À propos du centenaire de la mort d’Henri de Kleist


REVUES ÉTRANGÈRES




À PROPOS DU CENTENAIRE DE LA MORT
D’HENRI DE KLEIST[1]




Durant l’été de l’année 1811, le jeune poète et dramaturge allemand Henri de Kleist, qui était resté à Berlin avec l’espoir d’obtenir enfin un emploi, militaire ou civil, avait eu tout particulièrement à souffrir de la solitude. Il avait vu partir en vacances sa cousine, la comtesse Marie de Kleist, — dont il s’était mis en tête récemment de devenir amoureux, bien que cette excellente personne eût déjà dépassé la cinquantaine, — et son ami le journaliste catholique Adam Muller, le seul homme qu’à présent il jugeât digne de sa confidence, et qui d’ailleurs, avec son mélange d’originalité intellectuelle et d’entregent pratique, ne pouvait manquer d’être, pour un songe-creux tel que lui, un conseiller et un guide infiniment précieux. Partis également ses principaux compagnons des dîners Chrétiens-Allemands, petite société très fermée d’écrivains et d’hommes du monde, équivalant un peu à notre futur Cénacle : d’opinions éminemment « loyalistes » en politique et révolutionnaires en littérature. Il y avait là notamment de jeunes poètes, comme Clément Brentano et Achim d’Arnim, avec lesquels Henri de Kleist s’entretenait volontiers, et dont il nous apprend lui-même, dans une de ses lettres, que leur absence de Berlin, pendant cet été de 1811, avait encore contribué à lui rendre plus sensible le poids de sa détresse matérielle et morale. Si bien que le pauvre garçon en était réduit à passer presque toutes ses soirées chez un modeste fonctionnaire berlinois appelé Vogel, ami de son ami Adam Muller, et mari d’une femme qui, à défaut d’autres attraits, avait du moins celui d’être une musicienne infatigable. Le fait est qu’Henri de Kleist, dès l’enfance, avait toujours adoré la musique. Lui-même jouait fort agréablement de la clarinette, mais surtout il aimait à entendre chanter une voix féminine ; et l’on raconte qu’un soir, précisément au cours de cet été de tristesse et de solitude, un air italien chanté par Henriette Vogel l’avait enivré de plaisir à tel point qu’il s’était écrié : « Cela est beau à se faire sauter la cervelle ! »

Or, il se trouvait qu’Henriette Vogel, à peine âgée d’une trentaine d’années, souffrait d’un mal qui, plus d’une fois déjà, lui avait inspiré le désir de se tuer. L’autopsie pratiquée sur elle au lendemain de sa mort a démontré qu’elle avait le sein rongé par un cancer ; et depuis de longs mois, sous l’influence de la douleur corporelle, sa petite âme de bourgeoise mélomane se complaisait dans des rêves lugubres, qui du reste n’allaient pas l’empêcher de se montrer jusqu’au bout une ménagère parfaite, veillant avec un soin scrupuleux au bien-être de son mari et de son enfant. Dans le testament écrit par elle quelques heures avant de mourir en compagnie d’Henri de Kleist, nous la voyons encore demander que l’on n’oublie pas d’acheter à son mari, pour ses étrennes, une « Jolie tasse gris pâle ; » et minutieusement elle indique les dimensions, la forme de la tasse, ainsi que l’adresse du magasin où on l’achètera. Peut-être, cependant, l’acuité cruelle de ses propres souffrances avait-elle fini par transformer chez elle en un sentiment de communion plus intime et plus tendre la pitié que devait avoir aussitôt provoquée, dans son cœur maternel, le spectacle de l’angoisse tragique et désespérée d’Henri de Kleist : car il semble bien résulter, d’une lettre de Kleist, que celui-ci l’avait pour maîtresse depuis quelque temps déjà avant que tous les deux prissent la résolution de se réfugier ensemble dans la mort, — par où s’expliquerait mieux, en effet, la manière dont on assure qu’ils ont pris solennellement cette résolution.

