemporain. Coloris à part, si l’on veut, il faut admirer la vigueur avec laquelle est exprimée cette joie de mourir triomphant des fausses joies humaines, cette réelle promesse de vie succédant au néant d’ici-bas, cet élan impétueux des libérés de tout âge, accourus, sous les auspices du Silence et du Mystère, vers la Reine universelle, vigueur d’autant plus étonnante quand on a lu, au bas de la signature de Watts, les mots : « Achevé le 86e anniversaire de sa naissance. »

La réunion de dix des principaux Millais n’est pas moins caractéristique à sa manière du talent ou de la personnalité du peintre. On y voit combien les défauts mêmes d’un artiste heureux et fêté entre tous peuvent contribuer à son succès, quand ces défauts sont d’accord avec ceux du pays où le succès est obtenu. Les Anglais aiment avec exagération l’anecdote, le détail, le renseignement précis ; ceux-là mêmes qui ne seraient pas capables d’apprécier chez Millais le mérite de la peinture sont contens de savoir que la femme du Highlander qui vient délivrer son mari prisonnier est le portrait mêmes de lady Millais, que l’ordre de Levée d’écrou est copié d’après le document authentique si exactement qu’on reconnaît la signature du gouverneur de la prison ; ils retrouvent avec plaisir, sous les traits d’Ophélie emportée par les flots d’une rivière d’Angleterre, ceux de Mme Rossetti. Charles Ier et son fils posant dans l’atelier de Van Dyck, Raleigh enfant écoutant les récits d’un vieux marin, tout cela est anecdotique à souhait, de même qu’est sensationnel le sujet intitulé, Parle ! oh parle ! une belle morte constellée de diamans qui apparaît au pied du lit de son mari, tandis que celui-ci relit à la lueur d’une lampe ses lettres d’amour. Ce sont là, grandes ou petites, des toiles de genre, sauf peut-être le Saint Etienne lapidé, gisant sous les murs de la ville, et la Vallée du Repos, ce cimetière de couvent dont Ruskin a eu soin de nous expliquer la valeur symbolique.

Le roi Copethua, de Burne Jones et, de Rossetti, l’Annonciation, la Beata Beatrix, Rosa Triplex, avec le portrait de Mrs William Morris, forment un beau bouquet d’œuvres préraphaélites. Seulement je me dis une fois de plus, devant Ecce ancilla Domini, que les frères préraphaélites, en jurant de ne jamais s’écarter de la nature, se sont terriblement écartés de la grâce spéciale qui permet de traiter les sujets chrétiens. Rien de moins religieux que l’ardente physionomie de la poétesse Christina Rossetti, soulevée à demi sur son lit avec une sorte d’égarement pour répondre au salut du robuste archange chaussé de flammes, dont la tête virile, posée sur de larges épaules, a été empruntée au sculpteur Thomas Woolner.

Saviez-vous que la sainte Monique d’Ary Scheffer fût le portrait de Mme Robert Holland ? La mère de saint Augustin et Mme Holland par le même peintre sont là côte à côte pour l’attester, et voici d’autres œuvres de chez nous, la Mort de Jane Grey, le Marché aux Chevaux. N’importe, Tate Gallery est bien, par excellence, une collection anglaise. J’y suis retournée un jour de congé pour les écoles ; des enfans du peuple s’y promenaient. Et je pensai qu’en outre des impressions d’art ils ne trouveraient rien parmi ces œuvres si nombreuses qui eût un caractère bas ou seulement sensuel. Tout y est de nature au contraire à fortifier chez eux le sentiment national. Les admirables paysages du vieux Crome, de Constable et beaucoup d’autres de mérite inégal leur font aimer les sentiers, les haies, les beautés rustiques de l’Angleterre ; d’orgueilleuses marines glorifient dans un infini chargé de navires l’empire britannique qui couvre le monde, Britannia’s Realm. Les charmans Wilkie leur montrent des sujets intimes et domestiques, des jeux rustiques, le home ; les Leslie, les Maclise et les Mulready racontent d’honnêtes et familières historiettes locales ou bien encore illustrent, pour donner envie de les lire, les chefs-d’œuvre de la littérature anglaise ; les animaux de Landseer jouent innocemment la comédie de la vie humaine. Ce vieux capitaine en retraite, de Millais, qui, sous les beaux traits de Trelawney, l’ami de Byron et de Shelley, suit sur la carte les recherches d’un voyage au pôle Nord et s’écrie, transporté : « Oui, cela peut se faire, et l’Angleterre le fera, » travaille à exciter le patriotisme. L’attitude si digne du vieil homme du monde ruiné que Herkomer place dans la chapelle de la Charterhouse, debout, la tête haute, au milieu de ses compagnons d’infortune, nous apprend ce que c’est qu’un gentleman : « Malgré sa chute, il ne sera pas abaissé. » De nudités, il y en a si peu et celles-là si chastes : la svelte Psyché au bain de Leighton ; la pudique beauté attachée à un arbre par des liens que le Chevalier errant de Millais tranche de son épée, sans vouloir même remarquer que la victime qu’il délivre est dans le costume d’Andromède !…

Oui, les écoliers peuvent être lâchés dans la Tate Gallery, elle ne leur offrira que les images morales et saines qui forment l’honnête homme et le bon citoyen. D’autre part, les raffinés qui pardonnent à l’art d’être voluptueux, pourvu qu’il soit de l’art, sont libres de fréquenter l’incomparable collection Wallace, et quel plaisir ils y trouveront ! Là c’est la France tout entière. Dès le premier pas, nous autres Français, nous sommes chez nous. Le nom seul de Hertford house nous remet en présence du propriétaire de Bagatelle, qui fit de notre pays sa patrie d’adoption au point d’être, sous le second Empire, une figure parisienne représentative par excellence.

L’escalier splendide à rampe forgée vient du palais Mazarin. Les bustes des donateurs qui vous accueillent au passage ont une physionomie française. Vous montez, les yeux fixés sur le Triomphe d’Amphitrite qui couvre les murs, un chef-d’œuvre de Boucher ; les Amours au-dessus des portes sont autant de Fragonard de première beauté ; les calendriers du roi faits pour Louis XV plaquent çà et là leur émail précieux ; l’amour est partout, en marbre, en peinture. Au premier étage, il vous décoche avec une flèche d’or le distique :


Qui que tu sois, voici ton maître,
Il l’est, le fut ou le doit être.


Et, en effet, l’Amour décida du sort de cette merveille unique, inspirant son choix, réglant sa destination, la faisant passer en dépit des héritages légitimes aux mains qui finalement l’ont d’un geste loyal rendue à l’Angleterre. Le devoir a triomphé ce jour-là ; mais il n’en est pas moins vrai qu’en parcourant certaines salles, un Français éprouve le sentiment que tout Athénien doit ressentir en présence des marbres de lord Elgin, prisonniers du British Muséum. Ces Watteau, ces Lancret, ces Pater, aussi beaux que ceux qui vinrent rendre visite à notre Exposition de 1900, ne sont-ils pas à nous ? Tous ces meubles sans prix du XVIIIe siècle, la plupart originaux, les autres copiés par Riesener, ne devraient-ils pas être logés à Trianon ? Sur cette table de laque verte fut signé le traité de Tilsitt, ce bureau a été offert par Louis XV à la grande Catherine, ce collier fut un cadeau de Marie-Antoinette à la princesse de Lamballe : si facile à trancher ce frêle cou d’enfant ! Mme de Pompadour en robe feuille morte, peinte par Boucher, semble un peu triste de son exil à Londres. Nous pourrions consentir encore à partager avec nos voisins les Nattier, les Greuze surtout. Vraiment trop de Greuze ! Mais quelques-uns intéressans à d’autres titres que la joliesse du visage, comme par exemple cette Sophie Arnould qui pétille d’esprit. C’est cependant la recherche des grâces légères que se sont surtout proposée les collectionneurs, il serait inutile de le nier ; la qualité dominante de ce cadeau plus que royal fait de nos dépouilles à l’Angleterre n’est pas l’austérité. Les puritains auraient lieu de crier au scandale s’ils ne se rappelaient que le choix de ces scènes libertines, de ces friponnes figures déshabillées a été fait après tout par le goût anglais. On se demande, devant leur nombre, comment il peut encore en rester chez nous quelques-unes. Et elles ne sont pas toutes du XVIIIe siècle : une dame auprès de moi prend Mademoiselle de Clermont pour une courtisane. Quand on songe que Mme de Genlis a écrit sur cette baigneuse qui montre beaucoup plus que ses jambes tel roman prétendu historique qui en fait presque une Princesse de Clèves !

Heureusement la grande salle de l’école française contemporaine ouvre un refuge aux pudeurs effarouchées ; plusieurs des Meissonier, des Rousseau, des Decamps, des Corot les plus célèbres, y ont leur place. Très éclectique, lord Hertford s’est approprié de beaux Philippe de Champaigne, et dans la section du XVIe siècle qui renferme tant de cires coloriées plus précieuses que belles, les Clouet ne manquent pas, un Hertford entre autres, de fière allure, non loin de Marie Stuart en deuil blanc, blanche de teint, châtaine de cheveux, les yeux bruns, bien fendus, le nez long et busqué. L’unique portrait véritable, m’assure-t-on, qui existe d’elle. La miniature blonde est de fantaisie et a été faite après coup ; mais alors que vaut le témoignage de Ronsard ? Qui a raison du poète ou du peintre ? Faut-il conclure qu’elle fut la variété même, vingt femmes en une seule, au gré de ses adorateurs ?

Les miniatures ?… Elles abondent ici, tout autant que les émaux de Limoges, les porcelaines de Sèvres, les tapisseries des Gobelins, Isabey et Augustin côtoyant les Cooper et les Cosway, Napoléon et Joséphine voisinant avec Cromwell et Charles II. Et on nous dit : la Wallace collection vaut pour le moins quatre millions de livres, c’est-à-dire cent millions de francs… Si peu en vérité ! Rien que cent millions de francs, y compris les salles de l’école hollandaise, les Rembrandt : ces deux Juifs prodigieux, cet adorable petit Nègre, ce paysage que baigne une lumière dorée ; y compris la Fontaine d’amour de Fragonard, et encore les grands Velasquez, les incomparables Jan Steen, et les Van Dyck ; et les Rubens de l’étonnante galerie des aquarelles ; et les échantillons triés sur le volet de l’école anglaise, les dames et les comédiennes de Reynolds : la délicieuse Nellie O’Brien ; la Robinson donnant certes raison au violent caprice qu’eut pour elle le prince de Galles, que Romney nous montre resplendissant de gaîté, de coquinerie, le type même du mauvais sujet, avant le portrait d’apparat qui reste de George IV par Lawrence ! Quel dommage que tous les tableaux, sans exception, soient sous verre ! Le climat l’exige, paraît-il. Je ne me laisse pas arrêter par l’énorme procession des armures et je m’échappe à l’heure où l’on ferme, étourdie, éblouie, enivrée, emportant comme une proie au plus vif de ma mémoire la Femme à l’éventail dont le regard de feu vous poursuit, et l’Infant Balthazar à cheval. Ils n’ont de rivaux que dans les musées de Madrid.


