À nos amis, à nos abonnés

À NOS AMISMES
À NOS ABONNÉS

à nos abonnés. — Comme on a déjà pu le voir au bas de la première page de la couverture des deux cahiers précédents, une modification importante venait dès lors de s’introduire dans notre périodicité. Nos cahiers paraîtront désormais toutes les quinzaines pendant les mois d’hiver, et toutes les deux quinzaines pendant les mois d’été, sans aucune interruption de vacances. Nous nous conformerons ainsi à la loi (de finances) du 29 avril 1908, concernant les tarifs postaux applicables aux journaux et écrits périodiques. L’article 2 de cette loi est ainsi énoncé :

Article 2. — Ne sont considérées comme périodiques, au point de vue de l’application de la taxe, que les publications remplissant les conditions de la loi sur la presse, paraissant au moins une fois par mois et dont la fin ne peut être prévue d’avance.

Nos séries commenceront désormais le premier septembre de chaque année et finiront le 31 août de l’année suivante. C’est d’ailleurs à ces deux dates que commençaient et finissaient déjà nos exercices budgétaires. Nos cahiers paraîtront par quinzaines sensiblement de la mi-novembre à la mi-mars, et toutes les deux quinzaines sensiblement de la mi-mars à la mi-novembre.

à nos amis. — Je ne puis taire, et nous ne pouvons pas cacher plus longtemps ce que savent depuis le commencement de cette série tous ceux de nos amis qui viennent quelquefois au bureau des cahiers : que j’ai été très sérieusement malade et que cette maladie a mis en danger l’existence même des cahiers. Je ne parle pas seulement de la mienne.

J’avais employé ce qu’on nomme les vacances à préparer la dixième série, comme je prépare une série toutes les vacances, et en outre à préparer la fabrication de notre Polyeucte, j’avais même commencé de lancer les premières circulaires de ce Polyeucte quand je tombai presque brusquement, le 10 septembre. Je dus garder le lit pendant quatre semâmes, et non guéri je dus sauter du lit et de la maison, car il était temps, pour affronter cette vague redoutable de la rentrée. Je me suis provisoirement et pour cette fois rétabli et guéri en travaillant et à force de travail, mais il ne faut pas tenter la fatalité.

Je dois dire encore, nous devons ajouter que pourtant cette maladie n’avait rien d’imprévu, qu’elle peut me reprendre demain, qu’elle était toute naturelle, si je puis dire, que par sa nature et ses modes, par sa qualité elle dénonçait elle-même qu’elle n’était que la conséquence inévitable de quinze ans de surmenage et de soucis (car il faut bien compter les cinq années de préparation et d’apprentissage, avant le départ même de ces cahiers, avant le départ d’il y a dix ans) et, car il faut dire le mot, de soucis d’argent.

Nous souffrons surtout, depuis quatre ou cinq ans, d’une opinion totalement fausse qui s’est établie sur la prospérité de nos cahiers. Quand nous rencontrons des gens, même des amis, qui ne nous ont pas vus depuis un certain temps : Eh bien ! nous disent-ils, ça va très bien, les cahiers. Ils veulent dire par là confusément ensemble : qu’ils sont très contents des cahiers qu’ils reçoivent, qu’ils entendent parler très favorablement partout des cahiers, et que par conséquent nous sommes évidemment très à l’aise pour les fabriquer.

Nego consequentiam. Je nie cette conséquence. Il faut rompre cette conséquence, il faut dissiper cette confusion. Je reconnais moi-même qu’elle est toute naturelle. Quand nos abonnés reçoivent de quinzaine en quinzaine, avec une régularité aussi ponctuelle, des cahiers fabriqués avec une attention aussi soutenue, aussi inlassable, avec tant de sérieux, avec tant de sévérité, avec tant de soin, avec tant de convenance, avec tant de sollicitude, comment ne croiraient-ils pas, en ce temps de sabotage universel, que c’est que nous en avons les moyens, et que nous sommes à notre aise pour travailler. N’est-ce point là la conséquence ? la pente ?

Qu’ils se détrompent. Et qu’ils se détrompent doublement. Qu’ils se détrompent en fait. Si en fait en ce temps de sabotage universel nous avons maintenu la décence et la propreté de la fabrication, de toutes les fabrications, de la fabrication intellectuelle et de la fabrication industrielle, de la plume et de l’encre, de la typographie et de la copie, du papier et de l’œuvre, ce n’est point que nous en ayons ni que nous en ayons jamais eu les moyens, c’est que depuis quinze ans nous travaillons très au-dessus de nos moyens. Nous ne sommes à aucun degré ni en aucun sens des amateurs. Nous sommes dans le sens le plus rigoureux de ce mot, le plus beau de tous, des professionnels. Nous travaillons d’un certain métier, d’un dur métier. Le peu que nous faisons nous ne le faisons point par amusements ni avec notre superflu, mais nous le faisons de notre chair et de notre sang, de notre substance même, et nous exerçons un métier.

Nous vivons en un temps si barbare que quand on voit des hommes imprimer des textes propres sur un papier propre avec une encre propre tout le monde se récrie : Faut-il qu’ils aient du temps à perdre ! Et de l’argent ! Nous n’avons pas de temps, nous n’avons plus d’argent, nous n’avons que notre vie à perdre. Nous avons failli la perdre ; et nous sommes exposés à recommencer.

Nous vivons en un temps si barbare que l’on confond le luxe avec la propreté. Quand un ouvrier essaye de travailler proprement, on l’inculpe de luxe. Et comme dans le même temps et de l’autre part le luxe et la richesse travaille toujours salement, il n’y a plus littéralement aucun joint par où la culture puisse ni se maintenir, ni essayer seulement de se réintroduire, ni seulement se défendre. Par où elle puisse passer. Ceux qui n’ont pas d’argent font de la saleté sous le nom de sabotage ; et ceux qui ont de l’argent font de la saleté, une contre et autre saleté, sous le nom de luxe. Et ainsi la culture n’a plus aucun joint ; où passer. Il n’y a plus cette merveilleuse rencontre de toutes les anciennes sociétés, où celui qui produisait et celui qui achetait aimaient également et connaissaient la culture.

C’est comme si l’on concluait, de ce qu’un statuaire travaille dans le marbre, qu’évidemment c’est un homme très riche, puisqu’il travaille dans le marbre, et que le marbre est très cher. C’est ici le plus odieux raisonnement moderne, le contre-sens injurieux de la barbarie et de l’amateurisme. C’est le contraire. Si un statuaire est pauvre, et s’il faut qu’il achète son marbre, il tombe irrévocablement dans des misères sans fin. Il s’enfonce, il descend dans des misères descendantes sans fin.

Nous avons mis sur pied, nous avons soutenu à travers des dangers de toute sorte, à travers toutes les épreuves, à travers tous les accidents, à travers toutes les misères, la plus importante, la plus grosse entreprise de publication littéraire et autres, périodique et autres, qui ait été tentée pendant ces dix ans, et nous l’avons faite, et nous l’avons tenue sans jamais avoir un sou devant nous ; ce que tant de capitaux mêmes autour de nous n’ont pu faire, nous avons créé en dix ans une firme nouvelle, presque universellement connue, très généralement estimée, très bien cotée, universellement respectée, nous l’avons faite et nous l’avons maintenue sans jamais avoir un sou devant nous. Tout homme qui a quelque expérience des réalités économiques saura, pourra mesurer ce que représente une telle entreprise, et que c’est une véritable gageure. Mais il saura aussi, il mesurera ce que coûte une telle gageure, et de la tenir pendant dix ans, et où se prend ce que l’on ne prend pas à l’argent, ce que l’on ne demande pas à l’argent, car il faut toujours que cela se prenne quelque part, et que ce qui ne coûte pas à l’argent, ce qui ne coûte pas en argent, se paie par un surmenage perpétuel, un risque de mort constant, des ravages irréparables de la santé.

C’est ainsi que les seules personnes, les quelques personnes qui sachent non seulement vraiment mais réellement ce que c’est que les cahiers sont quelques chefs, propriétaires, directeurs des plus grandes maisons d’édition de Paris, dont le nom a paru quelquefois dans ces cahiers dans les remerciements que je leur ai faits, qui sont nos abonnés, qui nous lisent et nous suivent de près, qui seuls peut-être nous mesurent à notre mesure, et le peuvent, qui dans la misère croissante de ce pays, dans le marasme croissant des affaires, dans toutes ces crises des affaires, et plus que toutes autres dans le marasme et dans l’effroyable crise de la librairie, nous estiment à notre juste prix, je veux dire en connaissance de cause, en connaissance de difficulté, qui me traitent personnellement avec une amitié affectueuse, confraternelle et quelquefois, vu leur autorité, presque paternelle, et qui, sachant, eux, ce qu’ils disaient, m’ont dit vingt fois : Ce que vous avez fait, personne n’aurait pu le faire, et à aucun prix.

D’autre part et deuxièmement, non plus en fait, mais en calcul, que l’on ne se trompe pas en calcul. Que l’on ne s’abuse pas sur ce qui nous attend. Ni sur l’avenir prochain de nos cahiers, ni sur l’avenir prochain de ce pays. Dans cette barbarie, dans cette inculture croissante, dans ce désarroi des esprits et des mœurs, dans ce désastre de la culture, plus nos cahiers seront bons, moins ils auront accès auprès du grand public, auprès de ce que nous pouvons nommer le public, tout court.

De plus en plus, d’année en année, et pour de longues années peut-être, le grand public s’abandonne et on l’abandonne, le public est abandonné à toutes les bassesses : à la pornographie, et non pas seulement à la pornographie grossière, vulgaire, basse, à la pornographie du ruisseau, à la pornographie des foules et des masses, à la pornographie populaire, à la pornographie de la plèbe, dont nos moralistes professionnels mènent tant de bruit, qui serait encore la moins dangereuse de toutes, et presque naturelle, en un certain sens, mais à la pornographie censément élégante et sociable, à la pornographie mondaine, à la pornographie du salon, du coin de la cheminée, la plus pernicieuse de toutes, à beaucoup près, et qui, à son tour et par un débordement prévu, par une imitation, par une contrefaçon, par une singerie prévue envahit le peuple même ; à la frivolité, à la fatuité mondaine, à la légèreté, à la futilité, à la fausse élégance mondaine, à toute la mondanité, barbarie infiniment pire et plus dangereuse que l’obscénité même. Et de ce que sont devenues les mœurs politiques, parlementaires, électorales, de la corruption politique il vaut mieux ne point parler.

Ne nous félicitons pas. Nous sommes des vaincus. Le monde est contre nous. Et on ne peut plus savoir aujourd’hui pour combien d’années. Tout ce que nous avons soutenu, tout ce que nous avons défendu, les mœurs et les lois, le sérieux et la sévérité, les principes et les idées, les réalités et le beau langage, la propreté, la probité de langage, la probité de pensée, la justice et l’harmonie, la justesse, une certaine tenue, l’intelligence et le bon français, la révolution et notre ancien socialisme, la vérité, le droit, la simple entente, le bon travail, le bel ouvrage, tout ce que nous avons soutenu, tout ce que nous avons défendu recule de jour en jour devant une barbarie, devant une inculture croissantes, devant l’envahissement de la corruption politique et sociale.

Ne nous le dissimulons pas : nous sommes des vaincus. Depuis dix ans, depuis quinze ans nous n’avons jamais fait que perdre du terrain. Aujourd’hui, dans la décroissance, dans la déchéance des mœurs politiques et privées, nous sommes littéralement des assiégés. Nous sommes dans une place en état de siège et plus que de blocus et tout le plat pays est abandonné, toute la plaine est aux mains de l’ennemi. Tous les champs. Comme disent nos vieilles chroniques, l’ennemi s’était mis par les champs.

Nul aujourd’hui, nul homme vivant ne nie, nul ne conteste, nul ne songe même à se dissimuler qu’il y a un désordre ; un désordre croissant et extrêmement inquiétant ; non point en effet un désordre apparent, un trouble de fécondité, qui recouvre un ordre à venir, mais un réel désordre d’impuissance et de stérilité ; nul ne nie plus ce désordre, le désarroi des esprits et des cœurs, la détresse qui vient, le désastre menaçant. Une débâcle.

C’est peut-être cette situation de désarroi et de détresse qui nous crée, plus impérieusement que jamais, le devoir de ne pas capituler. Il ne faut jamais capituler. Il le faut peut-être moins encore d’autant que la place est plus importante et plus isolée et qu’elle est plus menacée et que justement le pays est au pouvoir de l’ennemi. Cette place où nous tenons n’est point une place que nous ayons rencontrée au hasard sur le chemin d’une déroute ; ce n’est point, elle n’est point une place de fortune ; il n’y a jamais eu l’ombre d’une déroute et d’un sauve qui peut, rendons-nous cette justice ; c’est une place que nous avons bâtie de nos propres mains, patiemment, que nous avons faite nous-mêmes, au cours d’une retraite difficile, un réduit central, dont nous connaissons toutes les pierres, et tout le parement, et tout l’appareil. Par dix ans, par quinze ans d’une recherche patiente, infatigable, nous avons constitué un corps de collaboration qui ne se fût point constitué, qui ne pouvait pas se constituer ailleurs ni autrement ni par d’autres, par d’autres mains ni par un autre ministère ; qui ne pourrait se reconstituer nulle part, si aujourd’hui, si jamais il était dispersé ; et non seulement qui ne pourrait pas se reconstituer, lui-même, mais comme on ne pourrait pas en reconstituer un autre ; car il a fallu pour constituer celui-ci un concours inouï de circonstances et de dévouements et de telles rencontres et de telles préparations, si nombreuses et si bien venues, et de telles patiences, que de telles fortunes aussi ne se trouvent pas, ne se produisent pas deux fois. Plus que cela par cette même patience nous avons constitué un corps d’abonnés dont je puis dire non seulement qu’il est unique au monde, mais qu’il est supérieur encore, dans son ensemble, au corps de nos collaborateurs.

