Éditions Albert Lévesque (p. 115-122).

X

CORVÉES D’ÉTÉ


Philippe Dulac a terminé le charroyage de tout le matériel des équipes démobilisées. Dix jours. Dix voyages à deux chevaux, parmi les ornières grasses de la forêt. En plus, chaque voiture montée de Saint-Michel au cours de la dernière quinzaine a contribué au transport de cette confusion d’effets. Ustensiles, outils, câbles, dorment maintenant dans les hangars. Un sommeil frotté, aiguisé, roulé…

Les 800 paires de couvertes sont en quarantaine. Un fouillis de couleurs et de saletés, en tas, près du lac.

L’installation pour le lavage de ces loques de vie est terminée. Almanzar L’Épicier a été promu laveur officiel, grand chevalier du savon. Je lui aiderai, avec Joseph Laurence. Ce dernier a commencé à abattre les arbres de son chaland. Il lui faut attendre maintenant les glaces pour en assembler les pièces. Dans l’intervalle, il remplira divers emplois, au hasard des nécessités journalières. Ce qui s’appelle, en bon français des Laurentides : « fourrer le chien ».

À trois, nous lavons 25 paires de couvertes par jour. Grasse matinée à bourrer les pipes, tout en bourrant les poêles qui réchauffent notre eau.

Savez-vous que c’est toute une profession, que de laver les couvertes du lac Clair ?

Transport en brouette d’une douzaine de paires. Chacune pèse 10 livres et 8 lorsque lavée. Puis, dans le lac, à tremper. Condamnation de 24 heures. Alors commence la guerre aux poux, puces, punaises, enfin toute la hiérarchie. Les bons nageurs survivent. Loi toujours nouvelle du plus fort.

Deux poêles sont installés dans un gros chaland de 35 pieds de long. Quatre bouilloires de 20 gallons chacune y pérorent. Elles préparent un savonnage de la plus belle eau. Une énorme barrique s’écrase dans un coin du plancher flottant. Son utilité : salle de rinçage.

Les deux tuyaux galeux sont attachés par des fils de fer : perchoirs de grives. La flamme fox-trotte des extrémités arrondies. Les rondins de cèdre et de pin, secs comme des vendredis, s’évaporent en flammèches, mangées par l’air qui les attire. La nuit, des mouches à feu s’y entassent.

À l’aide de grappins, la laine mouillée est tirée dans les chaudières. Chaque bouillotte dure une heure. Puis, refroidissement, par un rinçage à tour de bras dans l’onde. Il est joli de voir flotter ces algues brunes, jaunes, blanches (pas souvent) avec leurs franges rouges et vertes, se confondant dans l’eau de la baie. Les poissons ne savent que… nager, parmi ce branle-bas sous-marin.

Enfin, chaque paire est passée à l’essoreuse, qui happe, écrase, tire, assèche. Les couvertes sont alors étendues sur l’herbe, au grand plaisir de Chanteclerc, pouvant offrir des tapis d’Orient à ses poules. Orgie de picotement, à travers les carrés nets, pour trouver les cadavres des bandits du camp Sale et d’ailleurs. Les punaises s’offrent toujours les premières. Elles ont gardé, même dans la mort, leur teint frais et rose. Du fard en taches. Et la colonie à plumes y va de tous ses becs.

D’autres couvertes sont accrochées aux broches en fer. Lignes téléphoniques habillées. Le vent s’y cache. Le soleil le suit. Cailleron s’y dandine, en petite folle. Elle découvre un monde à chaque allée. Parfois, une tenture humide lui tombe sur le dos. Alors… Toréador, en garde !… Scène de cinéma : danse du ventre homérique sur le gazon. Rires de Laurence. Effroi des moineaux. Nouveaux lavage. C’est la vie…

L’équarrisseur Laurence préside au pliage. Ses grands bras se prêtent admirablement à l’opération. Puis, il aime tant la laine. Cela lui rappelle le métier de l’aïeule. Toute une époque ressuscite. C’est tendrement qu’il leur parle.

— Voyons, toé, la bleue, encore un brin d’soleil… Y faut pas que tu t’enrhumes… C’t’elle-là y faudra ben la rac’moder… son dormeur y d’vait rêver en vlimeux pour déchirer d’même… Mes p’tites amies, les madames d’là ville, cré gué, y en ont pas d’ces couvartes qui s’usent à s’frotter sus l’bon terreau d’nos montagnes… C’est avec ces drapeaux là qu’not’race a renforci, a prospérité…

Les estropiées, les fendues, les trouées, sont mises à part. Mlle Valade reçoit 25 centins la paire pour le reprisage. Elle vient chercher son travail avec l’aurore. Au crépuscule nous la revoyons qui rapporte le tout.