Après ces jours passés à me saturer d’esthétique, j’aurais voulu le soir goûter plus que je ne l’ai fait du théâtre ; mais en plein été, il n’y a guère d’ouverts que les music halls et les salles d’opérettes. Véronique, longtemps applaudie à Paris, s’attarde cependant à Londres où elle retrouve la même faveur, et le Criterion Theatre, donne ses dernières représentations de la pièce de H. -A. Jones : The Liars (les Menteurs). Cette reprise a remporté du reste le seul grand succès de l’année. Un acteur de talent, Charles Wyndham, s’y surpasse dans le rôle principal qu’il a créé.

Et la pièce elle-même est jolie, bien conduite, tout aussi amusante que si elle n’était pas fondée sur un axiome de morale : « Ne mentez jamais, non pas même pour des bagatelles, l’habitude en est mauvaise. » Ce principe une bonne fois posé, l’auteur s’est trouvé libre de broder à son aise des scènes très vives où nous ne voyons pas que la haute société anglaise vaille beaucoup mieux que la nôtre. Il y a là trois jeunes ménages que Gyp ne désavouerait point, sauf qu’il n’est jamais question d’adultère. Les maris, menés comme ailleurs par leurs femmes, sont ennuyeux, tatillons, tracassiers, plus que la généralité des maris de notre connaissance ; l’un d’eux, brutal par surcroît, passe la mesure de maladresse que se permettraient chez nous ceux de sa confrérie, et il en recueille nécessairement les fruits ; sa femme demande à d’autres les attentions qu’il n’a pas pour elle, mais elle s’arrête au flirt, — un flirt assez gros et très audacieux, car « plus un flirt est innocent, plus il s’accorde de latitude. » Les dames de cette brillante et futile compagnie affectent une impertinence singulière avec leurs maris, dont elles se moquent entre elles et qu’en face elles blaguent, pour nous servir d’un des mots d’argot dont elles sont coutumières. Auprès de ces folles, paraît être d’une espèce différente la belle veuve d’un officier tué au Zoulouland : Béatrice porte rigoureusement son deuil tout en faisant languir le plus dévoué, le plus discret, le plus fidèle des amoureux, le colonel Deering. Celle-là seule serait capable d’une passion profonde ; les autres ne sont que des papillons. L’un de ces papillons cependant, lady Jessica, est tout près de se brûler à la flamme qu’elle a soigneusement attisée chez le lion de la saison, un lion émule de don Quichotte, qui a gagné sa renommée dans des missions contre la traite des nègres, cause tout évangélique pour laquelle son grand-père avant lui s’est ruiné, car les Falkner sont une famille de dissidens, de non-conformistes, variété de puritains dont certain personnage de la pièce dit : — J’ai une insurmontable aversion pour ces gens-là !

A quoi un autre répond : — Oh ! certes, je les hais, mais ils ont sauvé l’Angleterre, que le diable les emporte, et je crois bien qu’ils sont encore ce qu’elle a de plus solide.

— De grâce, s’écrie quelqu’un, n’allez pas leur dire cela, juste au moment où ils commencent à devenir inoffensifs, supportables, et tant soit peu artistes.

Mais si non-conformiste que l’on soit, on est homme après tout, homme de chair et de sang ; on ne résiste pas à des parties de rivière en tête à tête avec une jolie personne qui brave, décolletée, les frissons nocturnes, sans parler d’autres avances dont la dernière est la suggestion détournée d’un fin dîner au cabaret.

Malheureusement, comme lady Jessica va goûter, non sans curiosité, une sauce qu’elle ne connaît pas, et qui, sur le menu, s’appelle sauce arcadienne, surgit un féroce beau-frère qui, pas plus que le mari lui-même, ne comprend la plaisanterie, même quand on la lui explique. Et le moyen d’expliquer celle-ci sans mentir ? Ce n’est pas que le mensonge répugne beaucoup à Jessica et à ses pareilles, qui ne cessent d’y avoir recours pour justifier leurs dépenses et leurs incartades. La coquette, prise au piège, et ses amies, et les maris de ses amies entraînés dans le complot, mentent donc à qui mieux mieux pour sauver la situation. Seul, le colonel Deering tient pour la vérité, tout en se mettant avec un empressement chevaleresque au service de la pauvre Jessica. Tant d’inventions qui se contredisent plus ou moins ne font qu’aggraver le mal et produiraient peut-être un divorce scandaleux, si lady Jessica n’ordonnait enfin à son farouche amoureux puritain, plus malhabile à mentir que les autres, de dire devant tous, simplement, ce qui est. Alors, dans une très belle scène, Falkner se déclare prêt à enlever, à épouser, à prendre tout à lui, à jamais lady Jessica, d’ailleurs sans reproche. Et le mari, qui n’a pas su se faire aimer, commence, en présence de cette passion frénétiquement proclamée, à sentir que, tenant à sa femme, il n’a rien de mieux à faire que de la garder.

Il accepte la situation, parce que, s’il ne l’acceptait pas, lady Jessica s’en irait au bras de Falkner, tandis que c’est avec lui au contraire que, devenue sous le coup de cette aventure un être humain qui souffre et se sacrifie, elle s’en va, le cœur gros, goûter conjugalement la fameuse sauce arcadienne. L’amant abandonné retourne au fond de l’Afrique avec son ami Deering qui emmène aussi la belle veuve. Ils se marieront en route ; elle s’est décidée au dernier moment. C’est là encore une scène excellente. Tout en faisant rapidement sa malle pour se rendre au poste lointain où il est appelé d’urgence, le colonel, montre en main, — il n’a plus que cinq minutes, — arrache Falkner à une irrémédiable folie,, réconcilie un ménage brouillé et obtient l’aveu qu’il a tant attendu. Sa grande patience sait vouloir à la fin ; et Béatrice sera heureuse, car ce Desgenais de nouvelle espèce n’a rien d’un pédant, si féru qu’il puisse être, non seulement du devoir que ses compatriotes épellent trop souvent avec un grand D, mais des conventions sociales taxées parfois d’hypocrisie.

— Certes, dit-il, nous autres Anglais, nous ne sommes pas meilleurs que le reste du monde ; mais, Dieu merci, nous prétendons valoir mieux et il en cuit à quiconque s’avise de troubler cette illusion.

Là-dessus, il montre la fin tragique des scandales qui se produisent en Angleterre ; on n’en veut pas, ils ne rencontrent ni tolérance, ni pitié ; pour qui s’y risque c’est une mauvaise affaire.

Avec son optimisme, sa franche bonhomie, son sens pratique imperturbable, Deering ne manque pas d’esprit.

A la dame qui s’efforce d’excuser ses menus mensonges quotidiens : — Le seul inconvénient que j’y voie, madame, c’est que tôt ou tard on se laisse prendre…

— Oh ! pourtant… si vous arrangez les choses non pas exactement comme elles sont, mais comme elles auraient dû être ?…

— Oui, je comprends… Le mensonge devient alors, n’est-ce pas, une espèce de vérité idéalisée…

Jouée d’abord en 1897, la comédie des Liars a tenu l’affiche une année entière et chaque reprise est le signal d’un nouveau succès. Un de ses mérites à nos yeux est d’être gaie sans tomber dans la bouffonnerie et fidèle au but bien oublié du théâtre d’autrefois : châtier les mœurs en riant. L’Angleterre a démarqué, adapté, expurgé tant de pièces françaises ! Pourquoi donc à notre tour ne transporterions-nous pas au Vaudeville The Liars ?


Un spectacle qui se prolonge bien après les autres, tout l’été, pour le grand plaisir des badauds est celui d’Earl’s Court. Je m’y laisse entraîner.

Earl’s Court est une exposition anglaise typique ; la masse du peuple qui n’a pas le temps ou le moyen de voyager peut y satisfaire à peu de frais un besoin aussi impérieux chez lui que le besoin de boire et de manger, celui de parcourir le monde. Chaque année un pays différent vient planter ses monumens, ses produits, ses costumes, ses curiosités naturelles sur l’immense emplacement que lui réserve Earl’s Court. Cette fois l’Italie trouve à Londres un ciel bleu digne d’elle.

Aussitôt le tourniquet franchi, vous rencontrez des bersagliers ; vous n’avez qu’à choisir entre le lac Majeur, l’Isola Bella, les Catacombes, la Grotte d’Azur, le Forum, la Méditerranée, tout cela représenté très ingénieusement par une suite de panoramas, de dioramas, de toiles peintes entrecoupés d’architecture plus ou moins provisoire. Si vous êtes bon marcheur, vous pouvez parcourir en quelques heures la Péninsule, vous rafraîchir sous des treilles, vous repaître de plats locaux dans une trattoria, voir danser la tarentelle, faire l’ascension du Vésuve, que sais-je ? Il y a des théâtres, des tréteaux de foire, des marionnettes, tous les produits du Midi dans tous les genres, une exposition commerciale qui rassemble des marbres, des bronzes, du point de Venise, des verreries de Murano et des objets à deux sous ; une abondante exposition de peinture, non moins commerciale. La foule s’y presse, étonnée devant les colossales compositions alpestres et symboliques au mètre, j’allais dire au kilomètre, de cet étrange Segantini, qui vécut solitaire et pauvre dans l’unique intimité des glaciers et des avalanches et mourut jeune, tué par la montagne dont il s’était acharné, avec une constance héroïque, à surprendre, les secrets[1].

