À propos de théâtre/VI

Trois années de théâtre. 1883-1885
Calmann Lévy, éditeur (À propos de théâtrep. 87-103).
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VIWeiss - À propos de théâtre, 1893

Peau d’Âne. — Les Contes de Perrault. — Diverses éditions des Contes. — Comment Perrault fit les Contes de Ma mère l’Oie. — Homère, Théocrite et Perrault.

J’ai vu Peau d’Âne au Châtelet, et dès le lendemain, pour me rafraîchir de cette forte soirée, j’ai relu les Contes de Perrault. Si nous profitions du prétexte pour parler un peu de Perrault et de son chef-d’œuvre !

Entre toutes les éditions des Contes de Perrault, je signale celle que M. André Lefèvre a publiée chez Marpon et Flammarion. Je la recommande, non pas aux petits enfants qui n’ont guère besoin de textes authentiques et de savantes dissertations, mais aux lettrés. Elle est d’un texte exact et d’une impression élégante ; elle ne contient que les contes qui sont certainement de Perrault, et elle les contient tous, avec les dédicaces, préfaces et postfaces de l’auteur. M. André Lefèvre y a ajouté une biographie, œuvre de savoir précis et sûr, où la personne de Perrault est bien prise, sinon son génie apprécié à toute sa valeur, et un traité ex professo de mythologie transcendante, appliquée au genre de ma mère l’Oie. Le tout se vend quatre-vingt-dix centimes.

Charles Perrault, frère du célèbre architecte qui a conçu et édifié la colonnade du Louvre, fut à la fois l’un des beaux génies et l’un des beaux esprits de son siècle. Son activité littéraire ne commença réellement qu’en 1683, quand il eut résigné la charge de premier commis de la surintendance des bâtiments, où il avait rendu des services distingués. Il avait alors cinquante-cinq ans, un âge déjà lourd pour faire le métier d’auteur ; mais il avait, jusqu’à ce moment, peu écrit, sa charge seule l’avait occupé, et la conduite de ce qu’on appelle une grande administration n’entraîne pas une forte dépense ni une forte usure de la substance grise. Perrault se jeta, avec une fraîche ardeur, dans la querelle des Anciens et des Modernes. Desmarets de Saint-Sorlin était mort depuis sept ans ; Fontenelle, qui donna cette année même (1683) les Nouveaux Dialogues des morts, n’avait pas plus de vingt-six ans et ne possédait pas encore l’autorité. Charles Perrault, goûté du roi, ancien lieutenant très en crédit de Colbert, qui tenait la feuille des pensions et encouragements littéraires, membre et meneur, en plus d’une occasion, de l’Académie française, devint tout naturellement le chef de chœur des Modernes contre les Anciens. Il ranima la querelle, en l’aigrissant un peu, par son poème le Siècle de Louis le Grand (1687). Il la soutint vigoureusement par ses Parallèles des Anciens et des Modernes (1688-1698).

Cette querelle des Anciens et des Modernes n’a pas été du tout oiseuse, comme le donne trop souvent à entendre son historien H. Rigaud. Elle a exercé une influence sensible et heureuse sur la formation et le développement du génie français. Qui avait tort ? Qui avait raison ? Les Anciens ou les Modernes ? Les Modernes et les Anciens.

