À propos de théâtre/I

Trois années de théâtre. 1883-1885
Calmann Lévy, éditeur (À propos de théâtrep. 1-18).
II.  ►

I

L’art de faire une pièce. — La censure. — Déclin progressif depuis trente ans chez nous de l’art de gouverner, de l’art de faire des lois, de l’art de faire la guerre, etc. — M. Dumas fils, sociologue.

L’art de faire une pièce s’en va. Si l’on en jugeait par ce dernier semestre, on devrait craindre qu’il ne tombe bientôt au même point où sont déjà tombés peu à peu chez nous, par un déclin progressif de trente années, l’art de gouverner, l’art de faire des lois, l’art de faire la guerre, l’art de composer le compliment académique, l’art d’être évêque. Sur une dizaine de pièces importantes qui ont été données dans le semestre d’hiver 1882-1883, et dont plusieurs ont du mérite, il n’en est qu’une, Formosa, qui satisfait la raison et le bon sens comme elle satisfait au besoin d’émotions nobles de notre cœur. On ne doit pas s’attendre à ce que, sur dix pièces, il y ait toujours dix chefs-d’œuvre. On ne peut pas compter que, sur quarante ou cinquante auteurs dramatiques qui sont en possession d’alimenter nos seize théâtres de tragédie, drame, comédie, vaudeville et opérette, il y en aura tout autant qui égaleront chacun en son genre, Ponsard, Scribe, Émile Augier, Dumas père, Dumas fils, Halévy-Meilhac, Labiche et compagnie, Gondinet. Il est cependant des fautes contre les éléments qui sentent si fort son novice qu’on s’étonne qu’un auteur un peu exercé ou un peu instruit des antécédents et des règles du théâtre y tombe comme par un fait exprès. Ceux qui pèchent de la façon la plus grave en ce sens, ce n’est pas, en effet, les novices ; c’est des écrivains dont la situation littéraire réelle et la situation littéraire officielle supposent qu’ils sont à l’abri d’erreurs si lourdes.

Deux ou trois illusions capitales dominent évidemment les auteurs du jour. Ils se figurent tous que brouiller dans une même pièce trois et quatre sujets différents, c’est déployer le génie de l’invention. Ils se flattent tous que multiplier, en dehors et à côté du drame, les gros incidents dramatiques, c’est montrer de la puissance et de la richesse. Ils sont tous enfin profondément convaincus que, quand ils ont exposé devant le spectateur les termes divers de leur donnée fondamentale et dessiné de telle ou telle façon le caractère de tel ou tel de leurs personnages, ils n’en demeureront pas moins les maîtres absolus de leur donnée, de leur personnage et du spectateur lui-même ; qu’ils sont libres de tirer de la donnée tout ce qui leur passe par la tête ; qu’ils peuvent faire faire, dire et sentir par le personnage en scène tout ce qui leur plaît ; que le spectateur est un serf, court d’esprit, qui n’a plus qu’à s’incliner, et qui s’inclinera si, après qu’on lui a dit : « Voici des vessies » on lui dit : « Non, décidément, c’était des lanternes. » Eh bien, il n’y a pas de germe, si heureux et si fécond qu’il soit, qui résiste à l’effet délétère d’aussi fausses maximes. Il suffit d’une seule des trois, mise en pratique, pour faire échouer totalement un drame que la nouveauté de la conception, l’attrait du style, la noblesse et la vérité des sentiments qui y sont exprimés, la fraîcheur et l’aimable variété des scènes familières qu’il retrace à nos yeux, eussent rendu digne de nous plaire.