Le Pape lui-même est là escorté du cardinal Merry del Val, en effigie comme le roi Victor, comme la reine Hélène. Mais le clou de ce spectacle incohérent dans sa bizarre unité, c’est Venise, une Venise qu’il faut voir la nuit quand les étoiles électriques palpitent sur son ciel d’indigo, quand ces canaux et ces palais transportés par magie dans l’immensité d’Empress Hall vous donnent vraiment, tandis que vous vous promenez en gondole conduite par des gondoliers authentiques, l’impression brutale, désagréable à demi de la réalité. Vous glissez sous le Pont des Soupirs au son des barcarolles, — la musique aussi vient directement de Venise, — et les appels en patois vénitien s’échangent au-dessus des eaux noires où tremblent des feux ; les cartonnages ont des reflets de marbre, la lune blanchit la façade des palais. Tous les cockneys de Londres se flattent naïvement de goûter les délices des nuits vénitiennes, et, avec eux, on s’illusionne, non sans une certaine honte. Parodie, profanation, quelque chose comme la musique de Rossini entendue tout à l’heure dans l’électrophoner qui lui prêtait l’accent de Polichinelle. Ce qui est vraiment intéressant, c’est le sérieux de la foule semblable à une escouade monstre de touristes Cook. Hommes, femmes, enfans, ont l’aspect le plus respectable, tout en s’amusant comme savent s’amuser les Anglais, beaucoup plus qu’on ne le croit, mais d’une façon éminemment correcte. Point de bavardages, de questions, de plaisanteries, d’exclamations ; les plus grandes folies, les expéditions les plus téméraires se font en silence, comme, par exemple, l’embarquement sur des canots précipités d’une hauteur inquiétante dans l’écume de rapides vertigineux qui sont du Saint-Laurent plutôt que de l’Arno ou du Tibre ; et encore la navigation aérienne au moyen des airships : leur nom même n’est pas italien, mais ils font fureur nonobstant. Des familles entières s’envolent, aussi muettes que si elles étaient de cire comme ces nombreux délégués des musées Tussaud et Grévin dont la présence ajoute au prestige de l’Exposition. Bien avant dans la nuit, les fontaines lumineuses aux couleurs italiennes rouge, blanche et verte, l’incendie du lac, toutes les fantasmagories de l’électricité attirent la foule vers le chef-d’œuvre du signor architecte Giuseppe Galetti, vers l’Italie d’Earl’s Court, précédée naguère par l’Egypte, l’Espagne, Paris, que sais-je ? et qui sera suivie l’an prochain par quelque autre partie du monde au grand complet.

C’est ainsi que la montagne vient à Mahomet, Mahomet ne pouvant aller à la montagne, et pour beaucoup de gens, n’en doutez pas, l’effet doit être le même.


La montagne ne vint pas à moi, tout au contraire, elle se déroba malicieusement, lorsque je me mis à la recherche d’un édifice qui n’a rien de commun avec de modernes cartonnages, l’église normande de Saint-Barthélémy. Ce fut toute une aventure. L’amie qui m’avait signalé cette curieuse relique architecturale croyait pouvoir me la faire aborder par l’arc en tiers-point, encastré dans des bâtisses vulgaires, qui sépare l’ancien prieuré de Saint-Barthélémy des vastes espaces où se tient aujourd’hui le marché à la viande, où avaient lieu autrefois les exécutions criminelles. Mais nous trouvâmes l’église close. Elle est au bout d’un cimetière abandonné ; les pierres tombales, rongées par le temps et par l’humidité, fléchissent sur un gazon éblouissant de fraîcheur et de vie. Fraîches aussi les figures d’enfans qui, aux fenêtres des maisons d’ouvriers, non moins noires que les tombes elles-mêmes, se penchaient comme des roses épanouies vers ce champ de mort. Des débris de piliers indiquent que la nef couvrait jadis une partie du cimetière. L’endroit est lugubrement pittoresque. C’est dimanche, mais l’office est terminé, on n’ouvre plus. Personne pour nous répondre. Alors nous nous engageons dans un labyrinthe de ruelles ; il y règne le plus absolu silence dominical.

Jadis ce quartier faisait partie de la clôture des Augustins, aucune grande rue n’y fut jamais percée, et plusieurs des allées, si étroites que l’on peut se parler à travers, d’une maison à l’autre, aboutissent encore à des portes. Les noms sont caractéristiques de champs, de prairies, indiquant apparemment les terres du prieuré. On construisit peu à peu sur les anciens vergers des moines. Nous nous égarons dans ces lacets inextricables qui s’entre-croisent autour de nous comme pour nous défier d’arriver au but ; nous tournons en vain autour de l’église serrée de près par toute sorte de constructions de pauvre apparence ; sur le seuil, des bambins jouent, aussi robustes que s’ils n’étaient pas nourris dans des culs-de-sac sans air et sans soleil. Nous sommes non moins surprises de voir d’humbles petits jardins fleurir sous l’ombre noire de l’inaccessible tour. Enfin le conseil nous est donné de nous adresser à la Mission collée comme un champignon aux flancs de Saint-Barthélémy. Nous sonnons, une porte étroite s’entre-bâille ; deux ou trois marches de pierre à gravir, et nous nous trouvons dans une petite pièce où deux femmes prennent le thé en compagnie de leur chien.

L’église communique avec ce réduit. Son aspect extérieur ne m’avait en rien préparée à la noble ordonnance du dedans ; le chœur, les collatéraux et une partie de la nef bâtis par Rahere, le premier prieur, sont de pur style roman-normand ; le plein cintre s’y appuie sur de massifs piliers circulaires à bases carrées, à chapiteaux trapus, surmontés d’un triforium aux colonnes élevées, au large tympan, aux moulures en billettes, le tout effrité, noirci, comme peut l’être un échantillon non restauré des XIIe et XIIIe siècles. Ailleurs règne l’architecture perpendiculaire qui est le gothique anglais ; l’abside a été reconstruite, avec un respect scrupuleux du plan original, et dans le chœur la plupart des tombeaux restent intacts. Au nord de l’autel se trouve celui du fondateur sous un baldaquin de pierre richement sculpté au XVe siècle, mais la figure couchée dans l’habit d’un moine augustin est bien du temps de Rahère. Cet ami des pauvres, qui continuent à bénir son nom, eut une étrange histoire. Quoique ecclésiastique, il était homme de cour, célèbre par son esprit, favori du roi Henri Ier. Pendant un voyage qu’il fit à Rome, la malaria le prit et il faillit mourir : saint Barthélémy lui apparut alors en une vision tragique et lui ordonna de créer l’hôpital que nous avons vu tout à l’heure sur la grande place de Smithfield. C’est le plus ancien des établissemens de bienfaisance de la ville. Chaque année, cent cinquante mille malades environ y viennent chercher des soins gratuits ; et, en cas d’accident, ils sont admis immédiatement, à quelque heure que ce soit, car Rahere avait entendu les paroles suivantes : « Le Tout-Puissant habitera cette maison spirituelle, et la bénira et la glorifiera, et ses yeux seront fixés sur la maison jour et nuit afin que celui qui demande reçoive, que celui qui cherche trouve, et qu’il soit ouvert à celui qui frappe. » Rahere bâtit aussi l’église sur des terres dont la concession lui fut accordée par le roi, qui s’engagea solennellement à maintenir et défendre les droits de cette église autant que sa couronne même, enjoignant à tous ses héritiers et successeurs de confirmer les libertés qu’il accordait. Ce qui a été fait jusqu’à ce jour à travers les changemens apportés dans le culte par la Réforme.

Une grande piété s’attache à Saint-Barthélémy : on y vient de loin. Les dons n’ont cessé d’y affluer magnifiquement ; il n’est pas jusqu’à une pauvre ouvreuse de bancs qui n’ait légué six cents livres sterling, économisées sou à sou, pour la construction d’une chaire. Aussi son nom est-il gravé sur le marbre. Quelques monumens, survivant à d’autres aujourd’hui détruits, rappellent des noms plus illustres, ceux de nobles paroissiens à l’époque où Saint-Barthélémy n’était pas une paroisse de petites gens. Un sir Robert Chamberlayne, mort en 1615, est à genoux sous un dais supporté par des anges ; deux têtes d’époux du temps d’Elisabeth sortent de lucarnes carrées comme pour prêter encore dévotement l’oreille au sermon ; un trésorier de cette grande reine, sir Walter Mildmay, trop puritain pour permettre qu’on lui consacre une statue d’albâtre, porte cependant sur son tombeau une multitude d’écus armoriés qui rappellent les alliances illustres de sa famille ; il y a aussi des figures de la période jacobite en hautes collerettes. De curieuses épitaphes se laissent déchiffrer. La devise qui représente une flèche traversant un tonneau, sur le balcon en saillie au sud du chœur, est celle du prieur Bolton, qui acheva l’église au XVIe siècle.

Restent à voir les fonts baptismaux de forme octogone où fut baptisé Hogarth, dont le père était correcteur d’épreuves dans une imprimerie voisine ; en sa qualité d’enfant du quartier, l’auteur du Mariage à la mode, crut devoir décorer l’escalier de l’hôpital d’un Bon Samaritain et d’une Piscine probatique qui n’ont pas le mérite de ses immortelles caricatures.


L’architecture romane, soit normande, soit de transition, et le gothique sont certainement les styles qui conviennent au ciel nuageux et au climat humide d’Angleterre. Les emprunts qu’a faits ce pays du Nord à la renaissance italienne et à la Grèce ne lui ont jamais réussi et on peut regretter que la nouvelle cathédrale catholique de Westminster, maintenant bien près d’être achevée, soit de style byzantin. Il est facile du reste de comprendre pourquoi. Le cardinal Vaughan, en excluant le gothique, d’abord proposé par l’architecte, a voulu écarter toute comparaison avec l’abbaye du même nom. L’érection d’une église métropolitaine avait été le rêve du cardinal Wiseman et du cardinal Manning ; mais ces deux prélats s’imposèrent longtemps le devoir d’appliquer toutes leurs ressources « à la fondation d’une église spirituelle » dans le diocèse de Westminster, c’est-à-dire qu’ils concentrèrent d’abord leur zèle infatigable sur les écoles catholiques jusqu’à ce que les enfans pauvres du troupeau eussent été mis à l’abri des influences protestantes. Ceci fait, sans qu’aucune opposition y eût été apportée, — oh ! heureuse et libre Angleterre ! — le cardinal Vaughan pensa qu’il était temps de prendre une part ostensible, éclatante, au mouvement religieux qui jusque-là s’était plutôt dissimulé dans d’humbles chapelles. Le terrain de Carlisle Place fut acheté et ceux qu’on appelle les pionniers de l’entreprise, le duc de Norfolk en tête, ayant fourni le tiers environ de la somme nécessaire, les travaux commencèrent assez promptement, tandis que continuait la souscription.