Nous nous sommes permis quelquefois de communiquer la liste de nos abonnés, non point publiquement certes, mais nous avons cru pouvoir et devoir la communiquer, montrer nos fiches et nos étiquettes d’envoi seulement à ceux de nos collaborateurs qui nous le demandaient, qui voulaient savoir, comme ils en avaient le droit, et même le devoir, à qui nommément ils s’adressaient, à qui allait leur travail, qui serait atteint par leur copie ; à qui enfin ils parlaient ; c’était même d’une très bonne économie, d’une très bonne administration : il n’y a jamais eu qu’un cri, et qu’une opinion sur ce point : que la liste de notre abonnement, comme elle est actuellement constituée, d’abord est sans contredit ce que nous avons fait de mieux ; de plus fort ; et de plus difficile ; la formule qui sort généralement alors, qui échappe à tout le monde, est la formule qui dès le principe m’a échappé, à moi le premier, c’est que c’est sans aucun doute notre meilleur cahier ; et ensuite sur ce point que c’est le dernier refuge, le seul refuge sérieux de tous les hommes qui ont gardé quelque attachement pour la culture dans le relâchement, dans l’abaissement général des compétences et des caractères.

C’est littéralement le dernier rendez-vous des hommes de bonne compagnie. Sans rien demander à personne, rien qui ressemble même à une adhésion, sans rien imposer à personne, sans imposer aucune ligature, sans avoir (publié) aucun programme (et ceci naturellement était le plus difficile, on le sait assez, c’est ce qui compliquait le plus notre tâche, qui contribuait le plus à la rendre difficile), (et même qui nous rendait presque suspects, tant, dans cet envahissement des mœurs électorales, il faut partout un programme), (et quand on n’en a pas les gens vous en demandent un, quand même ; c’est toujours comme à la porte des théâtres ; il est vrai qu’en effet ce n’est que théâtre, immense théâtre et cabotinage ; ils ont tellement le goût de la servitude, et l’ignorance et la méconnaissance des mœurs de la liberté, qu’ils vous supplient, impatiemment, bientôt arrogamment, de vouloir bien lier leur liberté ; et aussi la vôtre ; et si vous refusez encore, d’abord ils vous agonisent d’injures ; et enfin vous prenant en pitié, comme deminutus, ils vous le font, votre programme, ils vous le découvrent ; ils ne sont pas si bêtes, ils le connaissent bien ; et par charité pure ils vont le proclamer partout, de votre part : Il ne veut pas le dire, il n’ose pas le dire, mais c’est cela, son programme. Je le sais.) sans déclaration, sans proclamation, sans déclamation, sans appareil, extérieur, sans apparat, sans statuts, prétentieux, sans formalités nous avons obtenu deux résultats importants : le premier, qui est peut-être le plus important, est de n’être pas devenu ni une secte, ni une école, ni une boîte, ni un parti, ni une cabale, ni une affaire, aucune sorte de monôme : je dis peut-être le plus important car c’est déjà beaucoup, c’est certainement le plus, c’est peut-être tout de ne pas faire de mal aussitôt que l’on veut seulement remuer le petit doigt : c’est ici la première règle de l’action, la première loi, le premier principe, le principe préliminaire même, le principe avant les principes, la règle antérieure de toute morale de l’action, c’est-à-dire de toute morale : il ne faut donc pas s’étonner que tant de maîtres respectés, qui nous ont enseigné tant de morales, n’aient point pensé d’abord à nous enseigner ce principe commun, ce premier principe, ce principe antérieur de toutes les morales.

Deuxièmement nous avons obtenu ce résultat que sans exercer rien qui ressemblât à une pression, d’aucune sorte, sans exercer ni demander aucun entraînement, sans rien demander à personne, sans rien exercer ni demander qui ressemblât à une adhésion, à une sollicitation, à un engagement, à une aliénation quelconque nous avons par cette longue patience, par un recrutement longuement patiemment poursuivi, par un filtrage, par une épuration, par un épurage si je puis dire encore plus longuement patiemment poursuivi, constitué peu à peu, sans engager personne, une société d’un mode incontestablement nouveau, une sorte de foyer, une société naturellement libre de toute liberté, une sorte de famille d’esprits, sans l’avoir fait exprès, justement ; nullement un groupe, comme ils disent ; cette horreur ; mais littéralement ce qu’il y a jamais eu de plus beau dans le monde : une amitié ; et une cité.

Techniquement, expressément ce que Michelet nommait une amitié.

Et naturellement et pour cette raison cette amitié, de notre abonnement, dispersée, serait encore plus impossible à reconstituer que le premier groupement de nos collaborateurs. Que le groupement du premier degré.

C’est à nos amis de décider à présent s’ils veulent ou s’ils ne veulent pas que tant d’efforts mis dans une œuvre, dans une institution, rendent ou ne rendent pas, et n’aient plus qu’un intérêt historique. Ils sont les maîtres. Nous autres d’ici nous avons conduit la barque au delà de ce que nous pouvions. Ceux de nos amis qui m’ont assisté dans cette crise savent que mon idée secrète, que ma tentation était la tentation d’un silence absolu. Entrer enfin dans une retraite totale. Nous sommes saturés, nous sommes excédés de cette activité. Pouvoir se taire.

Et pouvoir travailler. C’était aussi la tentation du travail. Travailler pour soi, comme nous disions naïvement à l’École. J’avais la tentation de travailler pour moi. Je ne puis oublier que je suis un philosophe. Je le dis avec une certaine fierté, en un temps où de toutes les cultures, la philosophie est certainement la discipline la plus exposée aux injures, aux ravages, aux mépris ensemble et aux (pires) flatteries, et, ce qu’il y a de pire, aux contrefaçons de toutes les démagogies.

Je ne nie pas, je ne veux point oublier tout ce que je dois, pour mon travail, pour le peu que j’ai de philosophie, à cette épreuve, à cette expérience de quinze années. J’y ai appris et presque j’y ai pris beaucoup de ce que l’on n’apprend pas dans les écoles et dans les assemblées. Je sais aujourd’hui, de la seule manière dont on le puisse savoir, par une expérience réelle et involontaire (je veux dire qui n’avait jamais voulu ni prétendu être une expérience), par une dure et cruelle épreuve, et longue, ce que c’est que des frais généraux et des frais de premier établissement, tout ce que c’est qu’un budget, non seulement le budget d’une famille vivant réellement d’un travail de production, du travail d’une production, mais le budget d’une œuvre, d’une institution, d’une maison ; j’entends d’une maison aussi de production ; j’ai appris, je sais ce que c’est qu’un exercice, que des comptes courants, un doit, un avoir, un excédent, un déficit, un prix de revient, un bilan, un sondage, un inventaire, un (pour cent de) rendement, un lancement, une force de production, je sais ce que c’est que de la publicité. Je sais en un mot ce que c’est qu’un organisme économique, industriel et commercial. J’ai appris aussi, je sais ce que c’est que l’amitié, cette puissance économique. J’ai connu d’une connaissance, d’une épreuve, d’une expérience unique, non interchangeable, ce que c’est que la fidélité, et l’infidélité au contraire, j’ai connu la constance et j’ai connu l’inconstance. J’ai beaucoup connu l’ingratitude. J’ai connu la camaraderie, cette pire de toutes les misères. Et comme j’avais appris la nourriture et le rendement d’une œuvre, j’ai appris aussi la nourriture d’un sentiment. Et le rendement. J’ai connu l’amitié ce qu’elle est, et ce qu’elle n’est pas. J’ai connu les amitiés et les inimitiés, les amours et les haines, le silence concerté, le boycottage, l’étranglement sourd, l’étranglement rauque, l’index laïque, l’investissement silencieux, la guerre économique, le blocus, déjà et de tout temps le siège.

Je ne nie point cette expérience, et qu’elle soit unique, et que ces quinze années et ce travail et cette vie m’aient apporté un enseignement unique, m’aient apporté, m’aient fait faire une expérience comme on n’en trouverait nulle part ailleurs. Nulle part une autre. Mais je sais aussi, je vois bien que de cette expérience j’en ai assez. J’en suis comme plein, comme débordant. J’en ai par dessus la tête. J’en suis saturé. J’en suis rassasié. J’en ai presque (beaucoup) plus qu’il ne m’en faut, s’il était permis de parler ainsi de l’expérience. Je sais aussi qu’il est temps de penser aux œuvres, ou tout au moins à la mise en œuvre, à un essai de commencement de mise en œuvre. Ce n’est pas tout que d’acquérir toujours. La vie est courte. Il vient un âge de produire. Les deux thèses du doctorat es lettres que je préparais depuis tout ce temps pour la Faculté des Lettres de l’Université de Paris seront parvenues dans quelques mois à tout ce que je pourrai leur donner d’achèvement. Dans la thèse complémentaire je me suis proposé de mettre autant que je le pourrai ce que j’ai acquis d’expérience dans les arts et métiers de la typographie. Dans la thèse principale je me suis proposé de mettre un peu de ce que j’ai acquis d’expérience dans la connaissance que nous pouvons obtenir par l’histoire des réalités mêmes de l’action publique et privée ; politique, sociale, religieuse ; économique, militaire et toutes autres ; notamment intellectuelle et morale.

La vie est brève et si l’on se tue dans l’expérience même et pour l’expérience, qui en produira jamais les résultats ?

Si même l’on se fatigue de trop, comment voir encore et comment subir utilement l’expérience et l’épreuve ?

Pour voir il ne faut point avoir les yeux ni brouillés ni usés.

Le désir secret, la tentation, la convoitise était certainement du silence total et d’entrer dans une retraite absolue. Tu ne convoiteras pas la retraite et le silence de ton voisin. Tu ne convoiteras pas la charnelle solitude. C’était assurément ensemble et dedans la tentation du travail. La philosophie est le plus beau des métiers. Il faut toujours croire que le métier que l’on exerce est le plus beau de tous les métiers. Et d’abord c’est un métier. Il faut dire que la philosophie est le plus beau des métiers en un temps où plus que toutes les disciplines, avant toutes les disciplines, elle est exposée aux dérisions, aux lacérations du primaire, mon cher Halévy, de la démagogie du primaire, de la domination du primaire.

Ce n’était pas seulement la tentation du travail. C’était aussi, c’était peut-être autant, il faut l’avouer, une tentation, une réalité de lassitude. Un grand épuisement de force et de santé, peut-être. Mais surtout un grand épuisement d’espérance, de la force la première de toutes, la plus forte de toutes, peut-être la seule forte, de la force de l’espérance. Ce n’est pas impunément qu’une génération comme la nôtre subit tant de déceptions. Non pas même tant de déceptions. Fragmentaires. Discontinues. Discriminées. Distinguées. Et dont on peut dire l’une après l’autre que ce sont des déceptions, telle et telle déception. Mais une seule déception continue, perpétuée. Presque amorphe. Gélatineuse. Indistinguée intérieurement. Étalée sur dix et quinze ans. Un désabusement perpétuel, commencé il y a dix ans par un coup d’éclat, continué incessamment depuis par une accélération, par une aggravation perpétuelle.

Un de nos abonnés, M. Salomon Reinach, me disait un jour dans son cabinet : l’Affaire Dreyfus est la plus grande escroquerie du siècle. Sans doute il n’y voyait pas, il n’entendait pas par cette phrase, par ce mot terrible, il n’y voulait pas dire tout ce que nous y mettons aujourd’hui ; autrement il eût été un peu prophète, ce qui, je crois, n’entre pas dans son système de l’histoire des religions ; et je ne veux pas surtout lui faire dire ce qu’il ne voulait pas dire ; mon intention n’est naturellement pas de le compromettre ni même de le citer comme témoin. Le temps des témoignages n’est pas encore venu. C’était le temps où Bernard-Lazare mourait. La banqueroute frauduleuse de l’affaire Dreyfus dans la fourberie politicienne mettait une amertume sans fond au cœur des véritables dreyfusistes. On voit qu’il y a déjà de cela beaucoup d’années. Pour qu’on puisse même parler de véritables dreyfusistes. On ne pouvait pas prévoir alors, même dans ce flot d’amertume, même dans ce coup d’éclat de la désillusion, jusqu’où irait cette déchéance, ni surtout qu’elle irait sans fin. Comme une mécanique affolée qu’elle ne s’arrêterait pas. J’étais allé le voir ce jour-là uniquement pour lui donner et lui demander des nouvelles d’une chère santé, d’un homme dont la santé nous donnait déjà les plus graves inquiétudes, pour causer je ne dirai pas seulement d’un ami commun, mais d’un homme qui était pour lui un ami plus jeune, qui était pour moi un ami, moins jeune, un confident, de toute confidence, de toute pensée, de l’un à l’autre, de l’un et de l’autre, et l’un des plus grands des prophètes d’Israël.

Le plus grand que j’aie connu, avec notre Marix.

J’étais jeune homme alors ; je n’étais pas haut de cent coudées ; novice, bien que mon instinct, un instinct profond, m’ait toujours averti contre la politique. Cette parole me frappa. Je ne l’ai certes point enregistrée pour le plaisir. L’homme qui l’a dite l’a peut-être oubliée aussitôt, l’a certainement oubliée depuis. Je ne l’oublierai jamais. Le maître, qui a beaucoup d’élèves, oublie. L’élève, qui n’a pas beaucoup de maîtres, n’oublie pas. Contrairement à ce que l’on croit, c’est le maître qui oublie l’enseignement. Et c’est l’élève qui ne l’oublie pas.

Le riche, aussi, oublie ; le pauvre et le misérable n’oublie pas.

Cette parole d’ailleurs ne répondait que trop à cet instinct profond. Et la maladie et la mort de Bernard-Lazare lui donnait non point une valeur épisodique, supplémentaire, mais plus qu’une valeur symbolique, une valeur tragique, une valeur aiguë, temporellement tragique, une sanction, temporellement, corporellement, charnellement saisissable.