Lorsqu’à présent je vais au théâtre et que l’auteur, au premier acte, met sur la scène un bancal, je n’ai aucun doute sur ce qui va m’arriver ; je verrai le bancal avant la fin de la soirée, remporter le prix dans un match de course à pied. Comment se fera-t-il qu’il coure si bien, étant bancal ? Probablement parce qu’il est bancal, et non pour un autre motif. L’auteur, en tout cas, ne nous en donnera pas d’autre. Il ne s’embarrassera, en aucune manière, de préparer une explication physique ou morale du phénomène. Ç’a été, en cette saison théâtrale, un accident ordinaire et quotidien de rencontrer dans les pièces des jeunes gens corrects et parfaitement élevés, tout pétris même de sentiments chevaleresques, qui entreprennent de violer l’objet de leur flamme, au premier tête-à-tête ; des espions qui sans rime ni raison, déclarent franchement, au beau milieu d’une place assiégée, l’innocent emploi qu’ils remplissent ; des duchesses, entichées de la qualité et monomanes de la race, qui finissent par se faire bergères, à la face de M. le curé et de M. le maire, afin d’épouser un berger ; des maris, taillés sur le patron d’Othello et du tigre du Bengale, qui enferment leur femme à triple serrure dans leur château d’Angleterre, et qui, rencontrant quelques semaines après l’honnête lady dans les savanes du Nouveau Monde, errante, libre et pas tout à fait seule, la présentent généreusement à l’assistance en qualité de leur femme légitime, sans avoir éclairci ni éprouvé le besoin de s’éclaircir pourquoi elle est là, et pas plus jaloux désormais de cette femme vagabonde que don Juan ne l’est de doña Elvire.

Voulez-vous, par le détail, des exemples de ces métamorphoses sans nuance et sans ménagement, de ces traits contradictoires réunis arbitrairement sur une seule et même physionomie ?

Voici une jeune femme qui a un cœur d’or ; elle ne fuit pas le plaisir et ne se défend pas d’un peu de coquetterie, puisqu’elle est jeune et belle ; mais elle aime son mari avec passion, elle n’hésite pas à lui sacrifier sa fortune tout entière et à embrasser courageusement la pauvreté avec lui pour un scrupule exagéré d’honneur et de vertu ; telle on nous la montre au premier acte. Au second, elle se fait enlever par un ténor qu’elle n’aime pas. Auteur de cet enlèvement baroque et grossier : M. Octave Feuillet, dont le nom est depuis si longtemps pour les âmes féminines synonyme d’exquis, d’idéal, d’infinie délicatesse.

Voici maintenant un salon de Guérande. Trois vieux amis, de braves gens tous trois, le comte, le chevalier et le docteur, jouent le piquet de la tranquille province, en gémissant sur les frasques que fait à Paris l’enfant adoptif de la maison, petit-neveu de l’un d’entre eux. Ce jeune fils de famille s’est épris « d’une fille, d’une gourgandine » et il a signifié au grand-oncle de Guérande sa volonté de l’épouser. « Une fille, vous dis-je », dit le grand-oncle à ses deux amis, et il ajoute :

« … J’ai fait prendre tous les renseignements. Une fille ! entendez-vous. Et ce qu’il y a de pis, c’est que l’imbécile le sait : sa lettre, la lettre où il osait me parler de ce mariage, est pleine de confidences honteuses à cet égard. Un passé douloureux, m’écrivait-il, une âme incomprise, une réhabilitation à faire ! un tas de billevesées, enfin… »

Je prie le lecteur de remarquer les mots que j’ai soulignés. Je vais tâcher de lui faire bien sentir ce que j’entends par le trait factice, jeté au hasard sur la physionomie, et qui trouble et déconcerte ceux qui suivent la pièce avec attention. Une âme incomprise ! une réhabilitation à faire ! J’analyse des impressions rapides qu’on éprouve à la représentation quand ces mots, qui ne sauraient passer inaperçus, frappent l’oreille. On n’a pas encore vu Adelphe, le jeune homme dont il est question. Mais déjà il nous apparaît à travers sa lettre, en un premier trait distinct qui se fixe dans notre esprit. Cet Adelphe peut être un imbécile qui s’est laissé prendre aux belles phrases d’une intrigante ; nous n’inclinons pas moins, sans nous en rendre compte, à supposer des lueurs de noblesse d’âme chez un étourdi qu’on n’a entraîné que par une comédie de noblesse. Le dessein de réhabiliter par le mariage une fille tombée, est, selon les circonstances, plus ou moins sot et plus ou moins extravagant ; il n’est pas d’un mauvais cœur ni d’un cœur atrophié. Des souvenirs jaillissent devant nous ; celui de l’admirable transport de passion qui s’empare d’Armand Duval dans la Dame aux Camélias, celui du feu de vertu qui brûle Camille dans les Idées de madame Aubray. Voilà par quelle succession de pensers rapides nous passons dans l’espace d’une seconde, sous l’influence de la lettre d’Adelphe : Comme nous sommes ainsi affectés, l’oncle, après une interruption, reprend et poursuit :