Depuis le jour de l’Ascension 1902, les chants liturgiques retentissent chaque jour sous les hautes voûtes. Celles-ci n’ont pas encore leur revêtement de mosaïques et ne me paraissent que plus belles dans cette nudité. L’immense vaisseau de brique d’un brun rougeâtre sur le modèle de Sainte-Sophie de Constantinople et des églises de Ravenne, perdra, je crois, à l’excès d’ornement. Deux ou trois chapelles, déjà toutes scintillantes de marbres précieux, semblent rapetissées par leur trop tapageuse décoration. La partie extérieure est entièrement terminée ; on en peut juger autant que le permet le manque de place. Autour d’un pareil édifice il faudrait un espace libre et vaste à proportion, qui permît d’embrasser l’ensemble. Faute de recul, on se sent comme écrasé par cette lourde masse de brique rayée de blanc. En vain nous dit-on que le porche principal est plus grand que celui de Saint-Marc de Venise et le campanile appelé tour Saint-Edouard, plus haut que les tours de l’abbaye de Westminster ; ni Saint-Marc ni l’abbaye ne sont cependant égalés. Il est vrai que de toutes parts est visible, du moins, le campanile avec son dôme de métal, et le symbole de la croix qui le surmonte domine la grande ville protestante. C’est une prise de possession hardie, une revanche de l’obscurité passée, quoiqu’il y eût déjà de jolies églises catholiques à Londres, l’église des jésuites de Farm-Street entre autres, celle que j’ai le plus fréquentée. J’y payais un shilling ma place à la grand’messe.

Les fidèles de chez nous s’accommoderont-ils facilement de cette conséquence inévitable de la séparation de l’Eglise et de l’Etat ? Il n’en faut pas douter. Nous ferons le nécessaire ; nous n’oublierons pas que les pauvres qui se procurent à grand’peine le pain matériel, ne tiendraient peut-être pas assez, sans l’aide de leurs frères plus favorisés, à la nourriture de l’âme. Ce qu’on donne en Angleterre pour les écoles catholiques et pour les frais du culte, nous voudrons le donner aussi, — quoique la tâche doive être autrement difficile, dans les campagnes surtout que délaissent nos grands propriétaires. Beaucoup de problèmes résolus en ce pays plus riche et plus libre que le nôtre vont nous être proposés. Des points d’interrogation se dressent auxquels l’avenir seul saura répondre.


Combien de conversations intéressantes accompagnent pour moi ces promenades dans Londres ! J’ai dit que le monde était déjà dispersé, mais il y a toujours des passans qui ne font que camper chez eux entre deux absences. Partager ce campement est un privilège. Vos hôtes sont en ville incognito, à l’heure où l’on n’y doit pas être ; ils sont prêts à entreprendre avec vous toute sorte d’expéditions plus ou moins incorrectes dans des quartiers inexplorés ; la glace des conventions est rompue ; vous les avez tout à vous dans un rôle, amusant pour eux aussi, de compagnons de voyage. Causerait-on aussi bien au milieu du formalisme de leurs réceptions qu’on le fait en parcourant à deux le British Museum ou la galerie des Portraits historiques ? Là ils vous apparaissent munis d’un bagage de connaissances que vous ne leur soupçonniez pas, ne les ayant rencontrés auparavant que sur le terrain assez plat des relations purement sociales. Rien de tel pour élever le niveau de la conversation que d’y admettre en tiers les marbres des Phidias, les Parques et le Dionysos, si vous voulez, ou seulement les Stuarts idéalisés par Van Dyck, les Tudors dénoncés par Holbein, Cromwell, cet homme d’airain dans une armure de fer, le divin visage de Keats qui, mort, semble sous la glaise humide sourire à un rêve de génie. Que sais-je ?… Voilà des présences suggestives qui vous élèvent au-dessus de vous-même et mettent en déroute la banalité.

Quelques salons, d’ailleurs, tardent à se fermer : j’ai passé des heures inoubliables, en contact avec l’un des esprits de femmes les plus vifs et les plus délicieusement optimistes que je connaisse, un esprit que des origines celtiques ont marqué de leur empreinte et qui a le charme de ces ciels d’été où s’embrouillent la pluie et le soleil. Autour de nous les précieux objets d’art hérités de cette étonnante caillette du temps de Charles II, Samuel Pepys, et, se déroulant sous nos yeux, la vue des jardins de Kensington, qui seraient magnifiques sans le malencontreux monument du prince Albert.

D’autres heures encore, courtes comme des minutes, chez une survivante, restée jeune, du cercle d’amis auquel appartinrent les Browning, les Thackeray, les Brontë, et parmi eux, l’un des anciens collaborateurs de cette Revue qui fut le premier à nous parler de Ruskin et de son esthétique, Joseph Milsand. Miss Alice Corkran est en train de publier ses propres souvenirs qui commencent à Paris où elle est née, où elle vit, toute petite, plusieurs de nos gloires littéraires, Alfred de Vigny et Brizeux entre autres, passer dans le salon de sa mère. Récemment elle nous a donné un livre très bien fait sur Leighton. J’aime cette consécration, fréquente en Angleterre, d’un talent littéraire au culte des amis disparus. Il sied aux femmes d’entretenir ainsi d’une main pieuse le feu sacré.

Mrs Ritchie, dont le talent de romancier brilla d’un éclat si pur et si délicat au temps où elle signait Miss Thackeray, écrit aussi en ce moment des pages de réminiscences où se retrouvera, j’en suis sûre, l’accent très particulier de sa conversation ailée, capricieuse, pleine de naturel, de spontanéité. J’apprends à connaître, tout en l’écoutant, son glorieux père et son cher papa qu’elle confond dans une même adoration familière et prosternée tout ensemble. Thackeray en personne semble m’accueillir dans ce joli hôtel de Saint-George Square. Mon premier regard tombe sur un dessin de Lawrence : cette puissante carrure, cette forte tête, ces traits ramassés, ces yeux de bonté, ce front superbe, cette bouche où l’humour trace le pli d’une ironie sans amertume, comment les méconnaître ? Voici la large chaise de velours où il avait coutume de se reposer ; sur cette petite table Louis XVI à chevalet il dessina beaucoup, car Thackeray comme George Sand avait volontiers le crayon à la main pour s’aider à penser. En feuilletant les grands albums bourrés pour la plupart de croquis de voyages, j’entrevois le côté le plus enjoué, le plus aimable de sa nature. Il vit beaucoup de pays, revint souvent au nôtre, où s’était déclarée sa vocation, alla jusqu’en Amérique 3t y laissa le sillage d’un astre étincelant disparu trop vite. Ses enfans le rappelaient, les deux jeunes têtes blondes dont Watts a ébauché les chevelures d’or et le teint laiteux émergeant d’un brouillard.

Avec révérence je touche les manuscrits de l’auteur de Pendennis et de Vanity fair. Je n’en avais encore vu que quelques échantillons dans les vitrines du musée de Kensington, et ils m’avaient frappée par la netteté de la fine écriture de myope, très serrée, admirablement régulière, par le peu de retouches qu’ils indiquent, tandis que les manuscrits de Dickens sont, au contraire, chargés de ratures.

Mrs Ritchie me dit que son père écrivait et même dictait très vite, tout le travail, non seulement d’imagination mais encore de correction, se faisant dans sa pensée sans cesse à l’œuvre.

Les premières éditions reliées de tous les romans de Thackeray garnissent une petite bibliothèque, avec la copie du dernier, Denis Duval, qui demeura inachevé. Tout ici est consacré à une chère mémoire, tout révèle les origines distinguées, les belles amitiés littéraires de ce parfait homme de lettres qui fut aussi un parfait honnête homme, un homme de foyer. Sur les murs, un aïeul en habit rouge, quelques esquisses de maîtres, un beau portrait d’enfant de l’école française du XVIIIe siècle qu’on me dit être celui du dauphin Louis XVII, un éventail peint par Watts, pour Annie Thackeray. Watts peintre d’éventail ! On croit voir les mains du géant s’ingénier à la création futile d’un joujou. Ce sont des fantaisies pseudo-japonaises auxquelles s’entremêlent bizarrement des paroles de Conan Doyle.

Cette initiation à la vie intime de Thackeray a été continuée pour moi par sa petite-fille dont il eût pu s’inspirer pour tracer le type idéal de la jeune fille anglaise. On n’admire bien que chez elle, dans l’atmosphère où elle a fleuri, cette vierge libre et réservée, fière et timide, enthousiaste et maîtresse d’elle-même, the english girl, trop peu connue en France, sauf au point de vue des sports.

J’en ai vu dernièrement deux exemplaires dont la rare beauté physique s’embellissait d’une simplicité plus rare encore. L’une, servant le thé dans le salon clair de Saint-George Square, au milieu des reliques de l’aïeul illustre, l’autre, étudiante au collège de Newnham, qui se rattache à l’université de Cambridge, et passée de là dans le laboratoire Faraday où elle est admise, seule et première chimiste de son sexe. Où la conduiront ses hautes études scientifiques entreprises par pur amour de la science ? Elle suivra sa carrière à moins que le mariage n’intervienne. Conçoit-on un meilleur état d’âme ? Elle pourra devenir la plus saine, la plus raisonnable, la plus éclairée des mères de famille ; le célibat, si elle le garde, sera chez elle plein de grâce, et le genre de féminisme qu’elle incarne, si absolument dépourvu de prétentions, obtiendrait partout les suffrages des hommes, voire même celui des femmes.


Oui, la vie estivale de Londres vous réserve des momens que tout le fracas de la « saison » ne vous donnerait pas, mais ce que je lui trouve surtout de délicieux, c’est qu’elle se passe en grande partie à la campagne. Il fait trop chaud pour voyager ; les châteaux, les cottages retiennent encore leurs heureux possesseurs et les Anglais, de quelque condition qu’ils soient, ont la passion d’héberger leurs amis. Lettres et télégrammes m’arrivent coup sur coup, réclamant ma visite ici ou là. Je commence à connaître les principales gares, — il n’y en a pas moins de quatorze — et chacun sait que tout s’y arrange de manière à simplifier singulièrement départ et arrivée, les malles n’étant ni enregistrées, ni examinées. La circulation libre, les employés nombreux, tous à leur poste, indiquent assez que l’on est au pays par excellence des déplacemens.

Huit jours exquis entre tous dans les bois enchantés d’Ascot qui continuent le grand parc de Windsor et firent longtemps partie du domaine royal. Parce qu’ils ne sont morcelés que depuis une centaine d’années, il n’y faut point chercher d’anciennes demeures ; en revanche, les chênes ont un âge légendaire. À leur ombre s’éparpillent de rians cottages ; un village plein de ressources, pourvu d’une jolie bibliothèque, de boutiques et de bazars dignes d’une ville, s’est construit sous les auspices de l’immense hippodrome.