Des témoignages mêmes de ce grand Bernard-Lazare j’aurais honte de les reproduire, de les introduire ici. Tant ils sont demeurés saisissants. Le temps de ces témoignages n’est point encore venu. Il viendra. Le temps des confessions n’est point encore venu. Ce sont des témoignages terribles. Ce prophète, prophète du malheur, au moins du malheur temporel, comme tous les véritables prophètes, eut l’amertume infinie, au moment même et dans les antécédences de la mort, de mesurer du regard, de ce regard d’une infinie bonté, d’une infinie douceur, mais d’une sûreté totale ; d’une gaieté infinie, infiniment et amèrement amusé du scandale même, mais d’une clairvoyance de sang-froid terriblement infinie ; cette abhorreur, cet abîme de barbarie et de lassitude, de corruption publique et politique où depuis nous descendons infatigablement, où nous roulons de cercle en cercle.

Et non seulement infatigablement ; mais, à ce qu’il semble, avec une vitesse qui s’accélère.

Ces témoignages viendront. Ils sont encore trop terribles. Il faudra un jour arrêter arbitrairement une date dans cette déchéance. C’est ce que font généralement les historiens. Il faudra écrire jusqu’à cette date cette Histoire de la décomposition du dreyfusisme en France. Il faudra que cette Histoire elle-même ne soit que le dernier chapitre, le plus important hélas, et un chapitre sans fin, d’une très brève Histoire de l’affaire Dreyfus.

Cette décomposition commande toute notre vie, toute notre fortune, tout notre événement. On peut aller jusqu’à se demander si elle ne commandera point toute notre destinée. D’elle vient, d’elle date toute notre misère. C’est une grande pitié pour une génération, c’est une grande peine, c’est une grande misère, une déchéance infatigable que d’avoir débuté dans la vie par une aussi retentissante déception, par un aussi brutal, aussi brute désenchantement. Une génération peut ne pas s’en relever. Cette capitulation initiale, post-initiale de notre État-Major a commandé toute notre histoire. Elle l’a commandée jusqu’ici. Elle en a peut-être pris le commandement pour toujours. Elle la commandera peut-être sans retour, et sans reprise possible. Les maréchaux généralement trahissent. Même dans l’histoire militaire. Ils ne sont même faits que pour cela. Quelques-uns trahissent formellement. La plupart trahissent comme tout le monde, non moins réellement, au sens réel que nous donnons, que nous reconnaissons à ce mot. Mais nous avons touché un État-Major, nous pouvons nous vanter d’avoir touché un État-Major qui nous fit bonne mesure. Du premier coup, d’un seul, il passa la moyenne, et même le maximum. Il nous trahit, il trahit notre cause, la cause, hélas, qui nous était commune, ensemble avec lui, plus qu’il n’est raisonnablement permis, infiniment plus qu’il n’est dans l’office même d’un État-Major. Infiniment plus enfin que pour son grade.

Nous sommes une génération sacrifiée. Nous ne sommes pas seulement des vaincus, une génération vaincue. Cela ne serait rien. Cela n’est rien. Il y a des défaites glorieuses, des désastres retentissants, plus assis, qui fixent mieux la gloire, plus beaux, plus admis, plus commémorés que n’importe quel triomphe. Mais notre défaite est la pire de toutes, une défaite obscure, et nous ne serons pas même méprisés : nous serons ignorés ; tout au plus nous serons peut-être grotesques. Il y a des défaites, Waterloo morne plaine, qui plus que des victoires, plus avantageusement, se fixent dans les mémoires des hommes, dans la commune mémoire de l’humanité. Nous serons mesquins, nous serons petits, nous serons ordinaires, nous serons moyens, ou plutôt nous ne serons pas du tout. On ne s’occupera pas de nous. Nous passerons inaperçus. Une défaite sans grandeur, liminaire, nous aura condamnés à ce silence éternel, temporellement éternel. Un silence régnera, un silence pèsera, le silence se fera sur nous. Ou plutôt il n’aura pas même à se faire. Il se fera, il se sera fait tout seul, de soi-même. Devant l’histoire ce n’est pas le silence qui aura jamais à donner, à se trouver des causes positives, des efficiences. Il est de règle et les déficiences suffisent. Pour l’établir. Il suffît que les déficiences jouent et laissent librement la place, donnent place libre, le peu de place qu’il y a, aux efficiences concurrentes. Nous ne serons jamais grands ; nous ne serons jamais connus ; nous ne serons jamais inscrits. Nous ne serons jamais grands. Nous ne serons pas de l’ordre même où il y a, où il peut y avoir de la grandeur, historique. L’histoire n’aura aucun moyen de nous mesurer. Et à vrai dire elle n’en aura aucun goût. Elle n’inscrit à vrai dire que ceux qui s’inscrivent eux-mêmes. Elle ne mesure, elle n’enregistre que ceux qui se font mesurer de force. C’est encore un royaume qui ne se prend que de force, qui souffre la force, et les hommes de force, et violenti rapiunt illud. On aura beau changer les méthodes historiques. Il y aura toujours peu de place(s) dans l’histoire, dans la mémoire, même commune, et dans les opérations de la mémoire, dans toutes les sortes de commémorations, et les véritables inscriptions seront toujours fort rares.

Dans cette rareté, dans ce resserrement du marché de l’histoire c’est une singulière destinée ; et ce serait un malheur irrévocable, une infortune infinie que la nôtre, pour qui mettrait son espérance, le sot, dans les jugements et dans les connaissances de l’histoire temporelle. Pour qui mettrait, pour qui placerait son espérance, temporelle, dans aucunes sortes de commémorations, temporelles. Nous pouvons nous rendre aujourd’hui ce témoignage, nous pouvons l’introduire, l’apporter, le donner solennellement, le contribuer, aujourd’hui que nous avons l’âge et l’expérience, que nous avons acquis l’un et l’autre, au juste prix, qui est cher et irrévocable, de connaître, de pouvoir à notre tour mesurer la vie et l’action. Nous pouvons parler aujourd’hui, nous avons acquis de pouvoir parler des jeunes gens que nous fûmes comme on parlerait d’étrangers, comme nous parlerions de jeunes gens que nous aurions connus, dans le temps. Nous pouvons donc en toute justice, en toute juste mesure, et j’ajouterai même pour cette fois en toute impartialité, nous rendre ce témoignage, et c’est un témoignage posthume, que nous valions des hommes qui ont eu les plus grandes fortunes historiques et que nous n’aurons pas de fortune du tout.

Nous pouvons le dire aujourd’hui, puisque c’est vrai, et qu’on ne nous croira pas. Nous valions des hommes qui ont eu les plus hautes fortunes. Nous étions des jeunes gens, dont nous pouvons parler aujourd’hui avec un entier détachement, qui valions je ne dis pas seulement des hommes comme ceux de la Commune, mais, je le dis comme c’est, les hommes de la Révolution et de l’Empire. Et valant autant, nous avons autant qu’eux, peut-être plus que la plupart d’entre eux, jeté dans l’action, dans le public, dans le civisme, dans le civique, notre corps et nos biens, le peu que nous en avions, plus encore, plus peut-être. Sans compter. Nous y avons jeté notre destinée toute entière. Mais cela sans aucun rendement historique. Nous avons fait, opéré en réalité autant qu’eux ; peut-être au moins. Mais le mécanisme était petit. Et une fois de plus, une fois encore nous retrouvons, nous recoupons ici cette importance capitale du mécanisme. Et on avait beau y mettre du grand. À l’entrée. Il n’en pouvait rien sortir, il n’en est rien sorti que de petit. À la sortie, au débouché, à la maison de vente ; au magasin. Nous fournissions du grand à cet appareil. Mais historiquement comment le savoir, comment le prouver ? Automatiquement il n’a jamais rendu, il ne nous a jamais rendu et fourni, il n’a jamais rendu et fourni au monde et mis dans le commerce que du petit. Nous avons été grands, dans la réalité : mais nous ne l’avons été que dans la réalité. C’est comme rien. Nous ne l’avons pas été dans l’enregistrement, dans l’appareil d’enregistrement, dans l’histoire. Et quand nous le disons nous parlons comme des imbéciles. Nous apparaissons comme des imbéciles. Nous avons l’air d’être des imbéciles. Et nous le sommes ; puisque nous faisons figure d’imbéciles. Qu’importe que nous ayons été grands en réalité ? L’histoire ne s’occupe pas des réalités. Elle n’a que faire de la réalité. Elle s’occupe de ce qui fait figure. Elle s’occupe des figures ainsi faites, ainsi obtenues, et de les mesurer, comme elle peut. Elle s’occupe de ce qui apparaît. Science de mesure, comme toute science communément admise, science des mesures de l’événement, et de mesures communément, généralement grossières, puisqu’il faut qu’elles soient communément admises, puisqu’il faut que ça s’enseigne, et ainsi que ça se transmette, elle ne peut s’occuper, elle ne s’occupera jamais que de ce qui est mesurable. Elle n’aura pas besoin de nous flétrir. Elle n’aura même pas à nous mépriser. Elle ne s’occupera pas de nous. Elle nous oubliera, nous ignorera. Si elle s’occupait de nous, tout ce qu’elle pourrait faire pour nous serait de nous traiter négligemment d’imbéciles. Pour avoir tant mis dans un tel mécanisme. En quoi elle se tromperait, du tout au tout. Mais elle y est accoutumée.

Contre ce verdict où serait d’ailleurs l’appel temporel ?

Nous paraîtrions les mains vides. Mais nous ne paraîtrons même pas. Nous n’irons jamais jusqu’à l’audience, et à la présentation à cette reine des temps modernes, souveraine incontestée des temps futurs. Maîtresse de tout jugement. Étant maîtresse de toute postérité.

Reine de tout le temps.

Reine du temps. Même. Regina temporis acti. Et praetereuntis. Reine terrienne. Reine temporelle. Regina terrarum et rerum praetereuntium.

Où sont, dira-t-elle, où sont les marques de votre action, les signes, les mesures de votre dévouement, les mesures de vos sacrifices ? Où sont vos documents, vos monuments, vos preuves, vos témoins ? Vos mots d’écrit ? L’histoire se fait avec des documents. Où sont vos témoignages sensibles ? Vous y avez mis, autant que les autres, votre cœur et vos corps, vous y avez engagé vos cœurs et vos biens, vous y avez mis, vous vous y êtes mis corps (et âme). Tout ce que vous aviez ; tout ce que vous étiez. Plus encore. Je le sais. Mais je ne (le) sais pas. Je n’en sais rien. Moi officiellement je ne sais rien. Avez-vous vos papiers ? Je ne laisse passer que ceux qui ont des papiers. De ces papiers qui emplissent les archives. Les liasses de papiers. Où sont vos barricades. C’est à peine si vous avez renversé quelques ministères. Et encore vous vous y êtes pris de telle façon, imbéciles, de si mauvaise grâce que vous avez l’air, que vous vous êtes donné l’air que ce n’est pas vous qui les avez renversés. Vous ne m’en apportez aucune preuve. Tout le monde pourrait vous le disputer, et contester, et le plaider contre vous. Tout se plaide. Où sont vos mesures ? Vous ne m’apportez que de ce que je ne peux pas mesurer. De ce qui n’a pas de mesure matérielle. De commune mesure. Vous n’avez même pas renversé un gouvernement. Où sont vos mourants et vos morts. Vous mourez tous dans votre lit. Je ne m’intéresse pas aux personnes qui mettent cinquante ans à mourir dans leur lit. Cela aussi n’entre pas dans mes comptes. Cela aussi n’est point matière de mesure, objet de mes mesures. Vous ne m’apportez jamais que de l’immesurable. Où sont vos guerres civiles et vos guerres nationales ? Vos guerres plus que civiles ? Où sont vos batailles rangées ? Où (sont) vos échafauds, les échafauds que vous avez dressés et ceux où vous êtes montés ? Car, vous comprenez, pour nous, ça revient identiquement au même : c’est l’échafaud, c’est la barricade, c’est la bataille, c’est l’appareil qui fait la grandeur et la dimension, c’est le parement et l’apparat qui fait la capacité historique ; c’est l’arrimage : peu importe après que vous soyez dessus ou dessous. Et le côté de la barricade est ce qui m’importe le moins. Pourvu qu’il y ait des barricades. Mais où sont vos batailles de rue, où sont vos batailles de plaines ? Les chaudes batailles dans les blés brûlés. Wagram. Ce brûlant soleil. Cette poussière. Et cette brûlante journée de juin où il y avait eu un orage la veille. Vous vous rappelez. Et alors les terres étaient détrempées, comme disent nos historiens. Vous comprenez ce que ça veut dire. Ça veut dire qu’il y avait de la boue. La sale boue (noire et) liquide des plaines belges. Boueuse. Pleine de boue. La terre pleine de terre et d’eau. Alors on n’en sortait pas. Alors l’artillerie n’avançait pas. Vous comprenez. Les canassons ne tiraient pas. Ne pouvaient pas en sortir.