« … C’est une gaillarde qui sait son affaire, une dangereuse, et qui ne s’en cache pas. Car la gouine a pris pour nom de guerre la Glu et son cachet porte en exergue cette devise si significative… »

La devise est en effet significative. Elle l’est tant que je ne la cite pas. Tout de suite, en entendant la devise et le reste, nous sommes jetés à mille lieues des suppositions sur le caractère d’Adelphe qu’éveillaient en nous les mots de passé douloureux, d’âme incomprise, de réhabilitation à faire. Nous nous disons : Comment ce jeune homme, étudiant en droit (ce qui exclut l’hypothèse de certains excès d’ingénuité et d’ignorance), a-t-il pu se vouer à la réhabilitation d’une personne qui désire si peu être réhabilitée ! Nous soupçonnons dès ce moment que l’auteur a employé des mots aussi expressifs sans y attacher de sens défini. Il a dit cela, au hasard, comme il eût dit n’importe quoi d’autre. Chose toujours si fâcheuse dans les ouvrages de l’esprit, quel qu’en soit le genre, et, au théâtre, particulièrement dangereuse. Nous n’avons qu’à voir Adelphe pour nous assurer que nos conjectures étaient justes. Il se montre à nous en personne à la scène suivante, pas plus tard qu’à la scène suivante. Cet Adelphe n’est que le plus fourbu de tous ceux de sa génération en qui le ton du jour et les mœurs du siècle ont le plus tout usé, cœur, tête et corps ; c’est le plus crevé des petits-crevés. Je consens que la drôlesse qu’il veut épouser se soit rendue indispensable à ses vices, et qu’elle ait grisé sa vanité de faible d’esprit de la gloriole bestiale que lui seul a su lui faire goûter les plaisirs et le bonheur de l’amour, à elle, la femme convoitée par tous et possédée par beaucoup. Je ne consens pas qu’il ait jamais pu passer par le cerveau d’un Adelphe, même comme un éclair, même comme un simple prétexte à amadouer un grand-oncle, l’idée compliquée et relativement généreuse de relever, en l’épousant, une créature déchue ; je ne consens même pas qu’aucun homme puisse jamais songer à réhabiliter une glu, qui se vante de l’être et l’a fait graver sur son cachet. Auteur de ce salmigondis moral et de quelques autres semblables, condensés sans malice dans une seule pièce : Jean Richepin, homme de vie parisienne, très malin en sa bonhomie, prosateur très raiffiné en sa crudité, poète inspiré et de franche verve, quand il chante sa maîtresse, les gueux et son toutou.

Il est bien d’autres façons périlleuses de transgresser les lois du drame. On pèche également contre ces lois lorsqu’on étend et délaie outre mesure la donnée fondamentale et lorsqu’on y associe sans l’y fondre quelque autre donnée, lorsqu’on ne varie pas le sujet d’assez d’épisodes, là où le sujet le comporte et lorsque les épisodes qu’on jette en passant dans la tragédie sont par eux-mêmes si violents, si terribles, si concluants, que le dénouement de la tragédie ne pourra rien nous apporter de plus tragique. Un thème dramatique est un germe d’où l’auteur ne doit pas plus tirer trois ou quatre drames différents et discordants qu’un propriétaire sensé n’essaye de tirer une grappe de raisins d’un abricotier, ou ne suspend des artichauts à un platane pour se persuader que le platane produit naturellement l’artichaut.