Les Anciens : Boileau, Racine, La Bruyère, La Fontaine, etc., apportaient dans la dispute un argument qui mettait en pièces tous ceux de l’adversaire : c’était leurs ouvrages. Les Modernes, sur le premier moment, parurent vaincus. Mais bientôt le xviiie siècle tout entier, Marivaux, avec son réduit enchanté ; Favart, avec son village où parle le naturel ; Gresset, avec les délices de son couvent de Nevers ; Beaumarchais, avec son éblouissant paseo de Séville ; Jean-Jacques, avec les Confessions ; Voltaire, avec ses notes sur le Siècle de Louis XIV, son Essai sur les Mœurs, ses Contes et Romans ; vingt autres encore justifièrent la maxime capitale des Modernes : qu’un Français pouvait tirer de son inspiration propre et du fonds de mœurs où il vivait des sujets et des ouvrages qui ne devraient rien à l’antiquité et qui soutiendraient la comparaison avec elle. Les Modernes avaient un second précepte sur lequel ils revenaient souvent ; c’est que la religion chrétienne toute pure et la foi chrétienne ne sont pas une moindre source de sentiments et d’images poétiques que les fables et les mythes des anciens. Racine réclama, comme Boileau, contre la doctrine ; mais, en pleine publication des Parallèles, il donna Esther (1689) et Athalie (1697). Un des Modernes, et peut-être le plus acharné de tous, lui avait certainement montré le chemin. Desmarets de Saint-Sorlin avait écrit en 1673 un poème d’Esther.

Sur la poésie épique et tragique de la Grèce, tout en la dénigrant, Perrault et son groupe ont fait quantité d’observations justes, profondes, originales, qui échappaient à Boileau et à ses amis. Sur tout sujet littéraire, aussi bien que sur la Grèce, Perrault et son groupe ont émis et répandu des vues fécondes qu’ont reprises ou retrouvées depuis, en les portant à plus de précision et de conscience de soi, en les agrandissant, en les élevant, Lessing, Herder, Wolff et Gœthe, Diderot et d’Alembert, Chateaubriand et madame de Staël. Le germe a fructifié. L’erreur de tous les Modernes, l’un après l’autre, de Bois-Robert, de Desmarets, de Fontenelle fut de prétendre joindre l’exemple au précepte. Quand les gens de goût lisaient les Pastorales de Fontenelle, après ses Nouveaux Dialogues des morts, il leur semblait bien que Fontenelle n’avait pas vaincu Théocrite. Perrault commença par commettre la même faute courageuse que ses prédécesseurs et ses compagnons de combat. Lui aussi, en même temps qu’il prêchait les bonnes maximes, se mit à les appliquer intrépidement. Il composa l’idylle héroïque de Saint-Paulin, en six chants, moderne, à ce qu’il disait, et chrétienne (1686). Mais, hors le choix des personnages et du sujet, rien n’est inantique dans le Saint-Paulin ; tout y est déplorablement suranné ; tout rappelle les anciens moules, mais déformés ; c’est du Virgile contourné, dilué, affadi, aplati. Ce Saint-Paulin donne l’avant-goût des épopées de l’époque impériale et des définitions ingénieuses par périphrase, chères à l’école de Delille ; c’est tout le moderne qu’inventait Perrault, passant de la spéculation à la pratique. Il fit ensuite Grisélidis, où l’on peut cueillir çà et là des choses charmantes (1691) ; cette fois, il entrevoyait la direction juste. Il fit Peau d’Âne en vers (1694) ; il brûlait. Ce n’était pourtant pas encore Peau d’Âne en vers qui pouvait passer pour du moderne de bien haut prix.

Tandis que Perrault cherchait, de parti pris, le moderne sans le rencontrer, il le rencontra tout à coup sans le chercher. Un jour qu’il ne s’en doutait pas, de son cerveau, mis en mouvement par un enfant, jaillirent quarante pages les plus nourries de choses et de notations diverses, les plus légères d’allures qu’on ait écrites dans notre langue. Ce sont les Contes de ma mère l’Oie. Par ces contes, Perrault créa de toutes pièces un genre intégralement neuf. Il n’en avait eu de modèles ni chez les Grecs, ni chez les Romains, ni, quoi qu’on ait dit, chez les Bas-Bretons. Il n’a transmis son secret à personne, ni en France ni ailleurs. Les frères Grimm ne lui ressemblent point et n’en approchent pas, ni madame d’Aulnay, ni l’honnête Charles Deulin, notre contemporain, dont Sainte-Beuve, qui ne laissait rien échapper, admira tout de suite le Poirier de misère ; mais ce n’était pas Perrault.