Voilà la vérité. Alors la bataille a commencé trop tard. Des fondrières, quoi. Ce que dans tous les pays du monde on a toujours nommé vulgairement des fondrières. Alors il y avait de la boue, de la boue ordinaire, de la boue comme il y en a tous les jours, jusqu’aux essieux. Seulement ce jour-là elle a compté, la boue. Vous vous rappelez. Tout le monde se rappelle. Il y en a souvent, de la boue. Tout le temps elle embête les charretiers. Seulement, ce jour-là, un jour élu, elle a embêté les charretiers de canons. Où sont vos martyrs ? Où sont vos héros ? Où sont seulement vos victimes ? Vous savez que je vous ai dit que pour moi ça revient au même. Les centaines et les milliers et les centaines de milliers d’hommes marchant du même pas, tombant de la même mort, éternellement impérissables pour moi, les centaines et les milliers et les centaines de milliers d’hommes courant au même assaut, pliant de la même défaite, battant du même cœur, courant du même pied, soufflant, chantant du même souffle, charriés du même élan, éclatants de la même victoire, marchant du même pas, chargeant de ce même pas de charge, chancelants, rompus de la même débâcle, oscillants de la même détresse, crevés du même désastre, éclatants, rompus du même triomphe ; les formidables et irréguliers alignements ; ces centaines et ces milliers d’hommes, et ces centaines de milliers d’hommes penchés de la même pente, le corps tendu en avant, penché de la même pente, incliné en avant de la même inclinaison, innombrables corps obliques parallèlement promenés, parallèlement avancés, parallèlement se mouvant et mûs, innombrables corps mortels, impérissables pour moi, innombrables corps obliques parallèles, parallèlement conduits, parallèlement destinés vers le destin de l’assaut. Où sont vos Marseillaises ? Et les clameurs innombrables dans les plaines ? Les clameurs immenses, les montées des clameurs, les clameurs grandissantes, les clameurs assourdissantes ; les stations et les prolongements et les profilements dans les prés ; les pas lourds dans les labours, si légers ; les pas empâtés dans les labours ; les mottes de terre ; et les clameurs dans les blés, les incendies dans les blés mûrs, les meurtres dans les blés chauds. Et les drapeaux dans les charniers, les drapeaux en guenilles, penchés au front des bataillons ? Ces énormes alignements mousseux, fins ou carrés, linéaires ou trapus, sur le mouvant terrain, d’hommes au jarret également tendu, le front en avant de la tête, la tête en avant du corps. Et les drapeaux couchés comme eux, battant comme eux, les drapeaux déchirés, claquant comme eux, déchirés comme eux, déchirés comme le fond de culotte et comme l’habit bleu et comme le parement et comme la peau qui est dessous. Parbleu ! Ils n’étaient pas déchirés exprès pour le Musée de l’Artillerie. Ils étaient déchirés comme tout. À force d’avoir servi. Car c’est très drôle : des drapeaux qui servaient, comme la cantine, comme les bretelles de gibernes. Les drapeaux inclinés de la même inclinaison, battus comme eux, de la même tempête, craquant comme eux, craquant comme des branches, comme des vraies branches, d’arbres, noyés du même flot, battus de la même tourmente. Les drapeaux effilochés, usés, pliés à la hampe comme la voile au mât, tendus comme eux, pointant, pointés comme eux, culbutés comme eux, à la face du ciel, terrassés comme eux, vaincus comme eux, — se relevant comme eux. Où sont vos batailles de pleine plaine, et la section défendant le village, et sous l’ardent soleil, et les hommes dans le fossé, et la célèbre défense au coin d’un bois, du célèbre bois ; et le mamelon, Derrière un mamelon ; et le moulin sur la butte, l’irrécusable moulin ; et le général, et l’État-Major avec ses lorgnettes ; le même État-Major bien entendu qui devait (tant) trahir plus tard ; mais quand ça va mal on dit qu’il trahit, on voit qu’il trahit. Quand ça va bien, on ne trahit jamais ; et le général des généraux. Vous comprenez, voilà ce qu’il faut me dire, à moi. Alors je vous entends. Mais vous vous n’entrez ni dans l’histoire militaire ni dans l’histoire économique. Vous n’entrez pas dans l’histoire militaire, la seule qui m’intéresse au fond. Et d’autre part vous n’entrez pas davantage dans les statistiques, vous savez, dans les histoires économiques, la seule à laquelle je suis forcée par les pouvoirs publics, depuis les nouveaux programmes, de faire semblant de m’intéresser uniquement ; aussi je l’aime, dites-le bien, comme ma fille unique. N’oubliez pas surtout de bien le répéter à ces messieurs les inspecteurs. Vous me parlez de maladie et de mort. Une mort qui dure aussi longtemps ne m’intéresse pas. Elle m’est même suspecte, sachez-le. Et à bon droit. Avez-vous seulement cette magnifique hécatombe, cette semaine rouge, les rues rouges, la rue rouge, cette semaine pourpre, cette semaine admirable, cette semaine pourprée, cette semaine sanglante, rouge comme une rose pourpre, ces trente mille morts, trente mille fusillés. Et pour Paris l’auréole, la tragique auréole de ce double siège. Non, n’est-ce pas. Alors de quoi parlez-vous ? Apportez-moi donc seulement vos morts. Voyons, comptons-les.

Où est votre semaine. Quelle sera votre fête ? Quel votre anniversaire ? Quel jour sera le jour de votre commémoration ? Quel jour les petits arrivistes ultérieurs célébreront-ils, organiseront-ils votre glorieux cinquantenaire, votre centenaire, votre bi-, votre cinq-centenaire. Il faut tout cela pour l’histoire. Où est votre cette semaine tragique, la plus belle peut-être de toutes, semaine de mai, de qui mai est taché pour son éternité temporelle, semaine tragique, grande comme l’antique, plus grande, si puissamment, si grandement tragique, si douce à moi cruelle. Tant de grandeur, tant de bassesse(s). Trente mille martyrs ; trente mille morts ; trente mille meurtres ; trente mille crimes. Des dévouements sans nom. Trente mille sacrifices ; trente mille folies. La terreur et le meurtre. Et dans tout ça, mêlées, des histoires de concierge. L’assouvissement des haines. La luxure du meurtre et du sang. Un orgueil fou. Une insouciance encore plus admirable. Le(s) concierge(s) roi(s). Tant de bravoure comme aux temps (les plus) héroïques. Un exercice de trahison comme aux temps les plus bas des abjections romaines ; un jeu de délations plus qu’impériales, plus que triumvirales ; et un exercice, un jeu de fidélités plus qu’antiques, une célébration d’hospitalité plus qu’antique, plus qu’hellénique, plus qu’odysséenne, et plus que Priam aux pieds d’Achille. Et tant de haine et tant de charité qu’en plein treizième siècle. Une sorte de reéclatement à distance, à quelle distance, un éclat soudainement éclaté, à vingt siècles, à sept et quatre siècles, de tout l’antique et de tout le chrétien. Tant d’infamie, tant d’ignominie, tant d’ignobiliesse. Et tant d’espièglerie héroïque. Vous me parlez, mon ami, de maladie et de fatigue. Vous allez me parler de potion. Oui, vous prenez de l’euonymine Thibault, sans doute, peut-être de l’aloïne, dernier perfectionnement. Vous comprenez combien je méprise toutes ces drogues. Et qu’il faut que vous soyez vraiment bien goujat pour oser parler ainsi en public, (même en privé), de toutes ces questions de drogue. Vous me parleriez d’ipéca. Cela sent, mon ami, l’infirmerie régimentaire. Vous me parleriez de pilules, de médecins et de pharmaciens. Laissons tous ces herboristes. Les chambres de malade ne sont pas mon affaire. Et les liniments. Et les flacons. Et les potions. Et les tisanes, qui sont trop sucrées. Comment pouvez-vous boire ça ? Ces tisanes fades, ces boissons, cet air fade. Tout cela fait si mal au cœur. Tous les malades sont pour moi des malades imaginaires. Il me faut une mort bien fauchée. En fait d’hôpitaux il ne me faut que des hôpitaux de campagne. Et encore, hein, il ne faut pas trop en parler. Je ne suis pas de semaine. Les hôpitaux publics et privés ne sont pas mon fait. Je ne fais aucun usage des maladies, ni la prière pour le bon, ni la prière pour le mauvais usage des maladies. Je ne suis pas même démoniaque. Le tragique combat de la vie et de la mort ne m’intéresse pas, quand il se poursuit dans les draps du lit. Alors je ne dis pas que ça n’est pas intéressant. Seulement ça regarde d’autres personnes, n’est-ce pas, qui s’occupent d’autres choses, de choses comme du salut. De la sainteté. Je fais une très grande différence entre les différents liquides qui peuvent exsuder, ou extravaser, du corps humain. Le sang est un liquide noble. Couler le sang, faire couler le sang, c’est très bien. Il faut qu’un san kimpur abreuve nos sillons. Je n’ai que du mépris au contraire pour les mucosités plus ou moins flatulentes. Les débris sanguinolents ne me disent plus rien. Les humeurs me sont dégoûtantes comme les tisanes elles-mêmes. Ce Lannes même au fond (un de mes enfants pourtant, mais ai-je bien des enfants ?) cesse de m’intéresser aussitôt que par l’administration d’un boulet de faible calibre il a la rotule droite brisée et le jarret gauche déchiqueté. Singulière destinée. Il ne m’appartenait pas avant, il ne m’appartient pas, il ne m’appartient plus après. Avant quoi ? Avant que d’entrer dans mon corps de volontaires. Quand il a commencé, il n’était pas encore entré dans mes contingents. Fils d’un garçon d’écurie, apprenti teinturier, on a beau dire, et nous raconter des histoires sur les petites gens, sur les petits métiers, sur l’histoire économique, sur l’histoire des petites gens et des petits métiers, sur l’histoire du travail, je ne connais pas ce Jean Lannes. Vous avez beau faire, il n’exerçait pas un métier historique. Vous avez beau faire des manuels. Et créer des chaires. Il y aura toujours des métiers historiques et des métiers non historiques. Mais il y a un Jean Lannes que je connais. C’est celui qui est de Lectoure ; il a commencé sergent-major au deuxième bataillon des volontaires du Gers. Vous demanderez de ses nouvelles au prince de Siévers. Vous savez que j’ai décidé que ceux qui contractaient un engagement dans les bataillons de la Révolution et de l’Empire et les conscrits contractaient ipso facto un engagement dans mes contingents historiques ; cela, cet engagement équivaut à un bon pour la gloire. Mes bureaux de recrutement ont beaucoup travaillé parmi ces volontaires. Ils signaient deux engagements ensemble, l’un, valable, pour la patrie ; le deuxième, valable, pour moi. Il fut longtemps des miens. C’était un homme dur. Mais je commençai de sentir que j’éprouvais le besoin de le renier quand son genou et son jarret se furent trouvés sur la trajectoire de ce boulet de faible calibre. Car il commençait de devenir ainsi suspect de vouloir devenir candidat à devenir de la matière d’hôpital. C’était par le chemin de ce village allemand. Il avait eu cette affaire avec le maréchal Bessières, ou plutôt sur le maréchal Bessières. Une route vers Essling, une route vers Aspern. Ces journées du Danube et de Vienne qui tiraient déjà, qui montraient déjà la corde, qui sentaient, qui annonçaient les difficultuosités des difficultés ultérieures, les lointaines et déjà prochaines acrimonies, étroitesses, les imminents étranglements, les resserrements, les pénuries, les parcimonies des finales, des définitives retraites, du désastre. Ah c’était des batailles, des victoires d’âge mûr, des batailles querellées. Des victoires alourdies. Ce n’étaient plus les jeunes, les belles batailles de jeunesse et d’enfance de la campagne d’Italie. Les souples, les sveltes batailles élancées. Quand on est jeune ils avaient eu des matins triomphants. L’archiduc Charles ne conçut pas moins que (l’espoir) (et le projet) de jeter l’armée française dans le Danube. C’était déjà une idée bien hardie pour un Autrichien. Mauvais signe : les Autrichiens, (les (anciens) Impériaux) commençaient d’(oser) avoir des idées ; bien hardies. Qu’un archiduc eût eu l’idée de jeter une armée française dans un Danube, c’était grave. Le moins grave est qu’il y faillit réussir. Le Danube aussi eut l’idée de déborder. Et puis à force de se battre on perdait du monde. On s’usait. On perdit Saint-Hilaire. On perdit notamment Lannes, Jean Lannes. Les ambulances. La destruction de l’armée française ? On perdit Pouzet. Une centaine de pas dans la direction de Stadt-Enzersdorf. Assis au bord d’un autre fossé. Quelques sombres réflexions au bord d’un fossé, la main sur les yeux, et les jambes croisées l’une sur l’autre,… lorsqu’un petit boulet de trois, lancé par le canon d’Enzersdorf arrive en ricochant.

Ce fut alors qu’il commença de sortir de mon domaine. Il faisait très chaud pour une amputation. Il mourut dans une des meilleures maisons d’Ebersdorf. Il y avait eu cette crue du fleuve. La situation du maréchal fut aussi bonne que possible pendant les quatre premiers jours qui suivirent sa blessure… Mais les fortes chaleurs qui nous accablaient depuis quelque temps redoublèrent d’intensité, et leur effet produisit un bien fâcheux résultat sur le blessé. C’est ce que nous nommons la pourriture d’hôpital. Une fièvre ardente s’empara de lui, et bientôt survint un délire affreux. Le maréchal, toujours préoccupé de la situation critique dans laquelle il avait laissé l’armée, se croyait encore sur le champ de bataille ; il appelait à haute voix ses aides de camp, ordonnant à l’un de faire charger les cuirassiers, à l’autre de conduire l’artillerie sur tel point, etc., etc… En vain le docteur Yvan et moi cherchions-nous à le calmer, il ne nous comprenait plus ; sa surexcitation allait toujours croissant ; il ne reconnaissait même plus l’Empereur !… Cet état dura plusieurs jours sans que le maréchal dormît un seul instant, ou cessât de combattre imaginairement !… Enfin, dans la nuit du 29 au 30, il s’abstint de donner des ordres de combat ; un grand affaissement succéda au délire ; il reprit toutes ses facultés mentales, me reconnut, me serra la main, parla de sa femme et de ses cinq enfants, de son père… et, comme j’étais très près de son chevet, il appuya sa tête sur mon épaule, parut sommeiller, et rendit le dernier soupir !… C’était le 30  mai au point du jour.

