Calmann Lévy, éditeur (p. 196-204).

IV

LA MORT DE ROLAND[1].


À M. LÉON GAUTIER.


Tere de France, mult estes dulz pais…
(ch. de roland.)


Grands sont les coups d’épée et rude la bataille.
Sa Durandal au poing, qui bien tranche et bien taille,
Tombé de Veillantif, son bon cheval, Roland
Ivre, le front brisé, percé de coups, sanglant,

Frappe, frappe toujours ; et déjà Charlemagne
Averti par le cor chevauche vers l’Espagne,
Sombre, les yeux baissés, suivi de ses barons ;
Et les Païens, tremblant ainsi que des larrons
Au son trop bien connu des trompettes françaises,
Se sauvent au travers des forêts de mélèzes…
Tout à coup le silence au bruit a succédé :
Roland alors levant la tête, a regardé.

Des vingt mille Français, des douze pairs de France,
Il reste seul, à pied, sans destrier, sans lance,
Au fond du défilé fatal, à demi mort.
Sa tempe est éclatée et sa cervelle sort
De son crâne entr’ouvert où s’est gravé son heaume.
Plus il ne reverra Charles et son royaume ;
Plus il ne reverra la France, doux pays !
Marchant à grand effort sur ses genoux meurtris,
Son cor dans une main, dans l’autre son épée,
Il se traîne au sommet d’une roche escarpée.
Dans le lointain brumeux la France est devant lui…
La France ! Il tend les bras et tombe évanoui.


Au milieu des sapins, des montagnes chenues,

Sur ce roc élevé qui se perd dans les nues,
Au-dessus des torrents et des sombres ravins
Où gisent par monceaux Français et Sarrasins ;
Aux dernières clartés, sanglantes et voilées,
Du soleil qui se meurt dans le fond des vallées,
Brisé, mais non vaincu, les bras rouges de sang,
Entre ses larges mains serrant son front puissant,
Embrassant d’un regard et la France et l’Espagne,
Voici mourir Roland, neveu de Charlemagne !


Cependant que sur l’herbe verte il s’est pâmé,

Un Sarrasin félon, voyant son œil fermé,
S’approche doucement, puis tout à coup : « Victoire ! »
Dit-il : « Roland n’est plus, et maintenant sa gloire
« Ne vaut pas un bouton ! Et voici Durandal
« Que je vais emporter dans mon pays natal,
« En Arabie !… » Il dit, et vers ce corps immense,
Ce corps du plus vaillant chevalier de la France,
Il tend la main, craintif, le cœur épouvanté
Devant tant de grandeur et d’immobilité.


« Par mon chef ! tu n’es pas des nôtres, que je sache !… »
Dit Roland qui s’éveille : et comme d’une hache
Il frappe le païen de son grand olifant,
Brise son heaume d’or, sa naselle, lui fend
Le front jusqu’au menton, fait voler ses dents blanches,
Puis dit : « C’est un peu tôt réclamer vos revanches,
« Païens ! Roland vivant a su vous faire peur :
« Craignez encor le bras de Roland qui se meurt ! »
Et le bon chevalier se lève, et de colère,
Frappe avec Durandal dix coups sur une pierre…

L’acier, mordant le roc, grince, mais ne rompt pas.

Le comte alors serrant l’épée entre ses bras :
« Ô bonne Durandal ! ô ma fidèle amie !
« Avec mon Empereur, toi qui faisais ma vie,
« Je voudrais te défendre encore, et je ne puis !…
« Nous allons nous quitter, ma mie : ils sont enfuis
« Les temps où dans le flot des mouvantes mêlées
« Nous moissonnions tous deux les têtes par volées,
« Ayant pour ennemis, à toute heure, en tout lieu,

« Ceux de notre Empereur et ceux de notre Dieu !
« Donc tu t’en vas garnir une main étrangère
« Lâche peut-être, ô toi si vaillante et si fière !
« Plutôt que te laisser à quelque autre servir,
« J’aime mieux te briser, puisque je vais mourir ! »

Au sommet du rocher, devant lui, sous un arbre,
S’étagent en gradins quatre perrons de marbre.
Il frappe sur l’un d’eux, il frappe à tour de bras…

Sur le marbre l’acier grince, mais ne rompt pas.