Les courses attirant chaque année des milliers d’étrangers sont une cause de prospérité pour le pays ; le 2 juin, jour de la Coupe, est une hégire à proprement parler. Rien de plus laid d’ailleurs que le grand Stand dégarni de tout ce qui brille, de tout ce qui bruit dans ses tribunes et dans l’enceinte de son cercle magique ; ce n’est plus qu’une colossale et morne armature dont ‘on se figure difficilement l’aspect à l’heure où s’y montrera l’Angleterre royale et aristocratique, — car les courses d’Ascot sont, chacun le sait, la fête du grand monde et de la fashion, comme Epsom est la fête du peuple en masse, l’amour sincère et passionné du cheval étant commun à toutes les classes de la nation ; Les belles toilettes sont inaugurées à Ascot, les beaux équipages y affluent ; cette monotone étendue plane, qui dégage l’ennui lorsqu’on la regarde au repos, se montre alors vibrante d’excitation, grouillante de spectateurs, dont les chapeaux forment comme une houle grise ; la spéculation y fait et y défait des fortunes. Aujourd’hui le temple du sport est vide, le dieu, les fidèles sont absens ; je n’ai qu’à lui tourner le dos, puisque aussi bien mon chemin est d’un autre côté, vers le bois.

Il n’y a presque, au sortir de la station, qu’à pousser une barrière rustique ; derrière se déroule et monte un sentier qui ressemble à ceux des gorges d’Apremont, tout embaumé d’odeurs résineuses, veiné de grosses racines dont les nœuds percent le sable et soulèvent l’épaisse jonchée des aiguilles de pins. À peine tracé parmi les hautes fougères, ce chemin débouche, dans un jardin, devant le cottage, puisqu’il faut appeler ainsi ce groupement pittoresque de toits de brique, de pignons, de Windows ventrus où les fleurs jouent un rôle important. A tous les balcons, à toutes les fenêtres retombe une frange odorante d’œillets, penchant vers nous leurs figures, comme me le fait remarquer l’inventeur de cette jolie décoration. Une galerie couverte rattache l’habitation proprement dite à l’atelier coiffé de chaume, où le maître de céans a rassemblé les objets curieux recueillis en ses voyages, les aquarelles très renommées qui lui permettent d’emprisonner tout vifs dans ses cartons l’Egypte, la Californie, la Sicile, la Grèce, l’Espagne, l’île de Crète, l’Italie surtout et l’Orient, sans préjudice des pays du Nord. Oh ! l’aspect charmant de cet atelier ! Tout y est une fête pour les yeux, choses et gens, quand devant le chevalet où défilent un à un de beaux paysages, avec le récit rapide des incidens qu’ils évoquent, se groupent des admiratrices attentives, produisant elles-mêmes dans la grande pièce un effet d’ornement, jeunes voisines de campagne en jupe écourtée pour la marche, sveltes, agiles, curieuses, qui reconnaissent vite ceci, cela, car elles aussi ont voyagé et elles se promettent bien de voyager encore.

Ou bien les visites sont reçues dehors, sur la pelouse que, chaque matin, je vois des mains vigilantes épousseter, balayer comme un tapis. La table à thé avec ses accessoires d’argent et de cristal étincelle au soleil, et durant une partie de l’après-midi les voitures, les autos se succèdent, amenant des visiteurs qui s’asseyent quelques instans, grignotent un sandwich et repartent.

L’atelier l’a trahi, vous êtes chez un artiste, tout homme du monde qu’il soit : artiste à bien des titres, le pinceau et la plume à la main, romancier, poète, musicien, auteur dramatique. Les lecteurs de la Revue le connaissent ; pourquoi ne pas nommer Hamilton Aidé ? Il a fait de sa demeure un écrin de choses rares, disposées avec le goût qui lui est propre, et dans cette retraite élégante autant que studieuse, passent des hôtes de tous pays ; leurs noms inscrits au livre des visiteurs vous font rêver de Décamerons cosmopolites dont est vraiment digne ce cottage esthétique. A-t-on fini de causer, il reste à regarder les collections considérables d’autographes précieux, écritures et dessins On peut s’attarder aussi dans la bibliothèque aux murs revêtus du beau cuir doré, patiné par le temps, des éditions anciennes, ou s’isoler au jardin pour lire, pour rêver, tantôt dans la vieille Angleterre et tantôt en Italie, selon le temps. La vieille Angleterre, c’est l’abri frais et ombreux d’un grand chêne ; l’Italie, la treille ensoleillée devant laquelle une vasque antique retient un oranger. À moins encore qu’une promenade en voiture découverte ne vous emmène sous bois à travers l’intense verdure coupée de rais de lumière qui, en larges taches mobiles, jouent et se brisent sur l’herbe épaisse.

Nous roulons parmi les souvenirs historiques, car les rois fréquentèrent beaucoup Ascot, en grand apparat, pour les courses, ou de façon plus discrète, comme Charles il par exemple, qui venait y chercher Nell Gwynn. Nous passons devant Frognel où elle l’attendait.

J’avoue mon indulgence pour cette maîtresse de roi qui savait à peine lire et ne parvenait à signer une lettre de change qu’en se faisant guider la main. Elle est la seule des beautés de ce harem royal où figurèrent tant de grandes dames qui laissa dans la mémoire du peuple le souvenir de sa bonté. Les autres ne firent que s’enrichir ou gaspiller les dons royaux ; elle, la petite marchande d’oranges, fonda un hôpital qui, jusqu’à nos jours, perpétue ses bienfaits. Et puis, allez la voir à la Galerie nationale des portraits, et vous aurez compris ; ses nobles rivales la font valoir, toutes somptueusement débraillées, la blanche et indolente Middleton en bergère, la Castlemain, gorge au vent, avec ses tresses dénouées de bacchante, toutes sans plus d’esprit au demeurant que la merveilleuse Hamilton, sauf cette duchesse de Portsmouth dont la physionomie froide et rusée ne dit d’ailleurs rien qui vaille, tandis qu’elle étend la main vers les richesses de l’Océan que lui présente un petit nègre dans une conque de nacre. Le Roi au milieu d’elles porte sur sa longue figure pâle aux grands plis flasques, la lassitude du plaisir. On conçoit sa prédilection pour Nell Gwynn, à laquelle il revenait toujours. Cette plébéienne a pour elle sa franche et mutine gaillardise, l’insouciance hardie de sa petite tête naturellement frisée aux grands yeux limpides. La joie de vivre relevée d’un grain de gaminerie émane de toute sa printanière personne. Elle dut être amusante. La chronique insiste sur sa grossièreté. Grossière, soit ; mais tout était grossier d’une façon ou d’une autre à la cour de Charles II ; les grandes dames de ce temps-là ont l’air de filles. Nell Gwynn en était une tout de bon et elle eut le mérite de mourir jeune. Son ombre flotte légère dans le demi-jour verdissant de ces bois de féerie qui entendit son rire et qui la vit passer, telle que Lely l’a peinte, irrésistible…

Notre heureuse flânerie continue sous les chênes trapus maintes fois séculaires, étirant leurs membres énormes, chargés d’un lourd fardeau de feuillage, au-dessus des routes silencieuses. Devant nous les barrières s’ouvrent avec cette hospitalité qui permet de passer d’une propriété particulière dans une autre. On la voudrait moins habitée par les hommes cette forêt digne de servir de théâtre au Songe d’une nuit d’été ; il y a un peu trop de cottages, si fleuris qu’ils soient ; ce n’est en somme qu’un très grand parc, d’une moindre étendue que notre forêt de Fontainebleau et beaucoup moins accidenté, mais les arbres gigantesques sont en plus grand nombre ; le climat d’Angleterre est apparemment favorable à leur longévité.

Il y en a d’extraordinairement beaux sur les terres de lady S… qui a quitté, jadis, l’un des grands noms de France, pour un nom de la meilleure noblesse anglaise. Je lui rends visite dans la vaste habitation classique à péristyle et à colonnes, où elle tient ses états presque toute l’année ; et je la retrouve, en dépit du temps écoulé, avec les traces encore visibles de la beauté que j’avais admirée à Paris. Des amis venus d’un château de la Loire, entourent son fauteuil ; j’ai grand plaisir à entendre rappeler dans notre langue commune des souvenirs de chez nous, à reconnaître le goût français dans l’ameublement de ce salon. Un charmant portrait de femme par Gérard semble se mêler à la conversation où domine une note de rancune violente contre tels hommes, tels événemens qui compromettent la France aux yeux de l’étranger. Cette rancune n’est que l’envers du grand amour qui subsiste pour le sol natal chez cette transplantée, si enviable qu’ait pu être la part que la destinée lui a faite dans sa nouvelle patrie.

Le parc-forêt n’est pas le seul trait caractéristique d’Ascot ; il y a aussi le bog, le marais ou plutôt la lande en fleur ressortant rose et violacée sur le noir d’un rideau de pins. Le bog porte à courte distance l’une de l’autre les deux églises protestante et catholique ; la seconde se rattache à un couvent de Franciscains. J’y rencontre une congrégation peu nombreuse ; le hasard m’a placée auprès du bibliothécaire du village, ancien zouave pontifical qui administre un legs de livres et de journaux dont tout le monde profite. L’assistance me paraît, comme il arrive souvent en Angleterre dans les églises catholiques, de condition modeste ; cependant une personne haut placée y figure ; celle qu’on n’appelle que la Rani, comme s’il n’existait qu’une Rani au monde. N’allez pas croire, comme je le fis, à une princesse indienne ; il s’agit de la fille d’un voyageur célèbre mariée à un rajah, lui-même de race anglaise ; l’éducation de ses enfans lui a fait quitter Bornéo.