Toujours est-il qu’un certain soir de l’automne de 1811, — au début de novembre, suivant toute probabilité, — Henriette Vogel a rappelé au poète l’exclamation que lui avait arrachée, trois mois auparavant, un bel air italien chanté devant lui. « Consentiriez-vous, si je vous en priais, — lui a-t-elle dit, — à me rendre le plus grand service d’amitié qui puisse être rendu à quelqu’un ? » C’était là une question à laquelle Henri de Kleist, plus que personne au monde, était forcé de répondre par l’affirmative, avec ce tempérament de rêveur (ou, plus exactement, de joueur) héroïque que nous révèlent à la fois son œuvre et toute l’étrange et navrante aventure de sa vie. « Eh bien ! a dit alors Henriette Vogel, ce service que j’attends de vous, c’est de me tuer ! Les souffrances que me fait endurer mon mal me sont devenues intolérables, et il m’est impossible de vivre plus longtemps ! » Puis, comme si elle se ravisait, mais en fait pour être plus sûre de parvenir à ses fins : « Mais non, à quoi vais-je penser en vous demandant cela ? Ne suis-je pas folle de supposer que vous allez consentir à une chose de ce genre ? Il y faudrait un homme, et je sais trop qu’il n’en existe plus sur la terre !… — Pardon, vous pouvez compter sur moi ! — a aussitôt répondu Henri de Kleist. Je suis un homme, et qui tient sa parole. »


Et il a tenu sa parole, comme l’on sait. Toute l’Allemagne a pieusement célébré, le 21 novembre passé, le centième anniversaire du « service d’amitié » rendu par lui à Henriette Vogel en lui trouant le cœur d’un coup de pistolet, avant de « se faire sauter la cervelle. » Reste seulement à savoir comment et pourquoi ce jeune poète de trente-quatre ans a pu se décider à sacrifier ainsi une vie qui, pour pesante et douloureuse qu’elle ne pût manquer de lui apparaître, ne lui en demeurait pas moins passionnément chère, — bien plus chère, sans aucun doute, que l’insignifiante petite créature à laquelle il semblait l’avoir sacrifiée. Car assurément l’amour n’a été pour rien dans sa résolution : non plus qu’il n’avait pu jamais jouer un rôle bien sérieux dans toute l’existence antérieure d’un écrivain que sa nature contraignait fatalement à n’aimer que soi-même, ou, plutôt encore, à n’aimer que les chimères de son cerveau toujours en travail. On a découvert, il est vrai, une sorte d’hymne ou de dithyrambe en deux strophes où Henriette Vogel et lui, durant les semaines de folle exaltation qui ont précédé leur mort, s’étaient amusés à accumuler une foule d’images traduisant l’excès, — tout « cérébral, » — de leur affection réciproque. La première strophe, écrite par Kleist, commençait ainsi : « Ma Riette, mon petit cœur, ma petite colombe, mon bien et mon trésor, mon château, mon domaine, ma prairie et mon vignoble, soleil de ma vie, soleil, lune, et étoiles, mon ciel et ma terre, mon passé et mon avenir !… » Après quoi Mme Vogel, à son tour, reprenait sur le même ton : « Mon Henri, mon parterre de jacinthes, ma mer de délices, mon matin et mon soir, ma harpe éolienne, ma rosée, mon arc-en-ciel, » etc. Mais en regard de ce passe-temps un peu ridicule, — qui fait songer aux divertissemens de deux condamnés à mort dans leur cellule, — tous les endroits des dernières lettres de Kleist où il fait mention d’Henriette Vogel prouvent assez combien celle-ci lui était indifférente, sauf pour elle, peut-être, à s’être complaisamment laissé décevoir par les quelques mots de tendresse qu’elle obtenait de lui. C’est ailleurs, évidemment, que doit être cherchée la cause authentique du suicide d’Henri de Kleist ; et il va sans dire que tous les biographes du poète ont cru la trouver dans un désespoir trop pleinement justifié par dix années d’incessans et lamentables échecs.