Peu d’instants après ce fatal événement, l’Empereur arrivait pour sa visite du matin, je crus devoir aller au-devant de Sa Majesté, pour lui annoncer la malheureuse catastrophe, et l’engager à ne pas entrer dans l’appartement infecté de miasmes putrides ;…

Vous voyez que j’avais bien raison de vous dire qu’il y avait déjà plusieurs jours que ce malheureux ne m’appartenait plus, qu’il était hors de mes frontières, qu’il avait passé, que son corps avait passé les frontières de mon (étroit) domaine. Je ne suis pas comme l’empereur Napoléon, moi : je n’entre pas dans un appartement infecté de miasmes putrides. Je suis comme ces deux valets de chambre : De terribles secousses morales et physiques avaient ébranlé ma santé ; ma blessure, fort simple d’abord et facile à guérir, si, après l’avoir reçue, j’eusse pu jouir de quelque repos de corps et d’esprit, s’était horriblement enflammée, pendant les dix jours que je venais de passer dans de terribles angoisses et des fatigues continuelles ; car personne ne m’avait secondé dans les soins qu’exigeait l’affreuse position du maréchal, pas même ses deux valets de chambre. L’un d’eux, espèce de mirliflor, avait abandonné son maître dès les premiers jours, sous prétexte que la mauvaise odeur des plaies lui soulevait le cœur. Le second valet de chambre montra plus de zèle, mais les émanations putrides, qu’une chaleur de 30 degrés rendait encore plus dangereuses, le forcèrent à garder le lit, et je fus obligé de faire venir un infirmier militaire, homme rempli de bonne volonté, mais dont la figure inconnue, et surtout le costume, paraissaient déplaire au maréchal, qui ne voulait rien prendre que de ma main. Je le veillai donc jour et nuit ;…

D’ailleurs, il avait trop traîné, ce maréchal. Il avait traîné neuf jours. C’est trop. Ce qu’il me faut, à moi, c’est une mort avec une date. Baudin, par exemple, en voilà une (belle) réussite. Il n’a rien eu à faire de toute sa vie durant, ce garçon-là. Il a fait la mort de Baudin. Vous me dites que c’est souvent plus difficile. De faire quelque chose tout le durant de sa vie. Je le sais mieux que vous. C’est toujours plus difficile. Seulement ça entre ou ça n’entre pas dans mes mesures. Valmy a été une petite bataille de rien du tout. Une canonnade. Un moulin, comme je vous le disais. Des chapeaux sur les baïonnettes. Pour une bataille difficile, non, ça n’a pas été une bataille difficile. Et pourtant le canon de Valmy tonnera éternellement. Ce fut bien le jour des clameurs envahissantes. Et descendantes. Cent autres batailles, plus héroïques, infiniment plus difficiles, n’auront jamais le même retentissement. Ça ne me regarde pas. Toute la question est d’être bien placé. C’est le mystère même de la destinée, la destination de l’événement. Cette prise de la Bastille, quoi de plus facile ? Infiniment plus facile que tout ce que vous faites. N’est-ce pas ; il faisait chaud ; un superbe soleil de juillet ; il n’y avait qu’à se laisser faire, pour prendre la Bastille. Il n’y avait qu’à se baisser pour la prendre. C’était de ne pas prendre la Bastille, qui aurait été difficile. Tout vient du moment où on tombe. Et, ce qui est le même, de la place où on tombe. Toutes les petites blanchisseuses de Paris étaient amoureuses de tous les garde française. C’est connu. Nous avons tous appris ça dans madame Sans-Gêne. Seulement, voilà, c’était la Bastille. Il y avait dix siècles de monarchie derrière. Il y avait la fête nationale devant. Cinq siècles selon les historiens ; mais au moins dix siècles en comptant comme Victor Hugo. C’était le seuil d’un grand événement. Et ces pierres, qu’on a foutues[1] par terre, surtout le lendemain, n’étaient pas des pierres comme tout le monde. Vous autres vous êtes mal placés.

Vous n’êtes même pas placés du tout.

C’est ainsi que parla sa voix triste et superbe. Triviale quelquefois, car elle est le maître de l’heure. Et en outre elle affectait la brutalité factice du langage militaire. Nous ne l’en croirons point. Nourris dans d’autres disciplines, nourris dans des cultures, nourris dans d’autres philosophies, nous savons de certain, nous connaissons, nous avons appris, nous avons connu de toute certitude que le regard de l’histoire n’est pas le seul regard et n’est pas tout le regard. Il n’est qu’un regard d’emplacement, de place, c’est elle qui le dit, de relativité des places, un regard de perspective. Il est, il peut être un regard de vérité. Il n’est point, il s’en faut, il ne peut pas être, aucunement, il s’en faut de tout, un regard de réalité, et surtout un regard d’épuisement de la réalité. Il n’est à aucun degré un regard total, un regard de la totalité. Nourris dans d’autres philosophies, d’autres philosophies nous ont enseigné, une philosophie notamment nous a révélé que la réalité a un tout autre prix, qu’elle a une valeur intrinsèque infiniment autre, infiniment supérieure, qu’elle a d’infiniment autres exigences, qu’elle requiert, qu’elle exige de tout autres calculs, qu’elle nous fait faire de tout autres comptes, et que nous n’en avons jamais fini. Nous savons, nous connaissons de toute certitude, nous avons appris, nous avons connu que le regard temporel de l’histoire n’est ni le regard total, ni le regard définitif, que les réalités de la conscience ne se réduisent aucunement, et qu’il s’en faut au moins d’une infinité, au regard temporel de l’histoire, à un regard de perspective, temporelle. Quand même le regard de l’histoire ne serait point ce qu’il est, quand même il ne serait point, ce qu’il est, infiniment fragmentaire, fragmenté, infiniment précaire, infiniment incomplet, même dans son genre, infiniment brisé, dans son ordre, quand même il serait, ce qu’il n’est pas, ce qu’il ne peut pas être et ne pourra jamais être, un regard entier, dans son genre, dans son ordre, un regard total, un regard à qui rien, par une hypothèse invraisemblable, impossible, ne manquerait, à qui rien ne serait refusé, à qui rien ne serait caché, masqué, à qui rien n’échapperait, même alors, même dans cette hypothèse impossible, invraisemblable, même alors, quand même le regard de l’histoire ne comporterait, comme tel, aucune défectuosité, quand même il serait par impossible totalement complet dans son ordre, même alors il serait, encore, infiniment éloigné de saisir, à fond, d’épuiser la réalité, il y serait encore, en ce sens, infiniment étranger, il s’en faudrait, il s’en manquerait encore infiniment, d’une infinité, qu’il saisît et épuisât, qu’il pût saisir et épuiser la réalité, car il n’est, jamais, et il ne sera jamais qu’un regard de perspective, et la réalité n’est pas toute en perspective, non, nullement un regard éternel, un regard partout présent, partout contemporain, qui saisit, embrasse, épuise tout d’un regard. Ce qui est dire, ce qui revient à dire qu’il s’en faut de deux infinités au moins, multipliées pour ainsi dire l’une par l’autre, que l’histoire saisisse, épuise la réalité de l’événement ; l’une qu’elle est infiniment incomplète dans son propre ordre ; l’autre que quand même par impossible elle y serait complète, même alors elle ne serait qu’un regard comme linéaire, un regard de perspective.

Or la réalité n’est pas plus faite pour une perspective ni épuisée par une perspective qu’un paysage n’est fait pour une perspective ni épuisé par une perspective. Ici comme là, et justement parce que le paysage lui-même est une réalité, un fragment de la réalité, une sorte de la réalité, une partie intégrante de la réalité, ici comme là il faut au moins, au premier degré, une infinité de perspectives ; et il faut en outre sortir de là, il faut au deuxième degré sortir de toute(s) perspective(s), sortir de l’ordre même de la perspective et des perspectives, essayer de contempler d’un tout autre regard.

— De quel éclat brillaient dans la bataille…

« Qui nous rendra, dit cet homme héroïque,
Aux bords du Rhin, à Jemmape, à Fleurus,
Ces paysans, fils de la République,
Sur la frontière à sa voix accourus ?

Pieds nus, sans pain, sourds aux lâches alarmes,
Tous à la gloire allaient du même pas.
Le Rhin lui seul peut retremper nos armes.
Dieu, mes enfants, vous donne un beau trépas !


« De quel éclat brillaient dans la bataille
Ces habits bleus par la Victoire usés.
La liberté mêlait à la mitraille
Des fers rompus et des sceptres brisés.

Les nations, reines par nos conquêtes,
Ceignaient de fleurs le front de nos soldats.
Heureux celui qui mourut dans ces fêtes !
Dieu, mes enfants, vous donne un beau trépas ! »

Il faudra même, dit l’histoire, il faudra que je fasse une enquête, et une sérieuse, une enquête philologique et critique enfin sur ces beaux vers. Car ce Béranger est mort en 57, et les Châtiments ont été composés au moins depuis 51. Et il est bien impossible de ne pas reconnaître dans ces beaux couplets quelques-uns des plus beaux vers de mon grand ami. Le vers admirable de l’Expiation :

Comprenant qu’ils allaient mourir dans cette fête,

y est tout entier :

Heureux celui qui mourut dans ces fêtes !

Et les accentuations des soldats de l’an II : (à l’obéissance passive)

Ils chantaient, ils allaient, l’âme sans épouvante
Et les pieds sans souliers !

Au levant, au couchant, partout, au sud, aux pôles,
Avec de vieux fusils sonnant sur leurs épaules,

Passant torrents et monts,
Ils allaient
(je ne me rappelle plus)
Sans repos, sans sommeil, coudes percés, sans vivres,
Ils allaient, fiers, joyeux, et soufflant dans des cuivres
Ainsi que des démons !

Chocs, rencontres, combats ; et Joubert sur l’Adige,
Et Marceau sur le Rhin !

Les tambours, les obus, les bombes, les cymbales,
Et ton rire, ô Kléber !

Et l’on voyait marcher ces va-nu-pieds superbes
Sur le monde ébloui !

La tristesse et la peur leur étaient inconnues.

Je sais bien que c’est le même sujet. Mais il y a tout de même des rencontres singulières entre tous ces deux textes, et ça ressemble encore à des suppliants parallèles. J’adore ces problèmes, vous le savez. Ce sont eux qu’on nomme des problèmes d’histoire, des problèmes historiques, des problèmes d’histoire littéraire. Ce parallélisme m’est un peu suspect. C’est ce que j’aime. Il faudra faire des recherches. C’est mon office, et mon métier et ma raison d’être. Il faudra même que je voie si je n’en ferai pas faire une thèse par un de mes jeunes acolytes.

Au fond je suis partagée (c’est ce que j’aime). Ce Victor Hugo est mon plus grand ami, vous le savez. Il avait une telle affection secrète, une telle affinité profonde, une telle complicité avec moi pour les grandeurs de l’ordre que j’excelle à mesurer. C’est un vieux complice à moi. S’il a volé ce Béranger, c’est bien fait. Et il en avait cent fois le droit. C’est royal. Un homme comme lui prend son bien partout. Mais j’aime bien aussi ce Béranger, parce que ce que j’aime par dessus tout, ce sont les médiocres. Je suis une espèce de suffrage universel en long.

Ainsi parla Clio, fille de Mémoire. Laissons parler Clio, fille de Mémoire. Car nous savons, nous aussi par tous les textes et par les monuments, nous savons qu’il y a d’autres Muses. Nous savons qu’il y a d’autres disciplines. Nous savons qu’il y a d’autres filles de Mémoire, des filles peut-être un peu plus insubordonnées. Je veux dire beaucoup plus libres.

Laissons dire la vieille. Maîtresse d’erreur(s) ; mère des impostures. Elle n’a pas fait tout le compte.

Laissons dire la vieille. Celle qui ne peut pas ; et qui ne veut pas ; et qui ne sait pas se taire ; celle qui ne sait pas le prix du silence. Nourris dans d’autres disciplines, nous savons que l’histoire est sporadique et qu’elle ne donne que des cendres. Mais non pas même des cendres continues, totales, une continuité et une totalité, au moins, de cendres. Un système de cendres. Non, quelques cendres discontinues, disrompues, des fragments de cendres même, des brisures de cendres dans le creux de la main. Solvet saeclum in favilla. — Solvit ; solvitur ; solutum est. Le siècle temporel n’attendra point le règne éternel pour se résoudre en cendre. Tous les jours du temps dans le présent nous le voyons qui s’y résout. À mesure même qu’il passe. Dans tout l’immense passé, dans tout le présent, à mesure que l’événement réel passe, nous avons vu, nous connaissons, tout le monde a vu, sous nos yeux nous voyons tous les jours que par là même et automatiquement devenant l’événement historique automatiquement aussi et en cela même il devient presque instantanément événement historique ; d’événement réel qu’il était, qu’il venait d’être, qu’il était à l’instant, événement historique : moins que rien, une cendre, en comparaison du réel. Une cendre temporelle. Un chien vivant vaut mieux qu’un lion mort. Le siècle temporel ne laissera, déjà ne laisse qu’une poignée ; moins qu’une poignée ; moins qu’une pincée de cendres : une (vague) traînée de cendres temporelles. Et non seulement des cendres ; mais des cendres disparates ; et les plus inconsistantes du monde. Des traces de cendres, ce que nous lisons dans les analyses (chimiques) d’eaux minérales, sur les étiquettes collées sur les bouteilles. Non seulement le monde est cendre et il retournera en cendre. Mais d’une part cette cendre n’est point une cendre complète. C’est une cendre infiniment incomplète. Une poussière de cendres. Et d’autre part déjà nous voyons qu’il y retourne tous les jours. Et que tous les jours du temps il y est retourné. Memento, qu’il se rappelle : il n’a pas même à se rappeler. Car c’est tout de suite, c’est à présent, c’est à chaque instant que s’accomplit sous nos yeux la tombée en cendre, la finale et irrévocable, la définitive, la déjà temporellement éternelle incinération et délitation cinéraire. Sons nos yeux le jugement temporel s’accomplit tous les jours, les siècles s’accomplissent tous les temps. Sous nos yeux à mesure que tout l’événement, sur un seul front, sur un immense front (comme un immense camp d’Israël qui tomberait constamment sur tout son immense front de bandière, constamment renouvelé, constamment nouveau), à mesure que tout l’événement campé, sur tout ce front universel, tombe comme une immense cascade incessante, comme une cataracte, perpétuelle, régulière, inépuisable, temporellement éternelle barrant pour cette chute inépuisable d’un barrage latéral et ainsi perpendiculaire le cours, le fleuve immense, temporellement universel de l’événement, à mesure que sur ce front tout l’événement tombe, descend inépuisablement du présent dans le passé, de ce qui se fait à ce qui est fait, du discuté à l’acquis, de ce qui est en cause à ce qui est acquis ; à cette mesure et sur tout ce front, par là même et en même temps, en cela même et par la même aventure, du même mouvement, après la même oscillation, de la même tombée, de la même descente, par le même événement l’événement tombe en cendre. Incessamment sous nos yeux. Incessamment depuis le commencement. Incessamment jusqu’aux fins. Par le même événement, par la même histoire, par le même épisode constant, par la même partie de son histoire et de son propre événement l’événement, de présent devenant passé, tombant passé, aussitôt et aussi et en ceci même de réel devient historique, c’est-à-dire cinéraire même, cendre d’événement ; tombe historique, et il ne remontera jamais cette pente ; et il ne devient même historique qu’au sens et dans la mesure où il devient cinéraire. Et réciproquement. Car c’est tout un.