L’un des cottages du bog abrite, sous les roses, la personnalité intéressante d’une ancienne dame d’honneur de la reine Victoria, femme de goût et d’esprit, beaucoup plus indépendante en ses idées que ne le sont d’ordinaire les gens de cour. Sa conversation abonde en saillies et en paradoxes qu’on aimerait à noter. Elle connaît à fond la littérature française et témoigne une indulgence singulière à nos romans les plus hardis, pourvu qu’ils ne traitent pas de ce vieux sujet rebattu et de mauvais ton, l’adultère. Tout le reste la trouve clémente, à la condition qu’il y ait du talent, mais sur ce chapitre elle ne transige pas : le second best, la seconde qualité qu’on fait trop souvent passer pour la première, encourt ses mépris. Le socialisme ne l’effraye guère ; elle n’a aucune peur surtout des socialistes du grand monde. Elle dit à l’un de ses amis qui affecte d’être dans ce mouvement : — Très bien, faites des serrures si vous pouvez ! — Les mots tombent de sa bouche, amusans ou dédaigneux, frappant juste. Elle devait tenir à sa souveraine très agréable compagnie et ne pouvait dans un palais avoir plus grand air qu’elle ne l’a dans son cottage ou plutôt devant son cottage, sur la pelouse, jonchée de tapis où des parasols d : étoffe japonaise abritent tout un établissement pour écrire, pour travailler, — pour causer, cela va sans dire.

Ascot sert de cadre en somme à des figures que je n’oublierai pas plus que le paysage même sur lequel, chacune avec ses qualités propres, elles ressortent quand les évêque ma pensée. Groupe de ladies dans toute la force du terme, arrivées à ce moment de la vie où il faut pour continuer à plaire autre chose que de la beauté et accomplissant sans effort cet exploit difficile. M. Taine, dans ses Notes sur l’Angleterre où chaque observation est juste, a rendu hommage à la distinction sereine des Anglaises de cet âge et de cette condition ; il a même constaté qu’elles s’habillaient admirablement, sans souci exagéré de la mode, ce qui est vrai aujourd’hui encore L’une de ces dames est parente du colonel Younghusband dont l’entrée triomphale à Lhassa vient d’assurer un si grand succès en Asie à la politique anglaise. Nous parlons de lui. Au milieu de toutes les louanges qui s’adressent à l’explorateur et au soldat : — Oui, dit-elle, il est très bon, l’obligeance même. Quand dans la maison quelqu’un a besoin d’un écheveau de soie, c’est toujours lui qui se trouve là pour courir le chercher. — Cet humble mérite accordé à celui qui a forcé les portes de la Ville Sainte et mis en fuite le Dalaï Lama, est si imprévu que je ne puis m’empêcher de rire. Mais il faut voir là une preuve de cette absence de fuss, d’embarras ; si remarquablement anglaise.

Et quelle simplicité dans le patriotisme, révèle cette réponse d’une mère qui a perdu son fils, jeune homme de grand avenir, aux colonies où ses deux autres fils servent encore dans les armées de terre et de mer ! Je lui parlais de son propre courage et de ses sacrifices. Elle répliqua en me citant un vers connu : « C’est par nos fils que se fait l’Angleterre ; ils la font, vivans ; ils la font, morts. » Et elle avait, avec ces paroles stoïques sur les lèvres, une grosse larme dans les yeux. Comment douter de la force d’un pays où l’amour maternel lui-même sait ainsi se contraindre, faire passer avant tout l’honneur de la nation !

Nous causons beaucoup d’œuvres sociales. Mrs W… s’intéresse à un asile d’infirmes fondé par sa sœur au bord de la mer pour y recevoir une trentaine de vieillards parmi les plus pauvres et les plus abandonnés qui soient sur ses domaines. Elle veille à ce qu’ils s’occupent dans la mesure de leurs forces, elle assure à leurs dernières années la somme nécessaire de douceurs et de distractions. L’idée lui était venue d’établir une maison de retraite semblable dans le midi de la France où elle va souvent, mais Mrs W… s’est heurtée à toute sorte de difficultés administratives. En Angleterre la bienfaisance privée s’exerce sans autant de contrôle ; elle est encouragée plutôt que contrariée ou même réglée à l’excès, et les pauvres en profitent.

Individualité, liberté, voilà vraiment les deux mots d’ordre de l’Angleterre, dont la prospérité semble croître sous un roi de plus en plus populaire, qui vaque très activement à tout ce que négligeait sa mère, accablée d’abord par la tristesse, puis par l’âge. Il est allé en Irlande et il s’y est fait acclamer. D’après ce que je recueille de côté et d’autre, il montre en général une sagesse et une entente des affaires, dont l’occasion ne s’était pas présentée pour lui de donner la preuve, tant qu’avait duré sa longue jeunesse de prince de Galles. Les Anglais se montrent ravis du brillant réveil survenu chez eux. Ils ne semblent pas mécontens non plus de l’état actuel de la France, sauf en ce qui concerne l’alliance russe. Mais ceci est un sujet à laisser de côté ; quand l’étranger trouve que tout va bien en France, c’est évidemment qu’elle ne lui apparaît pas plus forte, plus puissante, plus belliqueuse qu’il ne convient à la sécurité de ses voisins !

Henry James, le romancier américain, auprès de qui j’ai eu ! l’heureuse fortune de passer quelques jours, chez des amis communs, me dit que Daudet, voyageant en Angleterre, ne cessait de répéter : — Tout cela est bien beau, mais comme je suis loin de mon pays ! — Lui-même est d’avis qu’Anglais et Français ne peuvent arriver à s’entendre, l’accord étant impossible entre deux civilisations également raffinées, mais établies sur des fondemens tout à fait opposés. Il est possible que l’extrême subtilité de son esprit lui fasse exagérer les différences ; en admettant même qu’elles existent à ce degré, le contact, il me semble, n’en serait pas moins utile et les deux peuples ne pourraient qu’y gagner en s’empruntant quelques qualités l’un à l’autre.

Pour sa part Henry James habite depuis beaucoup d’années l’Angleterre ; la psychologie où il est passé maître s’y est affinée, quintessenciée à l’excès ; il est aussi éloigné que possible de ce qui semble trop cru, trop primitif en Amérique. Et voilà qu’il y retourne à présent !… Eh bien ! je suis persuadée que le voyage qu’il va entreprendre, presque un voyage de découvertes, au pays natal après si longtemps, lui portera bonheur, qu’il se retrempera dans ce qu’il appelle la sauvagerie, que son grand talent reviendra fortifié par une bouffée d’air libre. Nous profitons, dussions-nous en souffrir, dans nos manies, ou dans notre amour-propre, de l’espèce de contradiction qui se dégage de la rencontre de mœurs et d’idées qui ne sont pas les nôtres. Nous profitons en somme pour notre développement de toutes les rencontres, de toutes les expériences de la vie, et s’efforcer de les multiplier, au lieu de s’endormir figé dans le statu quo des habitudes, est peut-être un devoir.


Ce matin, en partant pour Hastings, j’ai pris quelques roses de la main d’une des bouquetières, qui sont en nombre aux portes de la gare Victoria, toutes vêtues à peu près de même ; un châle de tartan, noué derrière le dos, les grossit et les engonce, leur chapeau informe porte parfois une plume lavée par la pluie. Elles tendent gauchement leurs fleurs mal arrangées, sans un mot, sans un sourire. Il y en a de belles. Celle qui me vend ses roses jaunes à demi fanées a des grappes épaisses et luisantes de cheveux noirs, bizarrement ramenées de chaque côté du front et de grands yeux bleu de mer ; mais l’espèce des jolies filles du peuple, agaçantes et coquettes, n’existe pas à Londres. Timide ou grossière la coster girl n’a pas le geste engageant ; elle ne s’entend ni à parer sa marchandise, ni à l’offrir avec gentillesse. En lui achetant son affreux bouquet serré comme une botte de légumes, je ne voulais que regarder celle-ci de près. J’ai entendu de plus l’accent nasal et perçant de sa voix ; cela me suffit.

En route maintenant ! Le train est bondé, un temps radieux attirant la foule sur les plages en vogue du Sussex. Je n’en suis plus à m’étonner que tant de gens élégans montent en troisième classe. C’est reçu ; la vanité n’a rien à voir ici dans les modes de transport et il y a beaucoup moins de différence qu’ailleurs entre les wagons, tous suffisamment confortables. Riches ou pauvres, les voyageurs ont leurs aises.

Le trajet, de deux heures environ, s’effectue sur un chemin charmant, sauf les tunnels qui se succèdent en sa première partie. Quelques ruines de vieux châteaux donnent de l’accent au paysage. De distance en distance, s’arrondissent sur la d’une de grosses tours qui sont autant de forts. Sans se montrer encore, la mer se laisse deviner très proche. On descend rapidement vers elle et bientôt je la vois, bleue et scintillante sous le soleil d’août. Chaque station est maintenant une plage plus ou moins à la mode. Des jeunes gens en costumes de golf et de tennis, des jeunes filles hâlées viennent à la rencontre du train ; beaucoup de bicyclettes.

Saint-Léonard et Hastings reliés l’un à l’autre par une longue esplanade, ne font qu’une seule et même ville, mais en deux parties très distinctes : la première, dont la réputation, celle de posséder les plus beaux bains et le plus doux climat de l’Angleterre, ne commença qu’à la fin du XVIIIe siècle ; la seconde gardant sa physionomie de vieux port historique antérieur à Guillaume le Conquérant. Il y a une centaine d’années, Hastings était encore un repaire de contrebandiers. Quelques-unes des meilleures familles locales descendent de ces braves bandits.

Une amie m’attend, Mathilde Betham Edwards, la romancière. Aussitôt réunies, nous tournons le dos à la plage, où des banderoles flottent à la brise sur les constructions bariolées qui représentent l’établissement des bains, et nous remontons vers la petite ville qui donna son nom à la fameuse bataille livrée sur les hauteurs, à trois lieues de là.

Mon amie n’admire et ne veut connaître que le Hastings qu’elle habite, le Hastings des peintres et des poètes, celui où Byron écrivit quelques-unes de ses admirables lettres, the Green Hastings, le vert Hastings auquel Charles Lamb dédia des pages exquises. Turner, Hunt, d’autres peintres célèbres vinrent immortaliser la jolie perspective de Minnie’s Rock, un ancien ermitage, et les falaises où s’appuie le marché au poisson.

— Votre paysagiste, Daubigny, me dit Miss Edwards, a séjourné aussi dans nos vieux quartiers, enthousiasmé de plus en plus par les flottilles de petits bateaux de pêche et les vallons qui se creusent entre la mer et les dunes.

Déjà, moi aussi, je m’enthousiasme. Au sommet de la colline de l’Ouest, le peu qui reste du château de Guillaume le Conquérant s’écroule noir sur le ciel clair. Au-dessous, les cavernes de Saint-Clément rappellent l’ère aventureuse de la contrebande, et à l’entrée de ces grottes creusées d’abord par l’extraction du sable, la tour gothique d’une église porte encore la trace des balles tirées par la flotte française et hollandaise en 1720. L’église de Saint-Clément est peut-être la dernière où tinte encore le couvre-feu. Ce couvre-feu, Guillaume le Conquérant l’institua et Gray l’a chanté.