Comment Perrault s’y était-il pris ?

Perrault, en quittant les affaires, s’était consacré à l’éducation de ses enfants tout autant qu’aux lettres. Il aimait les contes de nourrice ; son fils ne les haïssait pas. Il en choisit quelques-uns dans le fonds indéterminé de la tradition populaire, et il leur donna figure pour son amusement et pour celui de son petit élève. M. André Lefèvre fait ici une supposition très fine ; c’est que, avant d’écrire ses Contes, Perrault se les sera fait raconter par ce fils âgé de dix ans, et que, de chaque légende, il n’aura retenu et fixé dans sa rédaction définitive que les circonstances restées en saillie dans l’esprit de l’enfant. Je suis tenté de le croire comme M. Lefèvre, et d’expliquer par l’emploi de ce procédé plus d’une qualité rare des Contes. C’est un prodige avec quelle sûreté l’imagination, en fraîcheur et en appétit, de l’enfance tombe toujours sur la vraie proie. Voilà comment Perrault, aidé d’un bambin, fit enfin du pur moderne, qu’il n’avait pas réussi à faire avec le précieux secours des traités et des raisonnements de Bois-Robert, de Desmarets, de Fontenelle, avec sa propre esthétique !

Oh ! que tout, dans ces Contes, est bien, en effet, spontané et moderne ; les personnages, le récit, les accessoires du récit, le public auquel s’adresse le récit. Personne, parmi les Anciens, n’a écrit de ce style. Parmi les Anciens, personne ne s’est avisé d’écrire spécialement pour les tout jeunes enfants ; c’est un hasard si les livres bibliques, les navigations de l’Odyssée, les légendes d’Hérodote sont accommodés à l’esprit de l’enfance. Encore est-il vrai de dire que, dans l’Histoire sainte, la vénération religieuse change à l’enfant le goût de son plaisir, et que tout ce que content de fables Homère et Hérodote est bien extraordinaire pour lui et ne lui sied guère avant l’âge de onze à douze ans. Au contraire, dans ce que conte Perrault non seulement tout est à sa taille et selon ses attitudes préférées, mais encore tout est de sa compagnie particulière. L’enfant retrouve là tout ce qui a été l’objet de ses premières surprises, tout ce qui a provoqué en lui les premiers mouvements perceptibles de l’âme et les premiers pétillements de l’imagination : le chat, son bon camarade, dont la gentillesse fait son amusement et son admiration ; l’énorme citrouille du jardin, qu’il n’a pu enserrer de ses petits bras et qui est bien assez grosse pour cacher un carrosse au dedans d’elle ; les lézards, après lesquels il a couru en vain, ébloui par leur livrée étincelante et chamarrée ; la souricière où, dès le lever, encore en chemise et pieds nus, il se dépêche d’aller voir s’il ne s’est pas englué pendant la nuit une jolie petite souris grise ; l’escabeau, sous lequel il se glisse pour écouter en cachette papa et maman, ce qui est très vilain, mais quelquefois profitable ; le trou de la serrure par lequel il plongeait hier, hissé sur une chaise, un œil avide dans la chambre réservée ; et que de splendeurs, égales à la parure de Peau d’Âne, il y a contemplées ; enfin tout là-haut, le grenier, l’une de ses fascinations, qu’il a découvert et exploré seul, par une belle après-dînée, aussi ravi de lui-même que s’il s’était ouvert des chemins vers les terres vierges et des Atlantides inabordables. Il connaissait le loup bien avant qu’on le lui ait montré à la ménagerie. Au loup, au loup ! ce monosyllabe effrayant est venu plus d’une fois l’arrêter court, quand il était tout petit, — car maintenant, il est si grand ! — au beau milieu d’une fièvre de gaieté ; sa figure alors est restée fixe et il a éprouvé dans le silence le sentiment solennel et délicieux de la terreur. La forêt aussi, près de la ville, la forêt du Petit-Poucet sans doute, lui a fait grand’peur un jour qu’il s’y était attardé en compagnie de son père. La pluie est arrivée, et les grondements de l’orage et les ombres épaisses : quel soulagement, quelle joie quand, trempés et exténués tous deux, ils ont aperçu, d’un carrefour du bois à travers les ténèbres, bien loin, bien loin, à cinq cents pas au moins, une lumière dans une cabane ! Perrault entoure les enfants de merveilles et il les jette dans les aventures, mais sans les dépayser et sans les désheurer. S’ils n’ont jamais vu Barbe-Bleue ou des ogres ou des ogresses, ils ont bien souvent rencontré à la promenade le mousquetaire et l’officier de dragons qui tuent Barbe-Bleue ; bien souvent, leur chère maman, quand elle était contente d’eux, leur a arrangé un bon plat à la sauce Robert, qui est la sauce à laquelle l’ogresse aime à manger les petits enfants bien dodus. Aussi le choix ingénieux des détails accoutumés leur rend tout sensible, présent et croyable.