La belle enfant jette des clartés dans les regards de mes vieux. C’est alors que la nature est plus scintillante, l’horizon plus bleu.

Et, force d’habitude, je me surprends à me gratter, en grattant ici, mes souvenirs de… « couvartes »…

***

Déjeuner exquis. Trois convives : L’Épicier, Laurence et Philippe Dulac, sont arrivés de Saint-Michel avec le courrier et un chargement d’avoine. Premiers préparatifs des entreprises d’automne.

Menu royal. Le cuisinier nous pose un lapin, là, dans un épais ragoût. Nourriture hybride, car un lièvre accompagnait son frère blanc, au supplice du chaudron.

Dos au poêle, l’équarrisseur mange avec béatitude. Tout est bon d’ailleurs, à celui qui possède une conscience pure.

Les glands de laine de sa blague à tabac lui pendent sur la fesse. Des pommettes safran. Une petite chatte au front noir, tel un masque, à ventre crème et dos souple, saute et grippe les boules de linge. Un brin de vent les fait osciller davantage. Minette saute plus haut, manque son but et s’accroche à l’échine courbée du mangeur. Il proteste.

— Cré gué ! en v’la des manières. C’est-y-pas mal élevé de m’prendre pour ane souris, à mon âge ?…

L’Épicier s’étouffe en mordant un bout de cuisse. Il me regarde, ferme un œil et remarque :

— Vous en avez du casque, le père Jos… Pour ane souris, vous en êtes ane, mais qui a fait des siennes en vieillissant.

M. Laurence rit avec nous et offre à Minette une grasse fibre de viande.

Le temps est propice. Il fait une bonne chaleur, tout imprégnée des émanations de la terre… J’annonce à mes compagnons une besogne prévue. Il faut enterrer 225 barils de porc salé, afin qu’il se conserve bon d’ici les opérations de coupe. Les barriques sont à proximité du trou de sable, argentées par le salpêtre, qui en a bouché les fentes, en se cristallisant.

Nous commençons. L’Épicier, avec une tarière, perce une petite ouverture dans chaque couvercle. Aidé par Dulac, je remplis les unités avec de la saumure forte. À diverses reprises, il faut renouveler notre provision d’eau salée.

Près du lac se trouve une tonne, dans laquelle on jette du gros sel et de l’eau, au besoin. Dans le fond, une grosse pomme de terre, traversée d’un clou pesant, imite un charbon sur de la neige. Avec une vieille rame je brasse, brasse, brasse. Lorsque la patate remonte à la surface et y flotte, la saumure est bonne et conservera la viande. Entendu qu’il ne faut pas avoir de blessures aux mains pour procéder au mélange. Autrement, il vous en cuit…

Quand les barils renversent, Joseph Laurence, toujours à l’avant lorsqu’il s’agit de tailler, fabrique des bouchons en cèdre. Il les ajuste un à un, bouche les couvercles mouillés d’un coup de massue.

Quatre heures de travail. Et tout le porc est noyé dans l’épais sirop de mer. Les chevaux entrent en scène. Les barils sont roulés dans l’excavation, placés les uns sur les autres et séparés par des longueurs en pruche. Il fait un peu chaud. Chaque unité pèse 450 livres. Mais la limonade à la farine d’avoine et essence de citron de Desrochers est excellente. Inutile de dire que nous buvons à satiété.

Enfin, attelées à une pelle à manchons, les bêtes charroient le sable, jusqu’à ce que la richesse faiseuse de muscles soit recouverte d’une épaisse couche molle et brune.

J’ai toujours aimé cette opération. Quelle source d’énergie latente, aux réserves de la patrie, nous venons de manipuler. Et, ne semble-t-il pas que ces semaines de tombeau, avant le retour des bûcherons, donnent à la viande une force nouvelle ? Ces briquettes de porc, jadis engraissées au village de chez nous, soutireront une nouvelle sève d’entrailles. Elles la redonneront gloutonnement aux fils de ma province, lorsqu’ils reviendront avec les premiers froids.

Alors reprendra l’œuvre. Toute la forêt tressaillira. Les berceaux des villes et cités de demain prendront forme, au tonnerre des défrichements.