— Je suis, dit-elle, la grande Mademoiselle. Il me faut des sièges et des appareillements, le faubourg Saint-Antoine et des habillements de guerre. Ne me parlez pas de tisanes. Je ne suis ni une sœur ni une dame de charité, ni ne suis ni ne serai jamais une Fille repentie. Mon royaume est de ce monde. C’est l’appareillage, c’est l’armement, c’est l’équipage qui fait l’histoire.

Je ne suis point Fille de la Charité, ni Dame du Bon Pasteur, ni Fille de la Merci-Dieu, ni Fille de la Paix, ni Dame Hospitalière de la Miséricorde saint Gervais, ni petite sœur des Pauvres, des petits Pauvres, ni sœur de saint Vincent de Paul, ni ces sœurs qui soignent les malades dans cette maison de santé.

Laissons dire Clio, fille de Mémoire. La mère a d’autres filles ; la vieille mère, la première mère, la mère commune. Laissons dire et parler celle qui fait profession, qui fait métier de dire et de parler, mais qui a reçu ce don de ne pouvoir dire et de ne pouvoir parler que par (des) échos. Laissons retentir ces échos indéfiniment prolongés. Nourris dans d’autres disciplines, non seulement nous savons le prix et la valeur du silence, et la grande connaissance obtenue dans le silence ; non seulement nous savons le prix et la valeur de la réalité ; non seulement nous savons que la réalité n’est point épuisée par une perspective, par une seule perspective ; mais nous savons que peut-être, que sans doute elle ne serait point épuisée par une infinité même de perspectives, tant qu’elles seraient et qu’elles restent des perspectives, des regards de perspective, qu’il y faut autre chose et un autre regard, un tout autre, n’étant peut-être même pas du tout faite pour être, pour devenir un objet de perspective, une matière de perspective, pour être enfin mise en perspective. Et il ne faut assurément pas la mettre du tout. En rien. Ni en perspective. Ni, et notamment, en système.

Laissons dire Clio, fille de Mémoire, sœur des huit autres. Laissons-la remémorer et tenter de remémorer. Et puisqu’elle est elle-même et qu’elle ne peut être en définitive, et qu’elle ne peut faire qu’un exercice de mémoire, puisqu’en dernière analyse l’histoire n’est et ne peut être et ne peut faire qu’un exercice et tout au plus une accommodation de la mémoire, memento, qu’elle se souvienne, qu’elle se rappelle donc ; et qu’elle se rappelle d’elle-même, qu’elle pense d’abord à elle-même ; que sur elle d’abord, sur soi elle exerce sa propre mémoire ; qu’elle se rappelle d’abord, qu’elle commence par se rappeler ; qu’elle se rappelle qu’elle est cendre elle-même ; et poussière et poudre ; la première et la dernière de toutes et plus que toutes, que seule même de toutes, en un certain sens, elle est poussière ; et non pas même comme la poussière de la route, qui fait au moins semblant d’être continue, qui offre au moins, qui affecte une apparence, une image, grossière et imparfaite, un semblant d’une continuité ; une image de route, une image itinéraire ; qu’elle est à peine une discontinuité même, un vague alignement de points de discontinuité ; (et) qu’elle n’a pas même à retourner en poussière ; qu’elle y est déjà ; qu’elle est essentiellement poussière, par sa nature, par sa fonction, par sa matière, par son office.

Nés du même temps, que tout ce qui est temporel est temporaire.

Nourris dans d’autres disciplines nous savons que la réalité est comme elle est, non comme elle apparaît ; qu’elle est ce qu’elle est, non ce qu’elle apparaît ; qu’elle vaut ce qu’elle vaut, non ce qu’elle se mesure ; qu’il faut la saisir ce qu’elle est, tant que nous le pouvons, nullement l’effleurer toujours de ces regards circonférentiels. De ces effleurements, qui ne touchent que des affleurements. Que la réalité est ce qu’elle est, non, nullement ce qu’elle rend à l’enregistrement, ce qu’elle laisse aux mains des méthodes résiduelles ; qu’elle est tout ce qu’elle est, non seulement, nullement seulement son propre résidu.

Nous savons que la réalité est ce qu’elle est, vaut ce qu’elle vaut, nullement ce qu’elle est rapportée, ce qu’elle est contée, ce qu’elle est même vue, ce qu’elle est estimée, ce qu’elle est honorée, ce qu’elle est considérée, ce qu’elle est glorifiée, ce qu’elle est commémorée, remémorée, ce qu’elle est regardée de ce regard perpétuellement tangentiel. Cette histoire ne nous fait jamais voir que des soleils couchés. Ces soleils qu’on attend sont des soleils couchés. Et elle veut nous faire croire au moins que ce sont des soleils couchants ; pour qu’il soit dit qu’ils ne sont pas tout à fait tombés. Des obliques rayons, des flammes éclatantes ; des soleils prolongés sur les cimes des tentes. Et les éclats mêmes, et les retentissements de sa voix, qui paraissent éternels, ne sont eux-mêmes que des échos prolongés sur les cimes des tentes.

Sa voix n’est qu’une voix d’échos.

Un regard de perspective et ainsi de circonspection. Or ce que la réalité est le moins, c’est circonspecte.

Nous sommes vaincus ; et nous sommes vaincus de la défaite la plus ingrate. Premièrement, au premier degré, nous sommes des vaincus. Deuxièmement, au deuxième degré, nous sommes historiquement battus d’une défaite telle, si petite, si désagréable à voir, au point qu’elle n’(en) est même pas laide, si mesquine, si insignifiante, si déplaisante, si désobligeante, que l’on ne s’occupera jamais de nous, si ce n’est peut-être pour nous juger, pour nous considérer comme les derniers des imbéciles ; ce qui sera sur nous, hâtons-nous de le dire, le véritable point de vue historique.

Nous sommes des vaincus. Nous le sommes même tellement, si complètement, que je ne sais pas si l’histoire aura jamais enregistré un exemple comme celui que nous fournissons. Je ne sais pas si la même histoire, que nous nous permettons d’avoir déjà nommée, aura jamais connu des vaincus comme nous, battus comme nous, non pas honteux certes, mais honteusement battus ; non pas d’une défaite qui apporte la gloire, à qui vont les suprêmes honneurs, — (de la gloire, car un secret instinct, un avertissement secret, un secret remords nous avertit qu’il y a toujours quelque impureté dans la réussite, une grossièreté dans la victoire, une certaine impureté, au moins métaphysique, un reliquat, un résidu d’impureté, une impureté résiduaire dans la fortune ; et qu’ainsi et pour la même cause et du même mouvement il n’y a de véritablement, de totalement pur, et ainsi de totalement grand, que la défaite, pourvu qu’elle soit vaillamment, glorieusement supportée, vaillamment, glorieusement acquise pour ainsi dire ; soutenue ; et qu’il n’y a, qu’il ne peut y avoir de véritable, de totale pureté que dans l’infortune ; et que c’est donc à bon droit que les grands honneurs secrets de la gloire, les suprêmes honneurs, ont donc été toujours historiquement à l’infortune ; aux grands désastres ; et l’histoire ici, une fois dans son ordre, et son ordre admis, et mise à sa place, qui est grande, ne s’y est jamais trompée) ; — mais d’une défaite la plus mal venue que l’on puisse imaginer ; la plus disgracieuse, et disgraciée, la plus petites gens que l’on ait jamais pu faire et que l’on ait jamais faite et réussi à faire. Être vaincus, ce n’est rien. Ce ne serait rien. Ça peut même être beaucoup au contraire. Ça peut être tout ; le suprême. Être vaincu n’est rien : (mais) nous avons été battus. Nous avons même été rossés. En quelques années la société, cette société moderne, avant que nous ayons même eu le temps d’en esquisser la critique, est tombée à un état de décomposition tel, à une dissolution telle que je crois, que je suis assuré que jamais l’histoire n’avait rien vu de comparable. Je ne crois pas que l’égoïsme notamment et les préoccupations de l’intérêt soient jamais tombés à ce degré de bassesse. Cette grande décomposition historique, cette grande dissolution, ce grand précédent que nous nommons littérairement la pourriture de la décadence romaine, la dissolution de l’empire romain, et qu’il suffit de nommer avec vous, cher monsieur Sorel, la ruine du monde antique, n’était rien en comparaison de la dissolution de la société présente, en comparaison de la dissolution et de la déchéance de cette société, de la présente société moderne. Il y avait sans doute alors beaucoup plus de crimes et encore un peu plus de vice(s). Mais il y avait aussi infiniment plus de ressources. Cette pourriture était pleine de germes. Ils n’avaient pas cette sorte de promesses de stérilités que nous avons aujourd’hui, si l’on peut dire, si ces deux mots peuvent aller ensemble.

Nous sommes des vaincus. Je crois, je suis assuré que jamais l’histoire n’a enregistré, n’a eu à enregistrer des vaincus comme nous, des vaincus autant que nous. En moins de cent vingt ans l’œuvre non pas de la Révolution française, mais le résultat de l’avortement de la Révolution française et de l’œuvre de la Révolution française sous les coups, sous la pesée, sous la poussée de la réaction, de la barbarie universelle est littéralement anéantie. Complètement. Et non seulement il n’en reste plus rien. Ni traces de rien. Mais nulles traces de promesses même, ni d’aucune fécondité ultérieure.

Nous sommes des vaincus avant que de naître. Nous sommes nés dans un peuple de vaincus. Nous sommes des vaincus militaires. Nous sommes nés, peu de temps après la défaite, après le désastre, après l’invasion, dans un peuple militairement vaincu. Nous sommes héréditairement et solidairement les vaincus d’une guerre désastreuse. Il faut le dire. Longtemps nous avons cru que nous serions des générations nouvelles, que nous ferions une œuvre nouvelle, non entachée ; que nous n’étions pas marqués, entachés de ce désastre ; de la trace de ce désastre. Une œuvre non marquée d’avance. Au moins irrévocablement. Il faut en revenir. Il faut s’y rendre. Il faut avoir le courage de le dire. Tout ce que nous faisons, tout ce que nous avons voulu faire depuis quinze ans est commandé par le souvenir, par un souvenir implacable, par la trace de ce désastre antécédent, par ce désastre antécédent même. Par la situation qu’il nous a faite dans le monde et par la situation qu’il nous a faite en nous-mêmes. À nous-mêmes dans le monde ; à nous-mêmes en nous-mêmes. Nous avions cru, un peu naïvement peut-être, que nous pourrions parler comme si nous n’avions pas été battus en 70. L’événement nous a rappelé, comme toujours, un peu durement, un peu âprement, comme toujours, que la réalité n’admet jamais le comme si ; qu’elle n’admet que la réalité même ; que le comme si peut être langage de science, qu’il est même l’articulation, essentielle, du langage de la science, mais qu’il ne peut être que cela ; que dans la réalité on n’est reçu à parler que le langage de la réalité ; même. Et nous avons appris du même enseignement, contrairement à tous les enseignements de tous les historiens modernes, et notamment des antimilitaristes professionnels ; nous avons appris, nous avons connu, nous avons été enseignés, l’événement nous a rappelé, comme toujours, durement, âprement, comme toujours, que les réalités militaires ont une importance du premier ordre, une importance fondamentale, comme soubassement des autres réalités, du plus grand nombre des réalités matérielles, des réalités économiques, des réalités de puissance, et d’un très grand nombre des réalités d(e l)’esprit, des réalités intellectuelles et mentales ; morales même. J’oserai dire : religieuses.

L’expérience nous a montré, une fois de plus, l’événement nous a rappelé, durement, âprement, une fois de plus, que le vaincu ne peut pas parler comme le vainqueur, ou au moins comme celui qui n’est, qui n’a été ni vaincu ni vainqueur ; qu’il ne peut pas parler le même langage, ni tenir le même ton, qu’il a beau faire, qu’il ne peut pas, qu’il n’a pas droit au même ton ; qu’il n’y a pas le même droit physique, pour ainsi dire, que c’est irrévocable ; qu’une défaite militaire dure aussi longtemps qu’elle n’est pas réparée ; qu’une situation de vaincu militaire dure aussi longtemps qu’elle n’est pas révoquée ; qu’il peut bien y avoir des amnisties pour les guerres civiles, des amnisties qui sont d’ailleurs généralement, surtout aujourd’hui, des jeux parlementaires, des jeux de la politique parlementaire ; mais qu’il n’y a, qu’il ne peut y avoir ni amnésie ni amnistie militaire, pour les événements militaires, antécédents, pour les situations nées des événements militaires. Pour les situations faites militaires. Dans le sévère compte des forces militaires, des événements, des situations militaires. Parce que la force militaire est non pas seulement une force brutale, mais surtout une sorte de force pure, je veux dire une force plus purement force. C’est ici une question de saveur. On a beau faire ; on a beau vouloir se le faire croire : le goût de la défaite n’est pas le goût de la victoire, comme la résonance n’est pas la même, et il n’est pas même le goût de ni l’un ni l’autre. Celui qui ravale sa défaite, celui qui est vaincu, sa salive qu’il ravale n’a pas le même goût que celui qui est vainqueur ou que celui qui n’est ni l’un ni l’autre. C’est un goût irrévocable, jusqu’à ce que la défaite elle-même ait été révoquée.