Que ces échecs aient été rendus inévitables par le caractère d’Henri de Kleist, son humeur farouche, son impatience de la moindre servitude, sa profonde ignorance de toute réalité, cela ne les empêche pas d’avoir été, à coup sûr, suffisamment douloureux pour pousser au désespoir l’âme la mieux trempée. Dans une notice nécrologique publiée au lendemain de la mort de Kleist, Adam Muller affirmait que son ami était mort de la découverte de son impuissance à se faire apprécier du public allemand. Oui, et il y avait eu aussi, s’ajoutant chez lui à la constatation de son insuccès littéraire, la désolation plus expresse encore que devait lui avoir causée son impuissance absolue à se mettre en possession du moindre gagne-pain. Après avoir refusé longtemps de vivre d’autre chose que du revenu de ses œuvres, le poète, pendant ses deux dernières années, avait humblement sollicité un emploi. Il avait dirigé un petit journal, qui bientôt, pour subsister, avait dû devenir une feuille « officieuse ; » et l’infortuné avait même été réduit à certains procédés qui auraient aujourd’hui de quoi discréditer sa mémoire, si l’effroyable détresse où il était plongé ne lui avait, plus ou moins, enlevé toute conscience de la portée de ses actes. Et puis son journal était mort, et toutes les recommandations qu’il avait mendiées n’avaient pu réussir à lui procurer ni une place, ni le plus faible secours. Il s’en était allé implorer la pitié de ses sœurs, à Francfort-sur-l’Oder, sa ville natale : ses sœurs l’avaient traité comme un va-nu-pieds, la honte de sa famille, et l’avaient renvoyé sans lui rien offrir.

Impossible d’imaginer une situation plus affreuse : mais tout ce que nous connaissons du tempérament de Kleist ne nous en rend pas moins assez difficile d’admettre que, sur un homme tel que celui-là, les humiliations et les coups de la vie réelle aient pu exercer assez d’action pour l’amener à se donner la mort. Le projet, la mise au point d’un roman ou d’un drame auraient toujours suffi à lui faire oublier les pires souffrances d’un monde que, de tout temps, il s’était accoutumé à mépriser de très haut : sans compter que maintes personnes influentes et riches, émues de son malheur ou séduites par son génie, lui témoignaient un intérêt de plus en plus vif, dont la preuve nous est encore fournie par les démarches qu’a tentées sa cousine, la comtesse Marie de Kleist, pour lui faire parvenir une grosse somme d’argent, au moment où déjà il s’était, en quelque sorte, évadé de terre, et ne songeait plus qu’à se nourrir du rêve charmant de sa prochaine envolée dans la mort. Cet argent, que sa riche et généreuse cousine a vainement tâché à lui remettre, — sans pouvoir découvrir la retraite où il s’était caché pour échanger avec Henriette Vogel des « billets doux » de collégien en vacances, — cet argent était à lui, et lui avait été donné par une de ses sœurs : ce qui nous permet de supposer que, de ce côté-là non plus, toute espérance ne lui avait pas été aussi absolument fermée qu’il s’était complu à l’imaginer. Mais je jurerais que, si même cet argent lui était parvenu, et si même le ministre Hardenberg lui avait accordé un emploi formellement promis, — emploi que le retour à Berlin de son influente cousine aurait sans doute bientôt réussi à lui procurer, — Henri de Kleist ne s’en serait pas moins obstiné à « rendre le service » promis naguère par lui, de son côté, à l’insignifiante petite bourgeoise torturée par les souffrances de sa maladie. Pourquoi ? Parce que ce n’est pas le désespoir qui a tué cet écrivain romantique, ni le désespoir ni l’amour, ni peut-être l’honneur, et son attachement à s’acquitter d’une promesse solennelle : mais bien l’enthousiasme où l’a sur-le-champ transporté la perspective d’une aventure audacieuse, et singulière, et « romantique » entre toutes, dépassant en imprévu dramatique jusqu’aux inventions les plus étonnantes de sa Penthésilée et de sa Bataille d’Arminius, de sa Catherine de Heilbronn et de son Prince de Hombourg !