Nous avons eu, cette saison, plusieurs modèles achevés d’un genre de composition qu’on pourrait définir le drame bicéphale et polycéphale. Tel de ces drames n’a pas tenu l’affiche de la Gaîté plus de quelques jours ; tel autre a fourni au Gymnase une carrière longue et fructueuse ; c’est ce qui prouve que les ouvrages dramatiques ont leurs destinées comme les livres. Dans le Roi des Grecs, il y avait deux drames parallèles ; mais il n’y en avait que deux ; c’est modeste. Dans un Roman parisien, il y en avait trois ou quatre. Deux sujets, d’ailleurs, traités en même temps dans un seul drame, suffisent pour que le drame soit sans vigueur et qu’il fasse l’effet d’un joli sens dessus dessous. Si vous allez au delà d’un sujet pour une seule pièce, si chaque acte est un nouveau drame qui s’ajoute au drame de l’acte précédent, il n’y a plus de raison pour qu’une pièce finisse avant la fin du monde. Si ! Il y en a une, c’est l’ordonnance de police qui prescrit la fermeture des théâtres à heure fixe. Cette raison est étrangère à l’esthétique. Je ne demanderais pas mieux que de croire que tant de drames, barbouillés ensemble, ou qui s’enfilent l’un dans l’autre comme des marrons d’Inde mis en collier, soient le signe d’un génie qui déborde en sujets de pièces et d’une invention qui ne se contient pas. Qui me dit qu’ils ne signifient pas tout le contraire ? Qui me dit que ce n’est pas l’imagination, fatiguée ou paresseuse qui, impuissante à se figurer et à rendre les motifs, les péripéties et les passions d’un drame, unique et complet, prodigue en une seule soirée une multitude de rogatons de drames avortés, et les superpose l’un à l’autre, sans leur donner ni flamme ni couleur ? Ainsi un terrain appauvri produit les broussailles par milliers, et il ne saurait pas nourrir un bel arbre qui se détacherait dans sa vigueur solitaire.

M. Sarcey remarquait dernièrement que les auteurs dramatiques du jour ne croient plus à leur propre drame et qu’ils ne peuvent, par conséquent, nous y faire croire. Il est bien vrai qu’à une ou deux exceptions près, ils n’ont plus la foi, ni les vieux, ni les jeunes, ni ceux qu’on appelle un peu complaisamment les maîtres, ni les disciples qui travaillent d’après les modèles que leur fournissent ces maîtres d’ordre mineur. Eh ! quel effet le drame peut-il faire sur son auteur qui est en train de le construire ; quel effet même pourraient faire sur cet auteur les plus épouvantables tragédies de la vie réelle et de la société, quand il s’est habitué à employer le poison, le naufrage, l’apoplexie, le viol, le meurtre, le bagne, l’échafaud, comme de simples moyens de se tirer d’embarras dans une passe difficile, ou à titre de simples remplissages pour combler les vides d’un sujet qu’il ne sait pas voir aussi riche qu’il l’est ?

Ce touffu stérile, cet encombrement sans opulence cette incontinence sans fécondité de prologues, d’épilogues et de paralogues, on les trouve dans la comédie, dans le vaudeville et dans l’opérette comme dans le drame. Aussi on ne saurait crier trop haut et trop souvent aux jeunes gens qui travaillent pour le théâtre : « Ayez un sujet ; n’en ayez qu’un, et restez dans les limites de ce sujet. Cherchez les arguments et les détails qui l’expliquent et qui l’ornent ; défiez-vous des épisodes, trop violents, ou trop nourris, ou capricieux, qui le chargent, l’étouffent et le rejettent dans l’ombre. » Il faudrait surtout adresser ce conseil aux auteurs qui pratiquent à la fois le roman et le théâtre, et plus particulièrement à ceux qui traitent leur sujet en roman avant de le traiter sous la forme scénique. Les conditions du théâtre ne sont pas celles du livre. Le livre admet des embellissements, des développements, des excursions, des complications, des juxtapositions et tout un parasitisme charmant que ne souffre pas le théâtre. Oh ! tout le monde connaît bien ces vérités de La Palice. Tout le monde agit comme s’il ne les connaissait pas.