Perrault contraste avec l’ensemble du xviie siècle en ce qu’il est, dans ses contes, un poète de la maison, des choses familières, domestiques, intimes, comme de l’enfance. Il l’est plus que La Fontaine et autant que Regnard. Le soir, sous la lampe, autour de la table de famille, on peut lire ses contes à haute voix devant toute la maisonnée, y compris les gens de service. Jusqu’aux laveuses de vaisselle y repasseront leurs travaux et leurs délassements du jour, transformés en impressions poétiques. Comment Perrault a-t-il jamais pu se ranger du côté de ceux qui reprochaient à Homère et à Théocrite la vulgarité de leurs images, la bassesse des faits où ils s’arrêtent, leur diction et leurs peintures sans noblesse ! Que voilà bien l’effet ordinaire du parti pris et des théories toutes faites ! L’un des charmes de Perrault est de ressembler sur ce point, sans le vouloir et tout en restant lui-même, à Théocrite et à Homère. Perrault se garde bien de ne pas donner à nos yeux la fête de la riche vaisselle de Barbe-Bleue, à notre imagination la régalade des parties de campagne que Barbe-Bleue offrait aux dames :

« …Ce n’était que parties de chasse et de pêche, que danses et festins, que collations. On ne dormait point et on passait toute la nuit à se faire des malices les uns aux autres… »

Il n’a pas plus peur qu’Homère de nous laisser voir le bon appétit de ses héros et de nous dire la bonne viande que le boucher a fournie :

« …Les enfants du bûcheron se mirent à table ; ils mangèrent d’un appétit qui faisait plaisir au père et à la mère, à qui ils racontaient la peine qu’ils avaient eue dans la forêt, en parlant presque toujours tous ensemble… »

Rincer une cruche, décrotter un marmot ne sont pas non plus des images qui le dégoûtent :

« …La mère dit : « Et toi, Pierrot, comme te voilà crotté ; viens que je te débarbouille. » Ce Pierrot était son fils aîné, qu’elle aimait plus que tous les autres, parce qu’il était un peu rousseau et qu’elle était un peu rousse… »

Ne sentez-vous pas le relief et le charme de ces tableaux, faits de ce qu’il y a de plus bas ?