Non seulement le vaincu ne peut irrévocablement plus parler au monde le même langage que le vainqueur ou même que celui qui n’est ni l’un ni l’autre ; mais en lui-même et dans son propre pays, dans son propre sang, dans son propre peuple, le vaincu, le peuple vaincu ne peut pas se parler à lui-même le même langage que le peuple vainqueur. Car le reste du monde est là, qui écoute, qui intervient. Au moins comme témoin, sourdement, silencieusement, tacitement, présentement, par sa seule présence, même et surtout quand il n’intervient pas. Nos grands pères de la Révolution française s’en sont bien aperçus, qui ayant voulu parler un autre langage, un langage nouveau, substituer simplement un langage à un autre, un nouveau à un ancien, le langage nouveau régime au langage ancien régime, l’Europe bientôt entière s’intercala, finit par s’intercaler ; s’opposa ; et il y eut maille à partir. Nos moins grands contemporains s’en apercevront peut-être bientôt, si, comme tout permet de le supposer, ils ont l’intention de changer encore une fois de langage, de substituer encore une fois un langage à un autre, un nouveau à un ancien, le langage syndicaliste au langage parlementaire. Nos pères n’ont pas pu se parler (à eux-mêmes pourtant) le langage révolutionnaire, le langage nouveau régime sans qu’intervînt la guerre, et la victoire ou la défaite. Et il fallut choisir. Nos moindres contemporains (et quand je dis moindres je n’en sais rien, (et) je le dis par habitude, car enfin ces grands révolutionnaires n’étaient point si grands avant la Révolution, quelques années avant la grande, et même au seuil de la grande, et même assez de temps après le commencement de la grande, et nous ne savons nullement, nul ne peut augurer, même par habitude, nul ne peut conjecturer, nul ne sait ce que sera demain, quel ordre de grandeur nous arrivera demain), nos contemporains ne pourront, ce demain, se parler (à eux-mêmes pourtant) le langage révolutionnaire, le langage syndicaliste sans que la même guerre intervienne, qui sait ? une guerre plus grande, si possible, et encore et toujours d’être vainqueur ou vaincu. De choisir. Notre maître M. Sorel (maître étant en bon français ici non pas, naturellement, celui qui commande, mais celui de qui on a (beaucoup) appris, celui de qui on a reçu des enseignements essentiels) notre maître M. Sorel n’avait pas seulement annoncé de longue date (puisqu’il y a déjà de cela plusieurs années) quel pouvait être et ce que serait l’avenir socialiste des syndicats, mais il a fort bien vu, et fort bien dit, et je crois bien qu’il a écrit quelques parts qu’il n’y aurait vraiment qu’une seule difficulté, qu’il n’y avait qu’un empêchement peut-être à un triomphe d’un syndicalisme socialiste et révolutionnaire : (c’est d’abord la limitation de la nature humaine, on vient de le voir ; mais ceci est constant, désormais acquis, est de plein droit, n’a donc plus besoin d’être même dit) c’était de savoir ce que l’Europe fera (on dit l’Europe par habitude et parce que c’est le plus près) (mais de proche en proche bientôt ce sera le monde) ; c’est-à-dire que ce sera de savoir exactement, et peut-être et sans doute en plus grand, ce que c’était de savoir il y a cent vingt ans ; et que pour la Révolution syndicaliste qui est prête, et qui sera une Révolution économique et incidemment politique, comme pour la Révolution française qui a été faite, et qui est demeurée presque purement une Révolution politique, il n’y a qu’un résidu, qu’une épaisseur, qu’une difficulté : le monde ; le reste du monde ; l’autre monde ; savoir seulement ce que le monde dira, comme on a su ce qu’il a dit. Savoir ce que feront les autres. Comment l’Europe réagira. Et comme les autres ne sont pas nous, et n’ont jamais été nous, et qu’ils n’ont aucune envie ni aucune possibilité de le devenir, malgré certaines apparences trompeuses, et les propos de nos humanitaires, il y a toutes les chances pour qu’elle ne dise pas comme nous, pas plus que la première fois ; pour, étant autre, qu’elle dise autrement que nous, et qu’elle en vienne aisément à dire et faire contre nous. Et alors tous nos pacifistes et nos antimilitaristes sauront le prix de la guerre. Défendant un ordre, ou un désordre nouveau, ils feront d’ailleurs des guerres merveilleuses. Du moins il faut l’espérer. Ces pacifistes et ces antimilitaristes font toujours, quand il faut, des soldats admirables. N’est-ce pas d’ailleurs une guerre qu’ils soutiennent perpétuellement contre nous, contre la nation, un commencement de guerre civile ; déjà une guerre ; des préparations, des exercices, militaires, des apprentissages, des grandes manœuvres de guerre civile. Qui leur donnent un certain entraînement. Quel peuple était plus pacifique, plus pacifiste, officiellement et réellement, formellement et intentionnellement, que le peuple français à la veille de cette grande secousse, militaire. Une moitié l’était spirituellement, hélas, avec Voltaire ; une moitié avec Rousseau l’était sensiblement. Jamais on ne fut tant aux larmes, et au bêlement de la paix. Quelques années ne s’étaient point écoulées que ce peuple inscrivait la plus merveilleuse épopée militaire que le monde ait jamais eu à enregistrer. Aujourd’hui nous sommes reconduits à la même situation, à une situation très analogue. Dieu veuille qu’elle ait au moins la même grandeur, à défaut de la réussite, qui temporelle n’est jamais donnée définitive. La même situation se reproduira : la France d’un côté, le monde, représenté par une grande partie du monde, de l’autre. En fait il n’y a plus rien en effet en France entre le régime et je ne dis pas une révolution syndicaliste, mais le triomphe d’une révolution syndicaliste ; il n’y a plus une épaisseur, plus une feuille de papier. Mais il y a cette épaisseur externe, cette pellicule extérieure : le monde. Au moment de passer d’un langage à un autre, au moment de substituer au langage démocratique et parlementaire le langage syndicaliste et statutaire, nos syndicalistes, à qui rien ne s’oppose plus intérieurement, connaîtront, nos antipatriotes éprouveront que dans le système charnel et même dans un système mystique temporel, dans tout système temporel, il faut un corps, une chair temporelle qui soit le soutien, matériel, qui se fasse le support, la matière d’une idée. C’est très exactement, dans l’ordre politique et social, dans l’ordre historique, le problème de la relation du corps à l’esprit. Comme dans la création naturelle nous ne connaissons pas naturellement d’esprit qui n’ait le support de quelque corps (généralement quelque mémoire qui n’ait le support de quelque matière), qui ne soit incorporé de quelque sorte, et incarné (et c’est même la seule définition peut-être un peu sérieuse que l’on puisse donner de la création naturelle) de même ou plutôt du même mouvement, de la même considération, de la même définition dans cette même création, naturelle, nous ne connaissons pas naturellement d’idée, d’esprit politique ou social, — j’oserai dire, religieux, — d’esprit historique enfin qui se soit réalisé, qui ait même pu apparaître sans un certain corpus, sans un corps de peuple, sans un appui, sans un soutien, sans un mécanisme, sans un support de peuple, sans une matière, sans un peuple qui fût tout cela, sans un peuple corps, en un mot sans une patrie. Au sage il a fallu la cité hellénique ; au prophète il a fallu la race et le peuple d’Israël ; au saint il a fallu le peuple chrétien. Et certains peuples de l’Occident, au moins pour commencer. Et il n’est pas jusqu’à cette sorte de préformation temporelle de l’Empire romain dans et pour l’avènement du christianisme, si importante, qui charnelle, corporelle, matérielle, ne nous paraisse en effet d’une importance comme excessive, très vraiment inquiétante. Nos positivistes apprendront la métaphysique comme nos pacifistes apprendront la guerre. Nos positivistes apprendront la métaphysique à coups de fusils. Mutuels. Je veux dire qu’ils donneront et qu’ils recevront. Ils apprendront même la psychologie. Ils apprendront la relation du corps d’un peuple à un esprit d’un peuple. Nos antimilitaristes apprendront la guerre, et la feront très bien. Nos antipatriotes apprendront le prix d’une patrie charnelle, d’une cité, d’une race, d’une communion même charnelle, et ce que vaut, pour y appuyer une Révolution, un peu de terre.

Fils de vaincus, nés dans un peuple de vaincus, nous avons été vaincus nous-mêmes. Et en personne, si je puis dire. Vaincus dans notre peuple et comme peuple, une première fois, au premier degré, nous l’avons été une deuxième fois, au deuxième degré, dans un réduit, intérieur, dans un cercle intérieur et concentrique, dans toute notre action à l’intérieur de notre peuple. Vaincus une première fois en race pour ainsi dire, dans notre race et dans notre souche et dans notre peuple et comme en effigie et en représentation anticipée, par une sorte de délégation antérieure, en image et plus qu’en similitude, intérieurement ensuite dans un cercle intérieur concentrique nous l’avons été nous-mêmes, sans image, (cette fois), et sans délégation. Sans députation aucune. La défaite enfante la défaite et jusqu’à la révocation de la défaite c’est un cercle vicieux de compromissions liées, de progressions, de dégressions circulaires descendantes. Ce n’est pas seulement la communication extérieure qui est coupée à un peuple vaincu, demeuré vaincu ; ce n’est pas seulement la conversation extérieure qui lui demeure interdite : c’est, nos révolutionnaires l’éprouveront, la communication même intérieure, la conversation même entre soi, même avec soi. Au coin du feu. Feu, foyer. Le premier des biens : la liberté ; le simple, l’intime, le vrai, le libre propos au coin de la cheminée. À ce coin de cette vieille cheminée nationale. Marquée pour nous de telles armes. Et la conversation même dans le secret du cœur, car la défaite, le goût de la défaite atteint jusqu’à la voix intime, altère jusqu’à la résonance de la voix intérieure la plus secrète. Nous avons été vaincus personnellement. D’autres, tout le monde, tous nos maîtres, se sont consolés de cet échec ; plus que de cet échec, infiniment plus ; infiniment plus que d’une défaite : de cet avortement frauduleux de l’affaire Dreyfus. À force de s’en consoler, quelques-uns, hélas, bientôt s’en réjouissent ; secrètement. Presque publiquement. Mais je ne m’en consolerai jamais. Parce que je tiens à être ridicule, et seul, et déplorable. Et parce que je tiens à être ridicule j’en parlerai toujours. Une occasion unique (s’)était offerte de régénérer ce peuple. Une fortune. Un coup de fortune. Une occasion qui ne se représentera jamais. Comme il n’y en a pas deux, dans la vie d’un homme. Dans la vie d’un peuple. Comme ça n’arrive pas deux fois. Comme il n’en est pas donné deux à la même personne, homme ou peuple. À la même histoire. À la même aventure. Ce crime a inauguré notre vie publique, notre vie civique. En réalité il a inauguré toute notre vie ; et on ne peut se défaire de son inauguration. Irrévocablement il commandera toute notre vie de ce temps ; non seulement notre vie publique et civique ; mais toute notre vie intellectuelle et morale, mentale ; et même physique. Car il y a une atteinte physique de toutes les atteintes, une atteinte charnelle, une inscription physique de tous les anciens crimes. Il a inauguré, aussi, et ensemble, et d’ensemble, de déchéance en déchéance, de démagogie en démagogie il a commandé, il a fait cette déchéance où nous sommes ; il nous a mis où nous sommes.

Je ne m’en tairai jamais. J’en resterai, j’en demeurerai, je m’en laisserai toujours inconsolable. Je n’ai jamais tant senti, aussi nettement, ce que c’est qu’un événement historique, qu’une fois, et que c’est toujours un monument historique, je ne l’ai jamais autant éprouvé ; qu’une fois ; c’était un gamin de dix-huit ans, qui était venu ; et à qui j’en vins, je ne sais comment, à parler de l’affaire Dreyfus. Un gamin. Je me rappelle fort bien qu’il n’y a que quelques années qu’un homme de dix-huit ans était un homme. Je parlais, je parlais devant ce gamin comme devant moi, comme avec moi ; comme avec quelqu’un de mon âge, de mon temps ; de ma classe. Il me répondait fort honnêtement. Je continuais, j’allais, j’allais. Je lui disais un peu de ce que je viens d’écrire ici, et de ce que j’espère bien que je finirai d’écrire un jour ou l’autre. J’allais toujours mon grand bonhomme de chemin. Quand une fois il me répondit si poliment, si honnêtement, si petitement, si soumis ; si plein, si porté de respect, si porté de bonne volonté : Oui monsieur ; que tout d’un coup, tout d’un ressaisissement je vis ; je mesurai que ça n’y était pas du tout et que ça n’y serait jamais ; qu’il n’y était pas du tout et qu’ils n’y seraient jamais, que tous ils n’y seraient temporellement éternellement jamais, eux autres, la postérité, posteri, et posteri posterorum.

Il était si docile. Il avait son chapeau à la main. Il tournait son chapeau dans ses doigts. Il m’écoutait, m’écoutait. Il buvait mes paroles. Il se renseignait. Il apprenait. Hélas il apprenait de l’histoire.