Nous avons une préface inédite de M. Dumas fils pour l’édition définitive de ses œuvres. C’est une préface sur le Fils naturel. Les lecteurs de M. Dumas, et il en a un certain nombre, vont être un peu surpris de la nouvelle que nous leur donnons. Il leur semblait que, il y a quelques années déjà, M. Dumas avait écrit une préface au Fils naturel, et que M. Calmann Lévy avait publié un Théâtre complet d’Alexandre Dumas fils, avec préfaces inédites, en six volumes, qui en est, pour certains volumes, à la sixième édition, et, pour d’autres, à la douzième. Il leur semblait bien ; ils ne se trompaient pas.

La nouvelle préface a pour objet précisément la précédente préface du Fils naturel ; la nouvelle édition définitive, qui est intitulée, on ne sait trop pourquoi, Édition des comédiens, n’est pas destinée à la foule vulgaire. L’édition Calmann Lévy est l’édition publique que tout un chacun peut acheter, moyennant trois francs cinquante centimes. L’édition des comédiens, celle qui contiendra, à ce qu’on nous apprend, des préfaces sur des préfaces, plus de nombreuses notes de M. Dumas sur les écrits de M. Dumas, est une édition mystique ; elle ne sera tirée qu’à quatre-vingt-dix-neuf exemplaires ; cent, ce serait trop ; ce serait retomber dans la cohue ; ce serait se prostituer au public qui a toujours tant maltraité M. Dumas. L’édition mystique est définitive ; l’édition pour le public n’est que complète.

Maintenant, pourquoi M. Dumas, qui ne veut tirer sa préface de préface qu’à quatre-vingt-dix-neuf exemplaires, commence-t-il par la communiquer, en grand secret et tout à fait confidentiellement, à un journal qui a certainement plus de quatre-vingt-dix-neuf abonnés ou acheteurs ? Ah ! voilà ! On prend des airs avec M. Tout-le-Monde, et on n’est pas fâché, cependant, d’être lu de M. Tout-le-Monde. Le public seul, en effet, peut tirer de son sein, pour un auteur, les quelques centaines et les quelques milliers de lecteurs dont le suffrage a du prix. Quand on prétend trier soi-même ses admirateurs sur le volet, quand on se donne la mine d’écrire seulement pour quatre-vingt-dix-neuf privilégiés, choisis un à un, on risque fort d’avoir écrit pour les quatre-vingt-dix-neuf moutons et un Champenois du proverbe.

Au théâtre, ou quand il compose un roman magistral, tel que l’Affaire Clemenceau, le roman de mœurs le plus hardi et le plus vrai qui ait été publié chez nous depuis Madame Bovary, M. Dumas a pour premier besoin et pour premier talent la clarté. Ses préfaces de lui-même sur lui-même sont tout au contraire des fouillis ; que sera-ce d’une préface sur une préface ! C’est du métafouillis. Je ne veux pas discuter le fonds du rare morceau, que M. Dumas destinait aux quatre-vingt-dix-neuf et qu’il a égaré au beau milieu de cent mille lecteurs. Il faudrait trois fois plus de place qu’il n’y en a dans un seul feuilleton, pour distinguer tout ce que M. Dumas confond.

Je ne veux relever dans le dernier écrit de M. Dumas que l’amertume singulière qu’il montre pour le public, lui qui a été toute sa vie le favori, et, en certains jours, un favori presque scandaleux du public !

Qui ne croirait M. Dumas un homme heureux ? Il possède un bel hôtel avenue de Villiers, et, dans cet hôtel, un réduit, un chalet mystique, comme l’édition des comédiens. Il s’est fait et il a associé en lui deux existences, d’ordinaire incompatibles, qui sont l’une et l’autre une égale source de félicités : la vie sage et rangée du chef de famille, la vie avec des ailes de l’artiste qui vagabonde, impatient du joug, parmi le chœur des Grâces et des Muses. Père de famille, il a la pleine confiance et le dévouement des siens ; artiste, de belles dames studieuses ont fait de lui leur dieu ; de belles comédiennes l’ont adoré, en tout bien tout honneur ; les unes et les autres l’ont pris et le prennent pour directeur de conscience ; c’est un confesseur laïque ; il fait concurrence à Bellac. On l’a acclamé dès la jeunesse ; et, depuis, il n’a cessé de marcher de victoire en victoire. Il n’a pas été écrasé comme Flaubert sous le poids d’un premier succès. Le Demi-Monde a été un plus éclatant triomphe que la Dame aux Camélias. Il n’a pas été écrasé, non plus, sous le poids du nom qu’il porte. Il nous offre le phénomène, à peu près unique dans notre histoire littéraire, du fils d’un glorieux écrivain qui a réussi à se faire écouter après son père et qui, sur quelques points, le dépasse. Qui ne croirait M. Dumas un homme heureux ?

