Calmann Lévy, éditeur (p. 187-192).

II

LE DÉTROIT DE MULL.


(Souvenir d’Écosse.)


À M. ADOLPHE JOANNE.


Longeant l’île de Mull au profil maigre et sombre,
Le steamer avançait. Les mouettes sans nombre
Se jouaient dans l’écume avec les cormorans ;
Le ciel était couvert, la mer forte et houleuse ;
Le vent, qui descendait de la côte rocheuse,
Avec un bruit aigu sifflait dans les haubans.


Le soleil, se couchant dans un nimbe de flammes,
Lançait obliquement sur la crête des lames
Les sanglantes clartés de ses derniers rayons ;
On entendait gronder la tempête lointaine ;
Et d’un vol de hérons la sinueuse chaîne
Déroulait dans les airs ses légers bataillons.

À l’avant, seul, assis sur un rouleau de câbles,
Je regarde, rêveur, ces côtes redoutables,
Ces récifs à fleur d’eau, ces grottes, ces îlots ;
Ce détroit, traversé par des courants contraires,
Où vécut autrefois un peuple de corsaires
Légers comme les vents, rudes comme les flots.

Ô Morven ! ô pays que la voix vénérée
Du divin Ossian à la lyre dorée
Célébra dans des vers pleins de mâles accords,
Je vois se découper, sur le brouillard qui tombe,
Tes rochers dénudés, majestueuse tombe
Où dorment les héros immolés sur tes bords.


Au sommet de tes rocs couronnés de bruyères
Se dressent, vieux géants aux vêtements de lierres,
Les châteaux éventrés de tes anciens seigneurs ;
Seuls, hôtes assidus de ces restes antiques,
Les corbeaux, au milieu des masses granitiques,
Réveillent les échos de leurs rauques clameurs.

Ici se dresse Aros, château du Lord des îles ;
Plus loin c’est Duart Castle, aux lignes immobiles,
Aux murs victorieux de l’orage et des ans ;
J’aperçois Altornish et sa tour crénelée
Dans laquelle, formant l’annuelle assemblée,
Les Lords et les vieux chefs tenaient leurs parlements.

Que de fougueux guerriers aux flèches intrépides,
Que de bardes chanteurs, dans ces îles humides
De l’arc et de la harpe ont tendu les ressorts !
Que de jeunes chasseurs aux chevelures blondes
Ont poursuivi le daim dans ces landes profondes !
Que de combats livrés ! que de sang ! que de morts !


Faut-il vous évoquer, gigantesques figures,
Héros des anciens temps aux nobles aventures,
Humains et généreux, même dans les combats ?
Vous qui, libres et forts, teniez haute la tête,
Et ne redoutant rien, ni guerre, ni tempête,
Faisiez trembler la terre au seul bruit de vos pas ?

Fingal, roi de Morven, barde et guerrier, qui portes
Un front audacieux, et braves les cohortes
Du tyran Caracul, le conquérant romain ;
Gaül au bouclier à la teinte azurée ;
Ryno, le beau chasseur à la tête dorée,
Et Fergus, dont l’esprit est prompt comme la main ?

Et vous, plus gracieux et moins sombres visages,
Que ne revenez-vous sur ces désertes plages
Fantômes nuageux aux fronts étincelants ?
Que ne revenez-vous, ô jeunes chasseresses,
Livrer au vent du soir l’or de vos longues tresses,
Effleurer les récifs du bout de vos pieds blancs ?


Que ne saisissez-vous de vos mains inhabiles
Le javelot pesant, les flèches inutiles ?
Que ne vous couvrez-vous des lourds casques fermés ?
Que ne revêtez-vous, sur vos épaules nues,
L’armure des guerriers pour pouvoir, inconnues,
Suivre dans les combats celui que vous aimez

Puis, après la bataille et les sauvages luttes,
Au son des tambourins, des harpes et des flûtes,
Quand finit le festin, que ne revenez-vous
Danser dans le palais devant les chefs sévères,
Et faire voltiger vos tuniques légères
Sur vos corps gracieux, aux mouvements si doux ?

Tout à coup vous cessez votre rapide danse :
Alors, seul, au milieu du plus profond silence,
Le vieux barde se lève, et de sa grande voix
Chante les combattants tombés pour la patrie,
Et les jeunes guerriers qui, dans une autre vie,
Ont rejoint les héros vénérés d’autrefois.


Il peint en traits de feu le Walholl, vaste plaine
Où sur des chevaux noirs courant sans perdre haleine
Les hommes valeureux vont et chassent toujours ;
Il dit les longs festins et le large cratère
Où tombent lentement l’hydromel et la bière,
Il dit la Walkyrie aux éternels amours.

Et tous, jeunes et vieux, frémissants de courage,
N’ont qu’un désir : mourir sur le champ de carnage
Pour gagner ce bonheur qui leur est réservé :
La grande voix résonne et vibre dans la salle…
Un brusque arrêt m’éveille… on demande ma malle…
C’est le quai, c’est Oban : et je suis arrivé.