Lentement notre voiture découverte escalade High Street : le trottoir s’élève au-dessus de la chaussée à une telle hauteur qu’on se demande comment toute la marmaille pullulante du quartier ne se rompt pas le cou en courant au bord de ce précipice. Et, tout le long, de vieilles maisons pleines de caractère bombent la brique de leurs façades, la brique rouge foncé qui prend de si beaux tons dans les climats humides. L’importance de l’église Sainte-Marie-Etoile de la Mer, indique que Hastings renferme un certain nombre de catholiques ; construite en galets luisans et rugueux, elle est le don d’un poète, Coventry Patmore. Il la consacra pieusement à la mémoire de sa seconde femme qui, convertie par le cardinal Manning, l’avait amené lui-même au catholicisme. Non loin de là se dresse la tour protestante du vieux temple de Tous les Saints. Mais mon amie m’explique que Hastings est surtout non conformist, contrairement à Saint-Léonard, qui est tout à fait high church ; et, à l’honneur de l’église libre, elle ajoute que le plus vigoureux toile contre la guerre anglo-boër est parti de Hastings, les dissidens ne manquant jamais de se mettre à la tête des mouvemens libéraux. Miss Edwards n’a pas besoin d’ajouter, car je le sais comme tout le monde, qu’elle a été l’interprète courageux et persévérant de cette protestation à travers la presse.

Nous gravissons toujours : deux rues suffisent à remplir l’étroite vallée, entre les deux falaises avançantes : la rue Haute où nous sommes et la rue de Tous les Saints, qui descend vers le quartier des pêcheurs avec ses bateaux épars sur le sable et ses grands abris noirs où sèchent les filets. Ce qui est unique si près de la mer, c’est la belle végétation, le luxuriant feuillage. J’admire surtout les ormes qui montent vers le cimetière. Malheureusement des avenues entières de ces arbres, qui étaient la gloire de Hastings, sont tombées pour livrer la place à d’assez laides bâtisses, et les peintres ne sont pas seuls à le déplorer.

Il faut que nos chevaux aient des pieds de chèvre pour nous hisser jusqu’au sommet de la falaise ; là, de petits jardins remplis de fuchsias arborescens, de myrtes et de grenadiers en pleine terre, bordent les cottages alignés. Celui qui me reçoit est un des plus petits. Préservé du vent par le dernier contrefort, il domine la mer, le château, la ligne sinueuse des toits brunâtres de la ville, pressés les uns contre les autres et que refoulent à droite, à gauche les escarpemens herbeux où s’éparpille le bétail. Chaque soir, à travers le silence qui enveloppe les collines, des feux s’allument partout, un à un, et, dans le port, un incendie semble errer sur les flots, c’est le fire ship, le brûlot qui se promène. Ce joli nid d’artiste et de philosophe, énergiquement défendu contre l’invasion du monde, fut légué à l’auteur de The King of the Harvest et d’A Suffolk Courtship[2] par sa cousine Miss A. -B. Edwards, la voyageuse qui a laissé de reconnaissans souvenirs en Égypte où elle passa une partie de sa vie, plongée dans de sérieuses études, et qui fut la fondatrice à Londres de la première chaire d’égyptologie. La villa Julia, comme on la nomme, abrite le travail assidu d’une très féconde romancière qui, de son côté, a bien mérité de la France par l’amour si intelligent qu’elle lui porte. Plusieurs des livres de Miss Betham Edwards sont faits pour expliquer l’une à l’autre deux voisines qui se connaissent trop peu. Elle a tout vu de notre pays, l’Algérie comprise, et ses jugemens sont d’une amie ; non qu’elle nous flatte cependant : elle fait mieux, elle nous rend sympathiques en disant la vérité.

Dans ses récits d’excursions à travers nos provinces, elle a signalé des beautés auxquelles avant elle on n’avait guère pensé, par exemple les Gausses du Tarn, que sa plume contribua jadis à mettre à la mode. Le joli voyage en zigzag, A l’Est de Paris, est consacré aux aspects modestes d’une région qui ne s’impose pas comme bien d’autres à l’attention des touristes. La voici, Ursule Mirouet en poche, qui se promène d’un petit village à l’autre sur la lisière de la forêt de Fontainebleau ; ses croquis de paysans sont plus justes que ceux de beaucoup d’observateurs français ; elle enregistre les détails de la plus humble vie ; elle dit ce qu’elle voit, ce qu’elle entend. Libre penseuse et républicaine (par sa mère, elle descend d’une famille française huguenote), ni les châteaux, ni les cathédrales ne l’attirent beaucoup ; ses yeux pénétrans se fixent plutôt, en Nivernais, en Bourbonnais, en Bourgogne, sur la petite bourgeoisie, ce qui lui a permis de ne pas tomber dans les redites et les banalités. À Reims, elle vit jouer une pièce tirée du roman historique qu’après une visite à Arcis-sur-Aube elle avait écrit sur Danton ; jamais auteur dramatique ne se critiqua soi-même avec autant de bonne humeur ; à Reims encore elle assiste à la réception de l’empereur de Russie, partageant les sentimens de la France en vraie Française, si peu favorable qu’elle soit à l’autocratie ; c’est là peut-être ce qui ajoute au piquant des impressions de Miss Edwards, la lutte partout visible entre sa bienveillance pour nous et ses préjugés d’hérétique, de radicale, de puritaine. Elle s’éprend au passage d’un curé de campagne, elle voudrait qu’il fût assez bien rétribué pour pouvoir comme les clergymen faire son petit voyage annuel en Suisse ou en Norvège, et n’est-ce pas une honte que les juges de paix, des hommes bien élevés très souvent, — elle en a connu un qui lisait Shakspeare, — touchent un si misérable traitement ? Invitée à des noces de village, elle s’écrie : « Quel bel héritage national que cette sociabilité joyeuse ! » Insensiblement entraînée de Franche-Comté en Lorraine, elle devient éloquente à la vue de nos provinces perdues. Maintenant la frontière est proche ; elle n’y résiste pas, elle ira constater par elle-même que depuis vingt ans qu’elle ne l’a vue, l’Alsace germanisée ne s’est pas réconciliée avec le régime impérial, que les Allemands, de quelque rang qu’ils soient, restent marqués de réprobation comme les Juifs des ghettos d’autrefois : « Je suis, dit-elle, sous un toit français sur le sol allemand, j’entends lire Lamartine et Victor Hugo, j’entends chanter les chansons de Nadaud. Quand, dans nos promenades, nous passons la frontière, les chevaux eux-mêmes semblent marquer leur joie par un trot plus vif et en reniflant, allègres, l’air de la patrie !… Mon excursion, à l’est de Paris, m’a conduite plus loin que je ne me le proposais : mais pour un amoureux de la France, tout autant que pour un cœur français, la France au-delà des Vosges est encore la France ! »

Miss Betham Edwards n’eût-elle pas tout le talent dont chacun de ses nombreux romans d’une belle sincérité, d’un honnête et vigoureux réalisme donne la preuve que nous devrions apprécier chez elle des sympathies qui la font nôtre à proprement parler.

Ses études comparatives entre sa vraie patrie cl sa patrie d’adoption prennent toute sorte de formes, parfois d’une utilité très pratique. Une des dernières, accueillies avec beaucoup d’intérêt en Angleterre et reproduite aussitôt dans les principales revues d’Amérique est intitulée : Du coût de la vie en France. Miss Edwards s’est servie, pour déterminer nos dépenses, de renseignemens précis fournis par des maîtresses de maison françaises, autant que de son expérience personnelle. En résumé, il ressort du parallèle que les salaires sont moindres en France et les dépenses environ d’un tiers plus lourdes. Au lieu de 500 ou 600 livres sterling (de 12 à 15 000 francs) que reçoit un fonctionnaire anglais quelconque, le fonctionnaire français est payé 10 000 francs à peine. Les taxes semblent au premier aspect plus considérables dans le pays où les églises et les hôpitaux sont supportés par des contributions particulières, où existe l’impôt sur le revenu, où la part clos pauvres qui permet d’interdire rigoureusement la mendicité est prélevée dans une grosse proportion sur le train de maison des gens riches ; mais aucune denrée n’est taxée en Angleterre, tandis que, chez nous, il en est autrement pour la nourriture, le vêtement, pour tout ou presque tout. Les fruits coûtent, sur le sol qui les produit, le double de ce qu’on en demande dans le pays où ils sont exportés. A Paris, le prix du fromage, du beurre, de la viande, du café, du thé, des pâtisseries paraît exorbitant aux Anglais, qui payent leur sucre six ou même quatre sous la livre, selon la qualité[3], cinq sous la demi-douzaine de boîtes d’allumettes étrangères, quatre sous la pinte de lait non écrémé. Le prix de nos drogues serait, dans leurs pharmacies, réduit de moitié. Les petits restaurans du Strand donnent pour un shilling un tiers de plus de nourriture qu’au boulevard les mêmes restaurans à 1 fr. 50. On se chauffe aussi à meilleur compte. Les petits feux de France, le froid qu’il fait dans nos appartemens, sont passés presque en proverbe.

Le capital ne circule point en France comme en Angleterre ; c’est là une vertu et une faiblesse à la fois ; la plus large aisance ne nous préserve pas du culte de l’épargne ; pour nos ménagères, une économie bien déguisée est le suprême talent ; pour la maîtresse de maison anglaise une large hospitalité est le premier devoir. Les Anglais de la classe moyenne nous accusent de manquer singulièrement à ce devoir ; et il est certain que leur manière de tenir, d’un bout de l’année à l’autre, table et maison ouvertes, semble à beaucoup d’entre nous de la prodigalité. Résultat inévitable de la différence du goût français qui porte chacun à s’enfermer dans sa chacunière, de la facilité passablement égoïste que nous avons de nous suffire à nous-mêmes ; tandis que l’Anglais se répand volontiers au dehors, cherche la distraction que lui apportent les nouveaux visages, les idées nouvelles, et trouve dans la société des étrangers une partie du plaisir qu’il aurait à voyager, le plaisir de l’exploration. Son esprit a moins d’élasticité, moins de légèreté, moins de ressources variées que le nôtre. Il se laisse amuser et réclame l’excitement, pour lequel nous n’avons pas de mot. Notons que l’éducation des enfans contribue à ces différences. Tout en France est subordonné aux enfans ; il n’est question que d’eux ; les parens ne vivent que pour eux. En Angleterre où tous les mariages sont supposés être des mariages d’amour, le mari et la femme vivent l’un pour l’autre ; les enfans, presque toujours plus nombreux, dans la nursery sont confiés à des bonnes ou à des gouvernantes très supérieures aux personnes de la même condition que nous avons coutume d’employer ici et investies de plus d’autorité. L’école vient ensuite, laissant aux filles comme aux garçons beaucoup d’initiative. Il en résulte des hommes prêts à entreprendre la conquête du monde, des jeunes femmes qui suivent leurs maris, sans un regard de regret en arrière, des vieilles filles occupées, actives, utiles, plus libres que si elles n’étaient pas célibataires, nullement sacrifiées en somme. Tout cela est-il un mal ? Miss Edwards admire l’étroitesse de nos liens de famille, qui est en effet une beauté ; moi, je fais, en considérant la force du peuple anglais, des réflexions sur l’inconvénient qu’il peut y avoir à vivre dans la dépendance excessive les uns des autres.