Et cette sculpture de fille de ménage à la fontaine :

« …Et rinçant aussitôt sa cruche, elle puisa de l’eau au plus bel endroit de la fontaine et la lui présenta, soutenant toujours la cruche, afin que la pauvre femme bût plus aisément… »

Et la vivacité du paysage, et les champs, et les bois avec leurs bonheurs et leurs peines ! Je recommande les six lignes suivantes à nos gentilles fillettes de Paris, qu’on voit se presser, les après-midi de dimanches, vers la station prochaine, par tous les sentiers de Montfermeil et de Meudon, fatiguées, haletantes, les joues toutes rouges, les bras chargés d’un faisceau de coquelicots, de bleuets et de boutons d’or :

« …Le loup se mit à courir de toute sa force par le chemin qui était le plus court, et la petite fille s’en alla par le chemin le plus long, s’amusant à cueillir des noisettes, à courir après des papillons, et à faire des bouquets des petites fleurs qu’elle rencontrait… »

Qu’est-ce qu’il y a là dedans ? Rien du tout ! Rien que la justesse et la fraîcheur de la sensation, rien que la poésie. Je n’en finirais pas de citer. Je pourrais citer encore le drame bucolique, si alerte, du chat et du lapin, quand « un jeune étourdi de lapin entre dans le sac et que le maître chat, tirant aussitôt les cordons, le prend et le tue sans miséricorde ». Je pourrais signaler l’admirable passage des enfants perdus dans la forêt (Petit Poucet). Tous les traits poétiques s’en incrustent sur l’esprit, comme les rayons de lumière sur l’objectif du photographe.

La sobriété et la limpidité de la composition sont merveilleuses. M. André Lefèvre note fort à propos que Perrault n’use des fées et de la féerie qu’avec une discrétion infinie. Tout est expliqué et préparé, dans ses récits, presque tout, par des raisons naturelles. De cinq en cinq lignes, on assiste à un événement, à une scène, à un drame nouveaux ; et pourtant on ne reçoit aucune fatigue de la diversité de ce panorama ; il n’en résulte ni longueurs ni confusion. Le plus long de ces contes, le Petit Poucet ne remplirait pas trois colonnes du Journal des Débats, et, quand on l’a fini de lire, il semble, — tant il est rempli sans surcharge ! — qu’on ait passé par plus d’aventures qu’en lisant les Trois Mousquetaires et Monte-Cristo ! C’est aussi une merveille que le style ; comme il fait tout vivre ! comme il détache tout nettement ! combien il a le tenor et combien, en même temps, il est varié ! La crudité et l’élégance, l’ingénuité et la finesse, le drame effroyable et la comédie s’y fondent en un même tout, uni et nuancé. Encore un caractère de ce style : M. Taine a observé, de La Bruyère et de Saint-Simon, que, seuls parmi les écrivains de leur siècle, ils relèvent le détail physiologique ; Perrault n’y manque pas non plus. Voyez ce portrait parlant des sept filles de l’ogre :

« …Ces petites ogresses avaient toujours le teint fort beau, parce qu’elles mangeaient de la chair fraîche comme leur père ; mais elles avaient de petits yeux gris et tout ronds, le nez crochu et une fort grande bouche, avec de longues dents fort aiguës et fort éloignées l’une de l’autre… »

Remarquons aussi, remarquons bien le dialogue de Perrault ! Il n’en est pas de mieux en scène, comme on dit dans la langue technique du théâtre. Je voudrais que, dans une matinée d’enfants, un diseur ou une diseuse de premier ordre débitât l’entretien de Barbe-Bleue avec sa femme lorsque celle-ci, au retour du maître, lui représente la clef accusatrice :

« …Après plusieurs remises, il fallut apporter la clef. La Barbe-Bleue, l’ayant considérée, dit à sa femme : Pourquoi y a-t-il du sang sur cette clef ? — Je n’en sais rien, répondit la pauvre femme, plus pâle que la mort. — Vous n’en savez rien ! reprit Barbe-Bleue ; je le sais bien, moi. Vous avez voulu entrer dans le cabinet ! Eh bien, madame, vous y entrerez et irez prendre votre place auprès des dames que vous y avez vues. »

M. Coquelin (ou madame Judie) ferait tour à tour la grosse voix sur le discours de Barbe-Bleue, et une voix douce et défaillante sur le mot de réponse de la femme. Et vous verriez se peindre instantanément l’épouvante sur toutes ces mines d’enfants, avec un léger sourire errant sur leurs lèvres !