Le Prince de Hombourg, la dernière en date de ces pièces de Kleist, surtout, nous révèle avec une netteté singulière la conception très originale que ce puissant dramaturge se faisait de la vie. Le jeune prince de Hombourg, neveu et élève favori du Grand Électeur de Brandebourg, a valu à celui-ci, par son courage et son génie militaire, une importante victoire sur l’armée suédoise : mais il n’a décidé ainsi du sort de la bataille qu’en désobéissant, de la manière la plus expresse, aux ordres qu’il avait reçus de son maître ; et celui-ci, après l’avoir remercié autant qu’il conversait, s’est cru tenu de renvoyer en prison. Le jeune prince est, d’ailleurs, absolument certain de sa grâce prochaine. À l’un de ses amis, qui vient le voir dans sa cellule, il affirme gaiement que, sans nul doute, le Grand Électeur va s’empresser de lui rendre la liberté, maintenant que son passage devant un conseil de guerre a satisfait les « formes » légales. En vain son ami, tâchant à le tirer de cette illusion, lui annonce par degrés que le conseil de guerre l’a condamné à mort, et que la sentence a été ratifiée par le souverain, et que même, déjà, on s’occupe à creuser la fosse où sera enfoui son cadavre : rien de tout cela ne réussit à détruire l’optimisme souriant du jeune héros. Mais comme, ensuite, l’ami lui apprend que le roi de Suède a consenti à faire la paix si l’Électeur lui donnait pour femme sa belle parente et pupille, la princesse Nathalie, qui précisément, la veille, s’était fiancée avec le triomphateur de Fehrbellin, celui-ci devine (ou se figure) qu’en effet son maître a résolu de le laisser mourir, pour se débarrasser de l’obstacle constitué par ses fiançailles à la nouvelle union projetée. S'éveillant brusquement de son rêve, il pâlit, il tremble, il ne voit plus que le spectre de la mort s’élançant sur lui. « Je suis perdu ! » murmure-t-il entre ses dents, qui claquent de peur. Du moins il veut tenter un dernier effort ; il obtient de ses geôliers l’autorisation de se rendre auprès de sa tante, la Grande Électrice.

Il trouve celle-ci tristement assise dans sa chambre en compagnie de la pauvre Nathalie : toutes deux se lamentent d’une condamnation dont la Grande Électrice a vainement essayé d’atténuer la fatale rigueur. Et alors a lieu une scène extraordinaire, sans équivalent, je crois bien, dans aucun drame ancien ou moderne. Le brillant héros de Fehrbellin se traîne misérablement aux genoux de l’Électrice, la suppliant de ne pas le laisser périr. Son amour passionné de la vie a effacé de son cœur toute trace de ses traditions de dignité et d’honneur. « Je renonce à tout, dit-il, pourvu qu’on me permette de vivre ! N’oubliez pas de faire savoir à l’Électeur que je ne désire plus du tout épouser Nathalie ! Dans ma poitrine toute tendresse est éteinte. Qu’on la donne en mariage au roi de Suède ! Moi, je me retirerai dans mon petit domaine, au bord du Rhin ; et là je mènerai la vie obscure d’un paysan ! » Longtemps il implore et s’avilit de cette manière ; et lorsque la jeune princesse follement aimée de lui tout à l’heure encore, celle qu’en sa présence il vient de sacrifier lâchement à sa peur de mourir (ou plutôt à son besoin « animal » de vivre), lorsqu’elle lui promet d’intervenir une fois de plus en sa faveur, il lui baise les pieds comme un vil mendiant, tout entier à l’unique espoir d’une grâce possible, sans l’ombre d’un regret ni d’un remords pour l’abîme de cruelle déception où il l’a plongée.

Voici maintenant Nathalie aux genoux du Grand Électeur ! Hélas ! que peuvent toutes ses larmes, et celles de l’Électeur lui-même, devant l’inexorable volonté de la loi et de la discipline ? Mais, tout d’un coup, l’Électeur apprend de la jeune princesse avec quelle passion affolée le prince de Hombourg s’accroche à la vie : aussitôt l’expression de son visage s’adoucit, et le voilà qui rassure et console Nathalie, en lui promettant la grâce du prisonnier ! « Tenez, lui dit-il, allez lui porter ce billet ; et sûrement il profitera à l’instant de la liberté que je viens de lui offrir ! » Après quoi, nous voyons Nathalie, rayonnante de joie, pénétrer dans la cellule du prince de Hombourg ; et, de nouveau, nous assistons à une scène d’un imprévu et d’une force dramatique incomparables :


Hombourg, s’élançant au-devant de Nathalie. — Eh bien ! parlez vite, que m’apportez-vous ? Vite ! que va-t-il m’arriver ?