En errant de bonne heure sur la falaise où les jardinets bien peignés alternent avec une végétation sauvage de ronces, d’ajoncs et de fougères, j’ai admiré la plus belle des marines matinales. Hastings dormait encore, paresseusement blotti au creux de son étroite vallée comme dans un berceau, surgissant de la mer, sans intervalle de plage, un même linceul de brume enveloppant la ville et les flots. Un bateau à vapeur, vaguement visible au loin, semblait la seule chose vivante. Et lentement se produisit un de ces effets que Turner a notés : une raie de lumière blanchit la cime des vagues et révèle leur transparence, puis gagne, s’élargit, argenté la surface grise, moirée de grandes ombres ; avançant avec le flot, cette clarté atteint les premières maisons de la ville, qu’elle semble envahir. Lutte entre le soleil et le brouillard, qui me fait sentir combien est exacte l’observation du peintre, même quand elle nous semble fantastique. Deux grandes cheminées d’usine ajoutent leur noir vomissement aux fumées plus légères et plus pâles que sont en train de percer les rayons vainqueurs ; tout s’éclaire à la fois, tout étincelle. Le steam-boat approche, un peu secoué. Les cottages de la falaise en face de moi, ouvrent leurs fenêtres ; rien ne m’échappe plus, ni des riches couleurs bariolées de leurs jardins, ni du mouvement des troupeaux de vaches en pâture sur l’herbe luisante. Hastings émerge des masses de feuillage qui semblent elles-mêmes tremper dans l’écume ; il n’y a d’aride que les deux pointes avancées fermant le port. Au-dessus, des clochers entrevus indiquent d’autres plages qui sont comme les étapes de la conquête normande.

Miss Edwards me fait savamment goûter les contrastes de l’endroit. Nous quittons les rues neuves bordées de magasins pour les vieux quartiers de pêcheurs. Quoique Hastings n’ait plus depuis des siècles le droit de compter parmi les Cinq Ports de la côte Sud-Est, quoique le flot ait englouti une partie des falaises de grès siliceux et profondément modifié le dessin du rivage qui formait jadis un havre très sûr, c’est toujours un bon port de pêche. Hors du monde des baigneurs, j’apprends à reconnaître la population stable, officiers en retraite de l’armée de terre ou de mer, rentières aisées, veuves et demoiselles soucieuses de bonnes œuvres, autant que de tennis ou de garden parties.

Cette société paisible, sans grandes préoccupations commerciales, artistiques, littéraires ou autres, n’a jamais produit d’hommes célèbres, sauf, hélas ! Titus Oates, d’infâme mémoire (lire Macaulay) ; mais elle est, cette unique exception écartée, composée de braves gens. Ils ont fait bon accueil à nos religieuses exilées qui occupent un fort bel immeuble.

Le privilège commun à tous les citoyens de Hastings, c’est la longévité. Il n’y a pas de ville en Angleterre où la moyenne des décès soit moins élevée. On n’y meurt que de loin en loin à un âge extraordinairement avancé.

— Je le crois sans peine, dis-je à Miss Edwards, après une heure passée avec elle au Public Hall où a lieu un match d’échecs formidable. Il est évident que ces lents calculateurs sont sûrs d’avoir devant eux un temps de réflexion illimité, que la vie ne les presse pas, qu’elle leur promet des siècles de loisir pour poser judicieusement le pion suspendu entre leurs doigts.

Mais, comme la plupart des voyageurs, j’ai tiré de trop promptes conclusions qui se trouvent être fausses. Ces joueurs viennent de différentes parties de l’Angleterre, ce sont les membres de la British chess Association ; chaque année un tournoi les rassemble dans telle ou telle ville. J’ai donc tort de prendre pour une particularité locale cette expression uniforme de patience surhumaine, de ténacité implacable qui est apparemment la caractéristique de tous les joueurs d’échecs. Le Tournoi dure plusieurs jours et certaines parties, commencées dès l’aube, ne se terminent pas dans les vingt-quatre heures ; on les remet au lendemain. Une petite pendule placée sur chaque table indique le moment où s’est interrompu le combat. Alentour, des témoins, non moins taciturnes que les joueurs, sont plantés comme autant de mannequins. Il y a des amateurs, il y a des professionnels. Les dames s’exercent au silence d’une façon qui m’édifie. Ignorante des finesses et des complications de ce noble jeu, je ne comprends très clairement que la partie d’un jeune couple dont les pions ne bougent guère et qui regardent dans les yeux l’un de l’autre plutôt que sur l’échiquier. Nous sortons de ce temple du silence pour goûter les gaietés de la plage, du moins ce qu’on appelle ainsi.

Promenade en voiture le long de cette superbe esplanade qui, sur trois milles, borde la mer d’un côté et supporte de l’autre trop d’hôtels, trop de pensions, trop de villas, sans parler des théâtres, casinos, restaurans fréquentés hiver comme été. Rien ne manque, sauf un grain de fantaisie ; on cherche en vain le joyeux mouvement d’un Dieppe ou d’un Trouville ; trop de constructions solides et régulières, de trop solennelles étiquettes indiquant les bains pour ladies ou gentlemen, vers lesquels roulent les cabines mouvantes. La parade, la magnifique jetée, qui avance de 900 pieds dans la mer, n’offrent aucun étalage pittoresque de toilettes hardies comme les femmes en arborent aux grèves normandes ou bretonnes. On me dit bien qu’il y a un Amusement committee dont les seules fonctions sont d’empêcher les étrangers de s’ennuyer, mais ce comité même m’inspire une certaine méfiance. Les amusemens vrais ne sont pas aussi réglés que cela ; ils s’improvisent, ils échappent à l’organisation.

Nous nous sentons en ville, dans une ville opulente de plus de 60 000 habitans ; les dames sortent vêtues comme elles le seraient à Londres ; celles qui ne sont pas des dames risqueraient vite, en se faisant trop remarquer, d’encourir l’expulsion. Tout est respectable, correct à l’excès. Et comment souffrir, — si commode qu’il soit, — cet ascenseur qui conduit prosaïquement au vieux château !

Heureusement, sur les terrasses et les parapets trop réguliers de Hastings fleurissent les chevelures blondes, les belles chairs rebondies d’une nuée de babies genre Kate Greenaway. Les enfans jouent dans le jardin public autour de la roche plate qui passe pour être la tombe du pauvre roi Harold, à moins qu’elle n’ait été la table à manger de son vainqueur. Cette idée de repas évêque le souvenir d’un épisode de la tapisserie de Bayeux : le Conquérant volant vers Hastings pour approvisionner son armée. Toute l’épopée grandiose se déroule aussitôt. La flotte, partie de Dives en France, a débarque sur cette côte que rien ne défend. Le successeur choisi d’Edouard le Confesseur, l’élu de la nation, Harold, voit marcher contre lui à l’improviste une armée que toute la bravoure désespérée des Anglais ne parvient pas à repousser. Ils tiennent ferme jusqu’au bout, aucun ne s’est rendu ; la terre à telle place, nommée toujours Bataille (Battle), pleure encore du sang, la tête coupée de Harold ne sera reconnaissable que pour Edith au cou de cygne, errante parmi les cadavres à la recherche du bien-aimé. En vain la mère du chef vaincu offre-t-elle de payer ce corps mutilé au poids de l’or.

On se demande vraiment pourquoi une grande partie de la noblesse britannique revendique si haut des origines normandes, origines distinctement françaises, beaucoup de noms l’attestent. Il y a là un singulier oubli de l’écrasante défaite de l’Angleterre qu’un groupe d’archéologues de chez nous, partis de Normandie, comme jadis le Conquérant, allèrent célébrer l’an dernier par l’érection d’une pierre commémorative. Toute la ville de Hastings se joignit à eux et leur fit grand accueil. Il y eut en leur honneur des fêtes dont j’ai entendu le récit. Elles s’ouvrirent par une allocution du clergé et une prière, ce qui ne fut pas sans surprendre les délégués d’un pays où Dieu n’est guère mêlé aux solennités municipales ; puis commencèrent les banquets et les réjouissances. A leur tour, après cette réception chaleureuse, les hôtes de Hastings invitèrent les habitans à visiter Rouen. Ceux-ci en effet s’y rendirent, beaucoup plus nombreux que les Français n’étaient venus. L’hospitalité ne fut ni moins cordiale, ni moins large. On leur fit faire connaissance avec Corneille, sans s’informer beaucoup d’ailleurs de l’intérêt que la plupart d’entre eux pouvaient prendre à Rodogune et, en échange du monument commémoratif de la bataille de Hastings, le maire de cette cité dota notre ville de Rouen d’une plaque en l’honneur de Jeanne d’Arc. Il faut dire que les deux noms étrangers auxquels le plus vif et le plus constant hommage est rendu en Angleterre, sont les noms de Jeanne d’Arc et de Napoléon.

N’y a-t-il pas dans cet échange de politesses un côté joliment comique avec le fond de gravité qui accompagne toute bonne comédie et qui donne ici la mesure des retours de la politique, voire même de l’histoire ?


TH. BENTZON.

  1. Voyez, dans la Revue du 15 mars 1898, l’étude de M. Robert de la Sizeranne sur le Peintre de l’Engadine : Giovanni Segantini.
  2. C’est à dessein que nous citons ces deux robustes idylles ; elles doivent être recommandées à tous ceux qui veulent connaître les mœurs, aujourd’hui presque effacées, de la vieille Angleterre rurale.
  3. La pound est un peu inférieure à la livre ; notre kilogramme contient deux -livres anglaises, plus trois onces.