À propos de l’Assommoir/Conclusion


VI

CONCLUSION


La critique littéraire agit en général comme les gouvernements : elle suit, à une respectable distance, le mouvement de l’esprit et les évolutions de la pensée.

Puis quand il lui est bien prouvé que le public est plus avancé qu’elle et qu’il ne sert plus à rien de regretter les « maîtres du temps passé », les « romanciers comme ceux dont nos romanciers sont les fils abâtardis, le grand art qui marche vers la ruine complète », etc., — alors elle salue poliment le fait accompli et laisse à la génération suivante le soin d’apprécier les talents qu’elle a méconnus. Par bonheur, les aristarques sont aussi impuissants à arrêter le courant des idées que des villageois le seraient à arrêter le cours d’un fleuve. — Il va sans dire qu’il y a des exceptions, et qu’un grand nombre de critiques savent marcher avec leur temps.

La lecture des revues théâtrales, des soirées parisiennes et des lundis écrits sur l’Assommoir est à la fois amusante et instructive ; amusante, parce que des flots d’esprit, — pas toujours du plus délicat, par exemple, — sont dépensés pour essayer de submerger le nouveau drame, les auteurs et leurs théories ; instructive, parce qu’il est toujours bon d’assister à un duel littéraire, et de voir quelles armes emploient les champions. Ces feuilletons pourraient former des volumes ; nous résumerons en quelques mots, ce qui a été dit.

Quelques naturalistes intransigeants sont sans pitié pour MM. Busnach et Gastineau, et ne leur pardonnent aucune de leurs concessions ; mais ils sont rares.

Les juges impartiaux, qui font la part du bon et du mauvais, sont tout aussi rares.

Le ton de l’immense majorité de la presse est celui d’un lourd mécontentement. Les uns se plaignent de ce que la pièce n’est pas absolument nouvelle : comme si l’on inventait du nouveau tous les jours ! comme si les nouvelles idées, les nouvelles théories, ne faisaient pas leur chemin lentement ! Quelques scènes qui sortent de l’ornière habituelle sont suffisantes pour donner de l’importance à un drame, et on ne peut pas nier qu’il s’en trouve dans l’Assommoir.

Un nouveau ressort a été ajouté aux ressorts de la vieille mécanique passionnelle : « Cet homme trahira-t-il ou ne trahira-t-il pas ? — Cette femme se livrera-t-elle ou ne se livrera-t-elle pas ? Ces jeunes gens se marieront-ils ou ne se marieront-ils pas ? » — C’étaient les questions qui passionnaient les spectateurs. Et tout à coup, un audacieux en pose une nouvelle : L’ivrogne boira-t-il ou ne boira-t-il pas ?

Ceux des critiques qui ont été assez perspicaces pour reconnaître ce qu’il y a de nouveau, de hardi, de fécond là-dedans, se sont récriés : « Je vous avoue que cela m’est absolument égal, dit M. F. Sarcey… Qu’il boive et qu’il crève tout de suite, l’animal, et n’en parlons plus[1] ! » — Mais, puisque les applaudissements ont été accordés à la plus grande partie de l’œuvre, puisque le public se presse tous les soirs aux portes de l’Ambigu, il faut croire que la question est intéressante.

Et pourquoi ne le serait-elle pas ? — La trahison et l’adultère ne sont guère plus propres que l’ivrognerie : seulement ces crimes sont ceux des classes aristocratiques de la société ; on les cache sous l’habit noir, sous les jupes de satin ; la main sanglante est blanche, sous des gants blancs ; le vice est moins laid, éclairé par les candélabres, reflété par les glaces de Venise. Les bibelots du luxe le voilent, le poétisent. Il est si gentil, arrangé de cette manière, que les honnêtes gens vont le voir sans scrupule, et sont tout étonnés de ne pas le trouver repoussant. Cela est plein d’enseignements et d’une haute moralité ! — Mais le vice en blouse, le vice qui ronge et corrompt la classe inférieure de la société, il ne peut intéresser personne ! Les tragédies que l’alcool fait jouer dans la mansarde ne sont pas dramatiques ! Les malheurs d’une famille du peuple atteinte de cette contagion, cela n’est pas poétique, cela manque d’idéal. Retournons bien vite à la

Race d’Agamemnon qui ne finit jamais.