Nathalie. — Rien que de bon, rien que d’excellent ! Vous êtes gracié, libre ! Voici une lettre de sa main qui le confirme !

Hombourg. — Ce n’est pas possible ! Non ! c’est un rêve !

Nathalie. — Lisez ! lisez la lettre ! Vous verrez vous-même ce qui en est !

Hombourg, lisant. — « Mon cher prince de Hombourg, lorsque je vous ai fait arrêter, pour votre désobéissance à mes ordres, je croyais simplement accomplir mon devoir, et avais compté à coup sûr que vous m’approuveriez. Mais que si, au contraire, vous êtes d’avis qu’une injustice a été commise à votre égard, en ce cas, je vous en prie, dites-le-moi d’un mot, et tout de suite je vous renverrai votre épée ! « (Un silence. Le prince regarde Nathalie comme pour la questionner.)

Nathalie, qui d’abord avait pâli, mais dont le visage a repris soudain une expression joyeuse. — Eh bien ! vous voyez, lui-même vous l’écrit. Rien qu’un seul mot de vous, et c’est la liberté ! Ô cher ami, quel bonheur ! (Elle lui prend la main et la serre tendrement.)

Hombourg. — Ma chère Nathalie !

Nathalie. — Oui, c’est pour moi un bonheur si parfait ! Vite, tenez, voici une plume ! Prenez-la, et écrivez !

Hombourg. — Et la lettre est signée, oui, tout est bien en règle ?

Nathalie. — Signée d’un F, sa griffe ordinaire ! N’est-ce pas que vous êtes heureux ? Oh ! la bonté de mon tuteur est infinie, je le savais bien ! (Aux gardes.) Approchez une chaise de la table, vite ; le prince va écrire !

Hombourg. — Il dit que, si vraiment je suis d’avis…

Nathalie, l’interrompant. — Mais oui ! Allons, vite, mettez-vous là ! Je vais vous dicter la réponse !

Hombourg, après s’être assis devant la table, et avoir pris la plume. — Tout de même, il faut encore que je jette un coup d’œil sur cette lettre !

Nathalie, lui arrachant la lettre des mains. — À quoi bon ? N’avez-vous pas vu tout à l’heure, en passant, la tombe creusée pour vous recevoir ? Les instants pressent ! Allons, rasseyez-vous, et écrivez !

Hombourg, en souriant. — En vérité, on se figurerait, à vous entendre, que la mort est une panthère déjà toute prête à s’élancer sur moi !

Nathalie, après s’être détournée pour pleurer. — Écrivez, je vous on supplie, si vous ne voulez pas que je me fâche !

Hombourg, déchirant une lettre commencée, et la jetant sous la table. — Non. ce début est trop inepte ! (Il prend une autre feuille.)

Nathalie, qui a ramassé le papier à terre. — Comment ? Que disiez-vous ? Mais au contraire, cela était excellent !

Hombourg. — Bah ! c’était le ton d’un vil coquin, et non pas d’un prince ! Il m’est venu à l’idée une formule bien meilleure ! (Un silence. Puis Hombourg se retourne, et veut reprendre la lettre de l’Électeur.) Au fait, qu’est-ce donc qu’il dit exactement, dans sa lettre ?

Nathalie, essayant de retenir le papier. — Mais rien, rien de particulier !

Hombourg. — Laissez-moi voir !

Nathalie. — Mais vous l’avez lue !

Hombourg. — N’importe ! Je veux simplement voir comment je dois répondre ! (Il déplie la lettre, et la lit.)

Nathalie, à part. — Mon Dieu, il est perdu !

Hombourg. — Regarde donc, Nathalie ! Ceci est singulier, en vérité ! As-tu bien lu cette phrase ?

Nathalie. — Non ! Quelle phrase ?

Hombourg. — C’est à moi-même qu’il laisse le soin de décider !

Nathalie. — Mais oui, sans doute !