Ai-je dit tous les mérites des Contes de ma mère l’Oie ? Je n’en ai pas encore signalé le principal : la langue. Cette langue des contes, avec la plénitude, la force, la simplicité et la netteté de son vocabulaire et de sa phrase est, comme la matière même des contes, une conquête que Perrault a faite sur le peuple, seul dépositaire et seule source, ainsi que l’enseignait Malherbe, des bonnes qualités du langage, seul gardien du parler sain et dru. La langue française, dans ce petit livre unique, paraît au point et adaptée comme nulle part ailleurs dans les ouvrages du xviie siècle. Dans la langue de Corneille, dans celle de Bossuet, dans celle de La Bruyère, dans celle même de Racine, nous trouvons aujourd’hui bien du déchet, du bois mort, de la ferraille, de la friperie, quelquefois de l’obscurité, qui résulte comme d’un changement de jargon. Rien n’a passé de la langue dans laquelle Perrault nous a conté le Chaperon rouge, Barbe-Bleue, le Chat botté, Cendrillon et le Petit Poucet. Je laisse de côté la Belle au bois dormant, où Perrault ne montre pas encore qu’il soit tout à fait maître de son instrument, et Riquet à la houppe, dont le sujet prêtait trop à l’ingéniosité et l’exigeait trop. Les cinq contes auxquels je me tiens sembleraient écrits de ce matin, s’il était permis de supposer que notre idiome actuel a gardé ce naturel achevé, cette flexibilité dans la solidité. Aucun terme de ces cinq contes n’est fané, aucun son n’en est fêlé. Perrault, à la vérité, a fait exprès de sertir dans sa prose un certain nombre de locutions et de formules qui, au xviie siècle, étaient déjà depuis longtemps tombées en désuétude à la cour et à la ville, si ce n’est dans les bourgs de Touraine, de Saintonge et d’Aunis. Ces locutions faisaient partie de son merveilleux spécial ; elles y ajoutaient du mystère. Il les a si bien choisies et si heureusement enchâssées qu’elles restent jeunes, à travers les âges. Par exemple : « Tire la chevillette, la bobinette cherra. » C’est encore tout battant neuf, cela. La chevillette ! La bobinette ! On dirait d’un joujou exotique qui frétille entre les mains d’un petit diable de dix ans ! On dirait le rire argentin de l’enfance.

Les Contes obtinrent le succès dès leur apparition. Je ne crois pourtant pas que Perrault se soit douté, avant de mourir, des vertus exceptionnelles de son petit livre, ni qu’en le composant, il avait façonné son œre perennius. Il n’a point osé mettre son nom aux Contes, de son vivant ; d’où l’on est autorisé à conclure qu’il estimait que cette bagatelle n’était pas trop digne d’un homme qui avait eu l’honneur d’écrire Saint-Paulin, à la confusion de l’antiquité grecque et latine. Il a fait un chef-d’œuvre égal à tous ceux de son siècle, et il n’a pas su ce qu’il faisait, lui, critique si ingénieux ! Il y a aussi une autre chose qu’il n’a pas vue du tout, à ce que nous assure M. Lefèvre, qui est homme de goût et de discernement, mais mythologue. Il paraît qu’il est prouvé par la linguistique, unie avec la haute mythologie, que les Contes de Perrault, en leur substance, ne sont qu’une dégénérescence vile des plus beaux mythes cosmiques. Le loup qui croque le petit Chaperon rouge, Barbe-Bleue, le Chat botté, ne représentent rien autre que le Soleil à l’état de dégradation, le Soleil, déchu de son rang de maître de l’univers ; le Chaperon rouge est l’Aurore, que dévore chaque matin le Soleil, et le Petit-Poucet a sa racine dans la Grande-Ourse, d’où il s’est laissé dégringoler.

Franchement, Perrault ne pouvait pas savoir ça.