Mais les dieux jaloux, qui ne veulent pas qu’un seul mortel puisse jamais se vanter de son bonheur, ont logé dans le cerveau de M. Dumas fils un mille-pattes inconcevable et inexorable. La petite bête, dans les premiers temps, ne remuait pas trop ; à cette heure, elle fait rage. Plus M. Dumas avance dans la gloire et la fortune, plus la petite bête se démène de ses mille pattes ; plus elle lui taquine les circonvolutions ; plus elle lui enfonce dans la matière grise l’idée prodigieuse qu’il a été méconnu, incompris et persécuté de son siècle. Quand cela le prend, il lance une préface amphigourique afin de bien expliquer son œuvre, injustement méprisée, et puis, une seconde préface pour expliquer la première qui a été mal saisie. Ce qui est son tourment, c’est qu’on refuse de reconnaître dans ses drames la grande portée morale, sociale et utilitaire ; dans son génie, le caractère et l’aptitude sociologiques. On le prend pour un amuseur et un bateleur. Il se sent dédaigné du savant, du prêtre et du politique, lui qui a découvert et qui possède l’art précieux de mener « par l’immoral à l’utile ». Et la foule qui hurle avec les loups hurle après lui sur le même mode que le prêtre, le politique et le savant. Tels sont les spectres qui hantent l’esprit de M. Dumas.

C’est sans doute un travers fort commun en France de refuser à un homme supérieur la variété des dons de l’esprit. Il est chez nous toute une classe de petits-maîtres intellectuels et d’éventés politiques, les uns ducs et membres d’Académies, les autres, chefs de groupe ou directeurs de journaux, qui n’entendront jamais qu’on fasse Locke commissaire des appels, puisqu’il a écrit un Traité sur l’éducation, ni Addison, lord du bureau de commerce, puisqu’il s’est montré capable de rédiger le Spectateur, voire le Babillard.

Nous ne croyons pas cependant que M. Dumas ait eu personnellement à souffrir beaucoup de ce genre d’esprit pédantesque et fesse-mathieu. C’est un prêtre illustre qui, justement après avoir lu les Idées de madame Aubray, s’est fait le premier patron de sa candidature à l’Académie française. Pour ce qui est de la foule, elle s’arrache ses brochures sociologiques encore plus avidement que ses drames. L’Homme-Femme, la Question du divorce, les Femmes qui votent et les femmes qui tuent, se sont vendus, à vingt, trente et cinquante mille exemplaires. Une brochure politique de Chateaubriand ou de Benjamin Constant ne s’est jamais débitée en tel nombre. Quelle que puisse être la valeur intrinsèque de la sociologie de M. Dumas, ces faits et ces chiffres prouvent qu’elle a été assez goûtée de ses contemporains !

Que faut-il de plus à M. Dumas ? Ne croira-t-il qu’on prend sa sociologie au sérieux que si on le nomme Grand Législateur de France, ou si l’on crée une chaire à l’École de droit pour y commenter l’Homme-Femme ? Personne ne lui interdit la sociologie, même au théâtre. On demande seulement que ce ne soit pas une sociologie d’une impression pénible pour le spectateur. Il a beau dire : quoique le Fils naturel ait des parties admirables, l’émotion finale qu’on en emporte n’est ni agréable, ni saine. M. Dumas peut avoir raison, en tant que sociologue, de produire chez nous cette émotion ; il a tort en tant qu’auteur dramatique.