Hombourg. — Voilà, en vérité, qui est grand, et tout à fait digne de lui !

Nathalie. — Oh ! sa grandeur d’âme, je te l’ai dit, est sans limites ! Mais, à ton tour, fais ton devoir, et écris ce qu’il te demande ! Cette phrase, vois-tu, n’est qu’un prétexte, une simple formalité indispensable. Aussitôt qu’il aura un mot de ta main, rien ne subsistera plus de toute l’affaire !

Hombourg, déposant la lettre sur la table. — Non, ma chérie, il faut que je réfléchisse encore là-dessus jusqu’à demain !

Nathalie. — Insensé ! Qu’est-ce que tu inventes là ? Quel scrupule incompréhensible…

Hombourg, se relevant impétueusement de sa chaise. — Non, je t’en supplie, ne me demande rien ! C’est que, vois-tu, tu n’as pas bien pesé le contenu de sa lettre ! Que l’on m’ait fait une injustice, il m’est impossible de lui écrire cela ! Et si tu exigeais à tout m de moi une réponse immédiate, aussi vrai qu’il y a un Dieu, je devrais lui écrire : « Ce que vous m’avez fait n’était que trop juste ! » (Après une longue scène muette, pendant laquelle il a encore, une ou deux fois, regardé la lettre de l’Électeur.) Au fait, pourquoi hésiter ? Je le sais dès maintenant, ce que je dois écrire (Il reprend la plume.)

Nathalie, éperdue de douleur. — Mon doux ami ! Certes, j’admire les sentimens qui se sont emparés de ton cœur ! Mais il y a une chose que je puis te jurer : c’est que le bataillon est déjà commandé qui demain, à l’aube, doit exécuter la sentence du Conseil de guerre. Et que si tu n’écris pas sur-le-champ ce que l’Électeur exige de toi dans cette lettre, je te garantis que lui, malgré toute son affection et sa pitié pour toi, il laissera s’accomplir la sentence !

Hombourg, qui n’a pas cessé d’écrire pendant qu’elle parlait. — N’importe !

Nathalie. — N’importe ?

Hombourg. — Ma signature : « Hombourg, de la prison de Fehrbellin ! » Voilà, c’est fini ! François ! (Il ferme la lettre et la scelle de son cachet.)

Nathalie. — Dieu de bonté !

Hombourg, au serviteur. — Va porter cette lettre à Son Altesse, mon maître ! (À Nathalie.) Je veux que la dignité avec laquelle il s’adresse à moi ne rencontre pas en moi un partenaire indigne ! La conscience de ma faute est là, dans ma poitrine, et parle trop haut pour que je puisse affecter de ne pas l’entendre. Que si l’Électeur ne se sent pas en état de me pardonner à moins que je nie cet aveu de ma faute, en ce cas je ne veux rien savoir de sa grâce !