« Arrachez à ces acteurs leurs haillons, et faisons leur revêtir la soie et le velours ! Allons ! la plume au chapeau ! la fraise au col ! l’écharpe de satin autour des reins ! nous nous garderons bien de trouver infâmes des actions qu’on nous peint toutes roses, de trouver sales les crimes poétiques que vous nous représentez ! Vos trahisons, vos meurtres et vos amours malsains, voilà ce qu’il nous faut pour nous faire oublier les tristesses de la vie pratique ! c’est le rayon d’idéal qui vient éclairer notre besogne quotidienne ! nous sourirons doucement à vos turpitudes honnêtes, et cela nous reposera ! »

Après tout, c’est là un raisonnement comme un autre.

Généralement, pourtant, ce drame tant décrié a eu l’étrange avantage de gagner la cause du roman : on a reconnu que le livre pouvait étudier les plaies sociales ; on reconnaîtra bien une fois que le théâtre a les mêmes droits.

En attendant, on murmure encore. Quelques-uns refusent obstinément d’entendre parler de M. Zola. M. Vitu, qui l’a lu et qui le déteste, est d’une modération relative ; M. de Saint-Victor, qui avoue avoir à peine parcouru deux volumes, soulève une vraie tempête, et se dresse de toute sa hauteur pour asséner à l’auteur de l’Assommoir une grêle de coups de massue à pointes qui fait frémir. Il est bon de l’écouter un instant :

« Il faut bien parler de M. Zola, puisqu’on a joué l’Assommoir, mais ce n’est pas de bon gré que je m’y résigne. Le tapage qui se fait autour de lui, depuis quelque temps, est si hors de toute proportion avec son talent, qu’on craint en y mêlant une note même hostile, de se faire dupe ou complice d’une immense mystification. J’ai peu hanté les romans de M. Zola, sa littérature étant inhabitable pour moi. J’ai lu de lui, ou pour mieux dire, feuilleté le Ventre de Paris et la Faute de l’abbé Mouret. Cette semaine, par corvée de métier, j’ai ouvert, pour la première fois, le soupirail qui mène à l’Assommoir :

» Voici le trou, voici l’échelle, descendez !

» Je suis descendu, j’ai parcouru, à travers un ennui noir et une répugnance écœurante, cet égout collecteur des mœurs et de la langue, enjambant, à chaque pas, des ruisseaux fangeux, des tas de linge sale humés avec ivresse par leurs ignobles brasseuses,

» Et ce que Bec-Salé vomit sur son chemin.

» L’impression que j’ai rapportée de ces trois lectures est celle d’un écrivain sans aucune originalité, né disciple, foncièrement élève, rapin de Balzac qu’il parodie, de MM. Flaubert et de Goncourt qu’il caricature cruellement. Outrer l’outrance et violenter la violence, défigurer la grimace et ravaler l’avilissement, tel est le procédé exclusif de cet esprit attelé, quoiqu’il rue dans son attelage, et qui croit creuser des sillons en défonçant des ornières. »