Il s’instruisait. Je n’ai jamais aussi bien compris qu’alors, dans un éclair, aussi instantanément senti ce que c’était que l’histoire ; et l’abîme irrefranchissable qu’il y a, qui s’ouvre entre l’événement réel et l’événement historique ; l’incompatibilité totale, absolue ; l’étrangèreté totale ; l’incommunication ; l’incommensurabilité : littéralement l’absence de commune mesure même possible.

Comme je parlais il m’écoutait tout, il m’entendait tout, il buvait toutes mes paroles ; et comme je parlais il ne m’entendait pas. Pas un mot ; il ne m’entendait aucunement. Je disais, je prononçais, j’énonçais, je transmettais une certaine affaire Dreyfus, l’affaire Dreyfus réelle, où je trempais, où je n’avais pas cessé de baigner ; où nous n’avons pas cessé de tremper, nous autres de cette génération ; c’était ce que je nomme l’affaire Dreyfus. Il entendait, il recevait un certain système, un certain arrangement, une certaine théorie, un certain arbitraire, homothétique au premier ; ou plutôt, non pas homothétique au premier ; ni aucunement superposable au premier, réellement et moléculairement, histologiquement superposable ; ni élémentairement substituable ; mais grossièrement, pratiquement, commodément, finalement et définitivement bon à mettre à sa place pour qui le veut bien, pour qui a le cœur et le contentement facile, pour qui est d’avance résolu à s’en contenter ; comme dans une vieille église française on peut toujours remplacer la rosace abolie, dans le besoin, par quelques carreaux de plâtre. Cela tient la même place ; et même, pour qui veut s’en contenter, par la substitution même cela a sensiblement la même forme.

Seulement cela ne fait pas le même office.

La réalité, l’événement de la réalité, l’événement réel est cette rosace réelle aux fleurs de rose infiniment fouillées. L’histoire, l’événement de l’histoire sont ces carreaux de plâtre qu’aussitôt la rosace abolie nous mettons au même lieu, chacun tous tant que nous sommes selon notre petit entendement, selon nos petits moyens et notre petite capacité. Selon notre petit commerce. Après la rosace abolie et seulement alors et à défaut de la rosace abolie quand nous sommes corrects. Avant même et au besoin en la démolissant, nous-mêmes, quand nous sommes pressés, quand nous faisons du zèle, ce qui est le plus fréquent.

Le monde est la rosace réelle infiniment fouillée, la rosace de pierre, les roses réelles de pierre infiniment poussées, merveilleusement, plus que merveilleusement, mystérieusement recreusées. L’histoire est les pauvres carreaux de plâtre que dans le besoin, dans l’universel besoin, dans la pauvreté nous mettons sensiblement au même lieu.

Je lui donnais du réel, il recevait de l’histoire. Dans quel mystérieux abîme intercalaire se faisait, s’opérait, s’obtenait la déperdition ; la disparition ; la défection ; dans quel abîme de la mémoire même ; dans quel abîme sombrait le vaisseau précieux entre tous, le vaisseau qui ne fait qu’un voyage ; dans cet abîme intercalé partout ; (partout) entre la demande et la réponse ; entre le départ et l’arrivée ; entre toute demande et toute réponse ; entre tout départ et toute arrivée ; dans ce mystérieux abîme où l’on y met quelque chose, du réel : et sans rupture apparente, sous des apparences de continu il en sort tout autre chose ; une imitation ; une contre-façon ; presque toujours une parodie ; une substitution ; un substitut ; un remplaçant ; une chose tout à fait étrangère : une opération intellectuelle : une histoire.

Je lui donnais du réel, comme à moi, comme avec moi, comme devant un cœur ami du même âge, comme devant quelqu’un qui en eût été, comme devant quelqu’un du dedans, (et c’est exactement le sens de la communion, de toute communion), comme avec et à un contemporain. Incontinent et comme immédiatement, comme instantanément dans la même forme, dans les mêmes paroles, dans le même moule il entendait ceci : de l’histoire. Dans le même temps il m’entendait déjà comme un homme d’un autre temps. (Dans le même temps pour moi, car ce temps, qui était le même temps pour moi, pour lui au contraire, pour lui étrangèrement s’analysait aussitôt, se décomposait en un temps autre, en un temps étranger ; en un langage autre, en un langage étranger.) Il m’entendait en un langage étranger. C’est dire, hélas, qu’il ne m’entendait pas du tout. Et même moins. Et ce qu’il y a de merveilleux, et qui fait qu’on n’en sortira jamais, c’est que ce langage aussi parfaitement étranger correspond naturellement jusque dans ses moindres éléments. Au langage du réel. Il correspond mot pour mot. Et jusque dans ses ponctuations. De sorte qu’à mesure que nous vivons un discours dans le langage du réel, à mesure on peut le jouer, le même, aussi bien, sinon mieux, et même mieux, et on le joue dans le langage de l’histoire. Ce que je nommais l’affaire Dreyfus, avec une certaine intonation, lui aussi le nommait l’affaire Dreyfus, non d’un autre mot, vous pensez bien, avec la même intonation, mais transportée seulement dans le registre du respect.

De sorte que ce qu’il y a de merveilleux, c’est que la conversation peut continuer tout le temps, sans qu’on s’entende jamais, et qu’en fait toutes les conversations continuent tout le temps, et qu’on fait semblant de se comprendre ; et que la mort déboutant promptement le réel, il n’y a bientôt plus que l’histoire qui parle ; mais elle parle toute seule entièrement substituée ; élément pour élément ; pièce pour pièce ; seulement c’est pièce inorganique pour pièce organique, élément mort et calcaire pour élément vivant animal ou végétal. C’est une pétrification. Mais nous avons trop d’intérêt à ne pas nous apercevoir de la substitution.

Jamais je ne compris autant que dans ce saisissement, dans cet éclair, quelle est la béante, l’invincible contrariété intérieure de l’histoire ; et qu’aussitôt que l’on est seulement résolu à l’apprendre, en cela même et par cela même aussitôt on s’est déjà condamné, dans cette attitude mentale et par cette seule attitude mentale même, à ne jamais la savoir ; j’entends à ne plus jamais savoir l’événement du réel.

Jamais je ne mesurai dans un tel éclair, dans un tel saisissement, qu’il y a le réel, et qu’il y a l’historique ; qu’il y a la réalité, l’événement de la réalité, et qu’il y a l’histoire.

Ils sont décalés l’un de l’autre, décalés de l’un sur l’autre. Entre l’événement réel de la réalité et l’événement feint, imaginé, imité de l’histoire un abîme se creuse instantanément partout, à chaque instant, à mesure, automatiquement, une fissure, intercalaire, une intercalation court partout. Un frémissement, un frissonnement, un frisson de rupture secrète court partout. Un σεισμός. Un ébranlement irréductible. — Une dégradation perpétuelle. Et ce qui est de l’autre côté n’a plus rien de commun avec ce qui est de ce côté-ci.

Jamais je ne vis dans un tel éclair, dans un tel saisissement, qu’il y a le présent, et qu’il y a le passé. Le présent, quel qu’en soit la longueur de temps, où l’on se meut. Le passé, où qu’il atteigne, déjà, où qu’il s’avance, où qu’il monte, où qu’il ait gagné, quand qu’il commence à chaque instant, où l’on ne se meut pas ; et où l’on a de bonnes raisons pour ne pas se mouvoir.

Pour chaque homme et pour chaque événement, pour tout événement élémentaire, pour tout élément, pour toute molécule d’événement il vient une minute, une heure, il tombe une heure où il devient historique, il sonne un certain coup de minuit, à une certaine horloge du village, où l’événement, de réel, tombe historique.

Et comme il faisait très clair je profitai de cette grande clarté qu’il y avait pour voir du même regard à la même lumière pour voir qu’on n’a jamais, qu’on ne se fait, que jamais on ne peut se faire d’amis que du même temps et du même âge, que de son même temps, que des amis contemporains ; amis du même temps, du même âge, aequales, amis de la même compagnie, de la même formation, de la même société, du même monde. Amis du même appel, d’un seul et même ban, de la seule et même classe. Amis d’une (seule) fois, les seuls amis. Et je regardai qu’on ne recommence jamais. Amis nés, formés ensemble, les seuls véritables amis. Amis d’enfance, amis de famille ; amis d’école, de petite école, d’école primaire ; amis de lycée ; amis de régiment ; amis de cahiers ; ensemble les seuls qui soient véritablement des amis, littéralement ; les seuls à qui ce nom convienne, soit exact. Les seuls que ce nom puisse habiller jamais. Les autres ne comprennent pas. Je mets naturellement les amitiés de l’affaire Dreyfus, si secrètes, ensemble dans et parmi les amitiés des cahiers. Aussitôt après les suivants ne nous comprennent plus et ne nous comprendront jamais. Tout le reste est hautement honorable, ce qui suit, et utile, et souvent beau ; et il y aura même les élèves, hélas, et il faut qu’il y en ait. Tout cela n’est point l’amitié. L’amitié est une opération charnelle qui se fait une fois dans la vie. Et qui ne se recommence pas. Je veux dire qu’elle est essentiellement une opération terrienne, une opération de date, une opération temporelle qui se fait, qui s’inscrit une fois, dans une certaine terre, à une certaine date du temps de la vie. C’est une de ces opérations qu’il n’est point donné à l’homme de recommencer, de faire deux fois, d’imiter, de feindre, de controuver, de forger, de faire comme si. C’est une de ces opérations qui ont dans la vie de l’homme, dans la carrière de l’homme une valeur unique, un prix incommutable et non interchangeable, un prix unique, un prix inévaluable, sans équivalent, sans contre-partie possible, et pour ainsi dire un prix sans prix. C’est une opération de l’ordre du berceau, de la famille, de la race, de la patrie, du temps, de la date, de tout cet ordre temporel, d’une importance unique, irremplaçable, où l’opération ne se fait qu’une fois.

Car il faut pour la déterminer un recoupement, une intersection : entre la ligne ascendante, verticale, de la race et la ligne horizontale du temps.

Toute amitié, pour chaque homme, est comme une promotion. Elle s’obtient en coupant une certaine race, une certaine histoire, qui monte, à chaque fois par un certain temps, par une certaine date, qui barre.

Et quand on la manque et dans la mesure où on la manque (et on la manque toujours en quelque mesure, comme toute opération humaine) on ne la recommence pas davantage ; ça compte pour joué ; on n’a tout de même que cette fois-là.

Il est donné plusieurs fois à l’homme de faire son salut parce que ce n’est ni essentiellement, ni surtout efficiemment, ni même originairement sans doute du terrestre et du charnel, du temporel et du terrien. Et c’est même un des signes où cela se voit le mieux, que c’est une opération tout autre, pour celui qui a un peu l’habitude du laboratoire. Mais de tout ce qui est temporel, de tout ce qui est destiné à tomber dans l’histoire, de tout cet ordre au contraire, de tout ce qui tombe sous la date et dans et sous le lieu rien n’est recommençable ou commutable, rien n’est interchangeable. Il n’est pas donné à l’homme de rien recommencer ou changer du temporel. Rien du temps et du lieu ne se déplace. L’amitié est une opération d’une fois. Tout le temporel est une opération d’une fois. Une opération non inventée, non imaginaire. Ce n’est pas là qu’on peut rien rattraper, qu’un éclair de génie ou de la grâce paye pour toute la longueur d’une vie. Le plus grand génie du monde ne remplace pas d’avoir eu tel berceau, telle patrie, d’être sorti de telle race terrienne. Le plus grand génie du monde aussi ne remplace pas d’avoir eu telle amitié, à telle date, en ce lieu, tel berceau d’amitié. Tout homme a, par sa naissance temporelle, par sa situation temporelle, par son lieu, par son temps temporel, par sa prise de date, une certaine zone d’amitié, et nulle autre, une certaine zone où il travaille, où il peut travailler, où l’événement travaille, pour ou contre lui. Une zone étroite, une sorte de coupe. Il n’est donné à l’homme de se faire une amitié, de lier l’amitié que dans une seule génération, dans une seule promotion, dans une seule zone. Le reste est autre. Il n’est pas donné à l’homme de se faire un autre berceau, ni de se refaire le même, enfin de s’en faire un deuxième de quelque sorte, ni de prolonger outre mesure, au delà du temps marqué, l’usage de cet osier.

Charles Péguy

Je profitai aussi de la grande clarté qu’il y avait pour voir aussi et par cela même que comme j’ai eu l’honneur de l’exposer nous autres de l’affaire Dreyfus nous ne serons jamais pour ceux qui viennent après nous que des vieilles bêtes. Et ceux qui viennent après nous, mes amis, bientôt c’est tout le monde.

C’est aussi pour cela que les éclaircissements que la mort pratique dans les rangs de l’amitié ont ce caractère d’éclaircissement irrévocable et d’antécédence de la mort propre. Ce caractère définitif et déjà final. Ces éclaircies ne sont point comme les éclaircies des forêts, comme les coupes sombres et claires, qui repartiront, qui repousseront du pied. Contrairement à ce qui se passe dans les autres ordres, dans les ordres de la vie et de la végétation et de la fécondité de foisonnement, dans l’amitié nous n’avons pas à garder les places de ceux qui disparaissent. Elles se gardent bien toutes seules. Nul ne vient remplacer ceux qui manquent. Ce n’est pas comme dans les batailles militaires où derrière les vétérans il y a les recrues, où il suffit donc de serrer les rangs, où derrière les régiments de ligne et les divisions de marche il y a les bataillons de dépôt. Et c’est vraiment ici qu’une nuit de Paris ne répare rien du tout.

  1. Foutues était là, comme on s’en doute, uniquement pour la couleur locale, et parce que l’histoire voulait se mettre au ton de son sujet. On sait assez en quoi consiste le langage révolutionnaire. Et aussi parce que c’est un langage militaire. — Note de la rédaction.