Des « coups de théâtre » analogues se retrouvent dans presque toutes les autres pièces d’Henri de Kleist, nous faisant voir le même mélange étonnant d’attachement passionné à la vie et de mépris de la mort. C’est comme si les personnages du poète, après avoir déployé un courage, une habileté, — ou, comme dans le Prince de Hombourg, une lâcheté, — infinies pour arracher aux pièges de la destinée l’inappréciable trésor de leur existence, étaient toujours prêts à sacrifier ce trésor pour le moindre caprice de leur fantaisie. Et il me semble qu’un état d’esprit comme celui que reflètent ces créations littéraires du jeune écrivain romantique suffit pleinement à nous expliquer son aventure du 21 novembre 1811. Certes, la longue série de ses déboires, l’insuccès continu de ses pièces et ses vains efforts pour obtenir un emploi, tout cela a contribué à détendre et à affaiblir le lien qui l’attachait au monde réel : mais de tout temps ce lien avait été très fragile, et la lecture des lettres intimes de Kleist, tout de même que celle de ses drames et de ses nouvelles, nous conduit plus d’une fois à nous demander par quel prodige ce grand enfant de génie a réussi à atteindre l’âge de trente-quatre ans. À mainte reprise, durant les années précédentes, nous avons l’impression que ce serait assez du moindre coup de vent pour anéantir un « idéologue » aussi foncièrement incapable de tâter du pied la solidité du terrain sur lequel il court, s’élançant à la folle poursuite de telle ou telle chimère : triomphe théâtral ou exploit politique, conquête d’une gloire disproportionnée à ses forces ou encore d’un amour non moins étranger à toutes les conditions de notre humanité. Nous serions presque tentés de bénir la Providence de n’avoir pas envoyé beaucoup plus tôt, sur le chemin d’Henri de Kleist, une Henriette Vogel l’obligeant à se tuer, simplement afin de lui prouver qu’il « était un homme. » Et lorsque enfin la véritable Henriette Vogel le provoque à la mort par un mot de défi, nous comprenons aussitôt que rien au monde ne saurait désormais empêcher l’auteur du Prince de Hombourg d’aller jusqu’au bout de son héroïque et folle gageure. Est-ce que son prince de Hombourg lui-même, avec le caractère qu’il lui a prêté, est-ce que nous ne sentons pas qu’au moment le plus honteux de son rôle, au moment où il étale devant l’Électrice son désir de vivre et sa résolution de tout sacrifier à ce lâche désir, volontiers cependant il s’interromprait de ses supplications pour « se faire sauter la cervelle, » si la belle princesse Nathalie s’avisait de lui demander cela comme « le plus précieux service d’amitié que quelqu’un pût lui rendre ? »


Un grand enfant : telle est, en effet, l’image que nous offre d’Henri de Kleist le seul portrait que nous connaissions, une miniature exécutée à Berlin en 1801. Mais il est trop évident que derrière ces traits ingénus et sourians doit se cacher une âme dont le miniaturiste berlinois n’a rien pu saisir, et qu’ainsi son portrait est pour nous sans valeur. Se souvient-on encore du temps, — déjà si lointain ! — où un incident judiciaire avait suffi à partager toute l’opinion française en deux camps ennemis ? Un de nos plus adroits et amusans caricaturistes avait alors imaginé de créer un personnage « représentatif, » qu’il avait appelé r « Intellectuel, » et qui, avec son énorme tête sur un corps rudimentaire, nous apparaissait aussi « typique » en théorie que parfaitement impossible dans la vie réelle. Ce personnage impossible a pourtant existé, une fois au moins, dans l’histoire de la littérature moderne ; et c’est irrésistiblement cette image fantaisiste de l’Intellectuel qui surgit devant nos yeux, lorsque nous lisons la série des lettres intimes d’Henri de Kleist. Jamais peut-être, eu aucun temps, il n’y a eu d’homme aussi exclusivement « cérébral, » concentrant à tel point toutes les énergies de son être dans l’unique vie de sa pensée, sauf d’ailleurs à vivre cette vie tout « abstraite » avec autant de passion effrénée qu’en peuvent apporter les plus exaltés des poètes à ressentir ou à épancher les plus brûlantes émotions de leur cœur.

Officier dans l’armée prussienne, le jeune gentilhomme n’a point de cesse qu’il n’ait dépouillé une « livrée » qui ne lui parle que d’humiliant « esclavage. » « Les exploits de la discipline militaire, écrit-il, provoquent en moi un mépris sans limites. Les officiers m’apparaissent autant de bourreaux, les soldats autant d’esclaves ; et dans les parades de mon régiment je ne puis voir qu’un symbole vivant de la tyrannie. » Sitôt délivré, il suit les cours de l’université de sa ville natale, avec un programme d’études tracé à l’avance, et qu’il s’efforce d’appliquer point par point. Et comme le développement de ses réflexions philosophiques l’a amené à tenir pour désirable l’état de mariage, le voici qui demande la main d’une jeune fille de Francfort, la première venue, sans que l’amour soit pour rien dans les motifs de ses fiançailles avec la douce et insignifiante Wilhelmine de Zenge ! Après quoi il se met en devoir de « former » sa fiancée, remplissant ses lettres de prescriptions pédagogiques invraisemblables, réglementant à la fois les lectures, les pensées, et les sentimens de la jeune fille, avec la ténacité impitoyable d’un dompteur qui aurait entrepris de « dresser » un chien ou un singe « savans. » Et puis, tout d’un coup, en 1801, une catastrophe tragique vient à jamais bouleverser l’existence de notre « intellectuel. » Lui qui, jusque-là, n’avait voulu admettre jamais d’autre pouvoir que celui de sa « raison, » il découvre, dans les écrits de Kant, que sa « raison » ne possède aucune valeur absolue, et ne lui apprend rien sur la réalité des choses. Pendant deux années, il demeure littéralement anéanti, sous le choc effroyable de cette découverte. Et c’est ainsi qu’il se décide enfin à devenir poète, ou, pour mieux dire, auteur de pièces en vers : seule, la création d’un monde imaginaire aura de quoi occuper désormais son cerveau, l’empêcher de succomber au désespoir où l’a mis, pour toujours, la révélation de son impuissance métaphysique.