Il parle à son épée, et dit : « Claire est ta lame
« Durandal ! au soleil, c’est un serpent de flamme !
« Il m’en souvient encor : Charles, notre Empereur,
« Était à Maurienne ; un ange du seigneur
« T’apporta, blanche épée, et la même journée
« Par ses augustes mains tu m’as été donnée…
« Avec toi depuis lors que de vaillants combats !
« De triomphes, de gloire à chacun de nos pas !
« Avec toi j’ai conquis l’Irlande et la Bretagne,

« Les Flandres, la Provence et toute la Romagne,
« La libre Normandie, et l'Écosse et l'Anjou ;
« Avec toi, la Bavière, avec toi le Poitou,
« La Pologne, la Saxe : avec toi, brave et claire,
« Si Dieu l’avait permis j’aurais conquis la terre !
« Maintenant, après tant de luttes et d’exploits,
« Après avoir rangé vingt peuples sous nos lois,
« Tu t’en irais tomber, vulgaire et méprisée,
« Dans les mains d’un païen… Ah ! sois plutôt brisée !
« Car Dieu ne voudrait pas, après tant de succès,
« Infliger tant de honte à l’arme d’un Français ! »
Pour la troisième fois sur une pierre bise
Il frappe : l’air gémit, la pierre se divise…

L’acier demeure intact et ne peut s’ébrécher.

Roland qui sent la mort par degrés approcher,
Et son cœur se serrer sous cette rude étreinte,
S’assoit sur l’herbe verte, et d’une voix éteinte :
« Puisque je vais mourir sans t’avoir pu briser,
« Durandal, sainte épée ! ô laisse-moi baiser

« Cette garde en or fin, où, sous la pierrerie,
« J’ai fait mettre un cheveu de la Vierge Marie,
« Une dent de saint Pierre, et dans un gros rubis,
« Un peu du vêtement du seigneur saint Denis.
« Tu ne tomberas pas entre des mains païennes
« N’est-ce pas, Durandal, toi qui sus dans les miennes
« Conquérir la moitié du monde ; oh ! n’est-ce pas,
« Toi qui sus t’illustrer dans plus de cent combats,
« Tu ne seras jamais, lame pure et sans tache,
« Au bras d’un Sarrasin, d’un félon ou d’un lâche ! »


Sa voix s’éteint, son œil égaré, ne voit plus.

Il va mourir ; ses bras battent l’air, éperdus…
Sur l’herbe, de son sang loyal toute trempée,
Côte à côte, il a mis son cor et son épée,
Puis il s’étend dessus, par ce dernier effort
Voulant les protéger au delà de la mort.
Du côté de l’Espagne il tourne son visage
Afin que Charlemagne et tout son vasselage,
Et tous les chevaliers, de tout nom, de tout rang,
Disent en le voyant qu’il est mort conquérant.


Lors, s’échappant du cœur, viennent en sa pensée

Les souvenirs brillants de sa gloire passée ;
Il revoit ses combats, ses luttes, les pays
Que pour son Empereur sa bravoure a conquis ;
Il revoit, gracieuse et triste fiancée,
Aude, sœur d’Olivier, qu’en France il a laissée ;
Il revoit son pays, sa famille, et surtout,
Surtout son Empereur, majestueux, debout,
Avec son chef fleuri, sa barbe qui l’inonde,
Dans une main l'épée et dans l’autre le monde !
Puis, il fait sa prière en chevalier pieux,
Dit son « meâ culpâ », soulève vers les cieux
Le gant de sa main droite… et, dans une auréole,
Son âme de soldat au Paradis s’envole.

Immense est la montagne et le défilé noir.
Le soleil s’est éteint, rouge ; l’ombre du soir
S’étendant sur ces lieux à l’aspect âpre et rude
Jette une sombre horreur sur cette solitude.
Pas une étoile au ciel ; sur la terre, aucun bruit :
Rien que la grande voix du torrent dans la nuit,

Les sifflements du vent, les rauques cris de joie,
Des vautours voltigeant sur leur immense proie,
Et dans cet océan humain, bardé de fer,
Trouant la peau, buvant le sang, mangeant la chair…


Hâte-toi, roi de France ! Hâte-toi, Charlemagne !

Presse ton destrier ! chevauche vers l’Espagne,
Et prépare ton bras à des combats nouveaux :
Une immense douleur t’attend à Roncevaux !
Hâte-toi, Charlemagne à la barbe chenue !
Cours ! bientôt le soleil sur la montagne nue
Luira : tu pourras voir alors, grand Empereur,
Que ces vingt mille morts ont besoin d’un vengeur !



  1. Sauf quelques vers au commencement et à la fin, cette pièce est une imitation presque littérale d’un passage de l’ancienne Chanson de Roland. (V. Éd. Léon Gautier, vers 2259-2396.)