Après cela, comme nous ne connaissons rien de plus violent, nous renonçons à toute autre citation. M. de Saint-Victor est le seul critique qui refuse tout talent à M. Zola, qui a fait triompher dans le roman le genre qu’il a nommé naturalisme et qui le fera sans doute triompher au théâtre. Pour cette fois, je ne chercherai pas quelle doctrine peut exister sous ce mot de naturalisme : je ne m’occuperai que de la rhétorique. Ce mot désigne un système de réformes littéraires qui doivent porter sur la forme à donner aux œuvres d’art et sur le travail préparatoire auquel doit se livrer tout écrivain consciencieux. Pour retrouver l’origine de ce mouvement, vieux comme le monde, il faudrait remonter bien loin dans le passé. Quel naturaliste sans frein que le vieil Aristophane ! et Plaute ! et Lucrèce, qui parait de toutes les fleurs de la poésie la science la plus ardue, quelquefois la plus amère ! et Juvénal, le peintre hardi des débauches de la Rome impériale !… Mais restons dans les temps modernes : nous trouvons que Villon, Rabelais et bien d’autres pensaient, comme M. Zola, qu’il n’y a aucune raison d’employer une périphrase pour désigner une chose, tandis qu’on a le mot propre sous la main ; nous verrons que Shakespeare et ses contemporains : Ben-Johnson, Fletscher, Marlowe, ne reculaient devant aucune crudité de langage, devant aucune observation humaine, quelque cruelle et amère qu’elle fût ; nous les verrons, — et Molière avec eux. — rechercher et mettre en évidence la cause des mauvais penchants : ce qui est tout le procédé naturaliste ! — Seulement, Rabelais, Shakespeare, Molière étaient des faits isolés dans leur époque. Leurs contemporains, qui n’employaient leur gros langage que par grossièreté, n’avaient pas la science physiologique que l’on possède aujourd’hui, et qui permet d’étudier les influences physiques que subit l’homme moral ; les maîtres seuls avaient le génie, qui tient lieu de tout. Aujourd’hui, le système qu’ils ont créé sans s’en douter prend conscience de lui-même ; il tend à jouer pendant quelque temps, dans la littérature, le rôle que d’autres systèmes ont joué tour à tour : cela, parce qu’il a trouvé des hommes qui, ayant compris sa théorie, son essence, l’expliquent à tout le monde. — Le même fait s’est passé pour le romantisme, qui se trouvait en germes chez presque tous nos poètes du XVIe siècle et qui relevait directement du moyen âge. Le moment est venu où il répondait aux exigences de l’esprit : alors, il a régné sur la scène littéraire. Victor Hugo l’a défendu, a donné des théories et des exemples, l’a fait vaincre. — Puis, les besoins de l’esprit ont changé ; ils nous portent aujourd’hui vers une étude plus exacte des faits, vers une forme plus hardie, et le vieux mouvement naturaliste, que le génie de Balzac n’avait pas pu faire triompher à un moment qui n’était pas le sien, semble reprendre l’avantage.

Ceux qui s’effrayent de ses progrès ne le comprennent pas. On se figure qu’il va chasser des sujets et des types de la littérature : il ne veut qu’ouvrir à tout le monde les portes du théâtre et du roman, afin que tout ce qui est puisse y entrer. On croit qu’il veut ôter au style toute poésie et changer le français contre l’argot : il demande seulement que les personnages littéraires parlent comme parlent les personnages réels. On prétend qu’il bannit l’idéal : il ne le fait que si par idéal on entend le vain caprice, la fantaisie mensongère ; le rêve trompeur et malsain d’une imagination qui croit s’élever : comme si l’on pouvait s’élever en quittant la vérité pour l’erreur ! Mais, de même qu’au lieu du mal poétique et du vice doré il peint le mal tel qu’il est et le vice hideux, au lieu du bien factice, il dépeint la vertu vraie, le bien réel.

Tout porte à croire qu’il triomphera : il a pour lui des écrivains de talent ; M. Zola, c’est-à-dire un défenseur qui ne se ménage pas ; toute la jeunesse littéraire, c’est-à-dire l’avenir.

Que nos vœux accompagnent la jeune école, dans sa marche lente et sûre ! Nous sommes heureux d’avoir eu quelquefois l’occasion de prendre sa défense dans cette courte étude : notre seul regret est de n’avoir pu le faire plus souvent.


  1. Le Temps, 20 janvier.