Ses pièces, depuis la Famille Schroffenstein jusqu’au Prince de Hombourg, se ressentent naturellement de cette origine, et de l’ « intellectualisme » anormal de leur auteur. Elles manquent à un degré extraordinaire de « poésie, » malgré l’élégante et solide facture de leurs vers ; et j’en connais peu d’autres où règne une atmosphère aussi étouffante, comme si le dramaturge ne soupçonnait même pas l’avantage qu’il y aurait pour lui à ouvrir, en quelque sorte, les fenêtres du palais où se déroulent ses rêves, pour y laisser pénétrer un coin de ciel bleu, un souffle rafraîchissant d’air pur, et l’écho léger du chant des oiseaux dans les bois d’alentour. Mais que, d’autre part, ces pièces soient admirables d’invention et de force dramatique, les plus « réelles » et les plus « tragiques » tout ensemble du théâtre allemand, c’est ce que personne aujourd’hui ne saurait contester. Chacune d’elles contient des scènes qui, comme celles que j’ai citées du Prince de Hombourg, rachètent leur défaut d’abandon et de beauté poétiques par l’originale vigueur des caractères, l’imprévu des situations, la netteté impeccable du contour littéraire. Et il y a même, dans l’une de ces pièces, Catherine de Heilbronn, une figure de jeune fille que l’intelligence extraordinaire de l’auteur a réussi à revêtir, artificiellement, d’un charme irrésistible de douceur et de pureté virginales, de telle façon que la petite Catherine, avec sa résignation souriante à la force d’amour surnaturelle qui s’est emparée de tout son être, prend à bon droit sa place, dans notre souvenir, à côté des plus touchantes héroïnes jaillies du cœur enflammé d’un Goethe ou d’un Richard Wagner.

Des qualités analogues se retrouvent dans les « nouvelles » d’Henri de Kleist, justement regardées par la critique allemande comme des modèles de simplicité et de précision narratives. Mais s’il est certain que l’œuvre dramatique du jeune écrivain brandebourgeois restera toujours, désormais, au premier rang de la scène nationale, je ne crois pas que le public allemand s’accoutume jamais à lire et à goûter ses nouvelles. On y devine trop que l’auteur ne perçoit et ne sent qu’avec son cerveau : impassible, au fond, en présence des péripéties douloureuses qu’il combine et raconte avec tout l’art d’un Mérimée romantique. C’est décidément au théâtre qu’Henri de Kleist pouvait le mieux tirer profit de tous les avantages que lui offraient l’étonnante richesse de son invention et cette fièvre intellectuelle, — cette « encéphalite, » suivant l’heureuse expression de Renan, — qui de tout temps l’avait dévoré. Tel qu’il a été, l’Allemagne a raison d’admirer en lui le plus original de ses dramaturges ; et il ne nous faut pas moins que le souvenir du mélange naïf de joie et d’orgueil avec lequel il a lui-même couru au-devant de la mort, pour nous faire paraître excusable l’enthousiasme déployé par ses compatriotes, ces jours derniers, à fêter le centenaire d’une catastrophe qui, le 21 novembre 1811, les a privés sans doute d’une longue série de nouveaux Prince du Hambourg et de nouvelles Catherine de Heilbronn.

T. de Wyzewa.
  1. Voyez, sur Henri de Kleist, la Revue du 1er  juin 1859.