Calmann Lévy, éditeur (p. 219-223).

VIII

LA VEUVE.


À ABRAHAM DREYFUS


I


Sur sa figure pâle et sur son front pensif,

Qu’auréole le flot massif
De ses lourdes tresses dorées,

On lit de fins sillons tracés par le malheur :

Si, du visage, on pénétrait au cœur,

On y découvrirait des douleurs ignorées.


De ses yeux demi-clos l'éclat s’est affaibli :

Sa jeune bouche a pris le pli
D’un vague et douloureux sourire :

Sous le corsage noir, la fraise au col bombé,

Son dos se penche, étroit, un peu courbé,

Et son sein, par instants, se soulève et soupire.

Le menton dans sa main à la blanche maigreur,

Elle suit, comme un sphinx rêveur,
Le cours des pensers qui l’oppresse :

Sur son corps délicat, de moments en moments,

On voit passer, par courts frémissements,

Le récent souvenir d’une amère tristesse.

Le fauteuil aux bras tors, aux bizarres dessins,

L’encadre dans ses deux coussins
Brodés d’oiseaux et de couronnes,

Et du soleil couchant les rayons inclinés

Pointillent d’or les lambris blasonnés ;

Et, dans le fond ombreux, le grand lit à colonnes.


Un reste de tison dans le foyer brûlant

Éclaire d’un reflet sanglant
Les vitraux aux fleurs délicates :

Sous la cheminée haute, un lévrier danois,

Vieux chien de chasse aux poils rudes et droits,

Dort, allongeant sa tête entre ses longues pattes.


II


Soudain perçant avec effort
Un coin de la tapisserie,
Une petite tête sort,
Une voix mutine s’écrie :
« C’est moi ! c’est moi ! mère chérie ! »

Puis, bondissant vers le fauteuil,
Au travers de la pièce immense,
Un enfant aux habits de deuil

Sur les genoux grimpe, s’élance,
Et baise sa mère en silence.


III


À cette douce voix, à ce tendre baiser

Que le chérubin vient poser
Sur son front aux rêves sévères,

Elle rit, et chassant le passé douloureux,

Rend à l’enfant, parmi ses blonds cheveux,

Un de ces bons baisers comme en savent les mères.

Ses yeux brillent de joie : à flots, son jeune sang

Bouillonne et colore en passant
Le fin tissu de sa peau blanche ;

Son cœur, comme enchaîné, s’est soudain délié ;

Elle revit : tout paraît oublié

Près de l’être adoré qui sur elle se penche.


Quittant la place chaude aux pieds des grands chenets,

Le lévrier, à pas muets,
Sitôt qu’il voit l’enfant paraître,

Se dirige vers lui, pose sur ses genoux

Sa bonne tête à l’œil tendre, aux poils roux,

Et lèche doucement la main du jeune maître.

Cependant dans un cadre orné de crêpe noir,

Un cavalier semble tout voir,
Engoncé dans sa fraise neuve :

Sous sa moustache fière un sourire a passé :

Humide et doux, son œil a caressé

Dans un même regard son enfant et sa veuve.