Éditions Albert Lévesque (p. 101-114).

IX

LA DESCENTE DES BILLOTS


« Mont’en haut Desrosiers,
« Mont’en haut pour t’épouiller,
« Car les poux de ta couchette
« Sont aussi gros qu’une épinette…


D’où vient donc cette puissante voix de basse, offrant aux hirondelles surprises un refrain des bois ?

Je regarde. Sur la route en galets, traînée de beurre, autour de la baie du petit lac Clair, Philippe Dulac, portageur attitré de l’équipe Boisvert, pousse sur ses cordeaux, afin de donner du cœur à sa jument grise. La bête compte les sauterelles souples sautant à l’approche de ses sabots.

— « Mont’en haut… »

Les moyeux des roues, qui viennent de se laver dans la rivière du Poste, singent des rayons jetés les uns sur les autres, dans la sphère rouge de l’axe troué.

— Desrosiers…

Un cahot soulève la voiture, fait glisser le siège, — une planche étroite, — et Dulac tombe à cul-plat dans la boîte vide.

Charmante, cette aquarelle du terroir, brossée vivement, sur le fond d’un ciel de vitre.

Le charretier me salue au passage et va attacher son équipage à l’ombre, dans la fraîcheur de la remise à tentes. Il étire le bon foin jusqu’au nez de sa Grise, lui donne deux tapes sous le ventre, desserre la sangle qui coupe, et s’achemine vers la boutique de forge.

Au même instant Désiré Desrochers sort de l’étable, pipe au bec, avec du lait tout plein sa chaudière. Des œufs à la neige y flottent. Il me voit.

— Commis, l’affaire est café… On ne tirera plus la Caille… a va vêler betôt.

Nouvelle qui me réjouit. La colonie prospère, va sans dire. Et ces 22 lapins, tombés du ciel avant-hier. Des cigares blancs, jaunes et noirs, avec deux déchirures soulevées, leurs oreilles. Il n’y a pas à s’illusionner, la famille augmente…

Dulac me donne un bleu, scellé avec une tache de saindoux. Je lis :

Commis.

Je rouvre la digue du lac Croche à soir. A va barder… Seize pieds de tête d’eau. Avartissez Boischer, Desrosiers et L’Épicier. Leur eau à s’ra bonne dans 12 heures. J’vous invit’ à v’nir voir ça. Montez avec Dulac.

Et j’signe mon nom,
Fardina Boisverre.


Les vivres sont chargées. Un seau d’eau à la Grise, qui en gaspille la moitié en soufflant des bulles sur ma chemise, et nous partons.

Nouvelle traverse du gué. Le courant lèche encore les essieux, dédaigne leur graisse noirâtre, mais gratte la poussière, qui roule en taches sinueuses mêlées aux vagues.

Cinq milles de trajet au milieu des sapinages et des perdreaux. Trois milles dans un jeune bois de cyprès, hauts comme des femmes en crinolines. Sur le sol, des touffes de bleuets attendent août pour tourner au bleu. Un saut de la jument fait suivre voiture et promeneurs par dessus une ornière. La Grise va, gourmande, lentement. À droite, à gauche, comme des pinces d’ivoire, ses dents coupent et tirent la pousse d’un érable, la fleur du trèfle, sortie là, dans la mousse, entre deux cailloux.

Alerte. Arrêt subit.

Notre bête tend les pattes, se cabre. Elle renâcle, tête au vent. Ses oreilles pointent. En face, à 20 pas, un superbe orignal fait de même. Les poils de son dos se raidissent, droits. Les cornes, complètes, mais molles encore, s’agitent comme des guénilles. Les naseaux, deux trous roses, grondent. Le roi fauve ouvre le sol d’un sabot tranchant, puis s’enlève tout d’un trait, se jette de côté. Il est disparu. Les sous-bois se fendent devant nous. Une charrue, 2,000 livres de chairs et de muscles, laboure sa liberté, furieusement, vers la montagne.

Enfin ! Arrivée au campement, dans un brûlé. Douze tentes brillent. Du soleil en conserve. Un ruisselet se déroule, telle une pièce de mousseline mauve, sur le sol durci.

Une volée d’outardes survole le tout, escadrille triangulaire, à l’attaque du midi chaud…

***

La rivière du Long gonfle depuis quinze heures. Avec elle se déploie davantage, sur des rives basses, la lumière matinale qui s’accroche au flot débordant.

Ferdinand Boisvert me conduit sur un cap éloigné dominant le panorama. À mes pieds, le rapide du Tonnerre qui, sur une longueur d’un mille, tombe par sauts furibonds jusqu’à la plaine.

L’eau taille des collines blanches, poussées vers l’antre de verdure qui les invite. Ici la lutte, les prises. Là-bas, le repos, le calme.

En amont, à perte de vue, sur la rivière grossie, la forêt coupée attend. Un mur, sept gros pins attachés aux rives par des cables de fer, et retenus ensemble avec des chaînes, barre le passage, à deux arpents du rapide. La masse brunie des coupes, avec ses milliers d’arbres sans écorce, frissonne, murmure, et se tord en vain, à l’appel du flot royal.

Des oiseaux sautent de bûche en bûche, piquant de-ci, de-là, une mouche, un ver. Un écureuil boit dans une éclaircie. Sa langue, pollen rose, brille vite, vite.

Quarante hommes sont échelonnés tout le long de la rivière. À huit milles plus bas, l’équipe Desrosiers, au lac Albert, est à son poste. Les flotteurs de Boischer et de L’Épicier attendent aussi l’inondation verte pour lancer leur bois dans le tributaire principal, la rivière du Poste.

C’est le moment. Ferdinand Boisvert, sur la rive opposée, une hache à la main, se place à côté d’une souche géante, autour de laquelle se roule le cable d’attache. Un cri.

— Envoye en bas !…

Un geste, faible éclair de l’acier sur le ciel flou, et la hache a touché les tresses métalliques. Tel un boulet, les pins viennent se briser sur le roc, sous moi. Le contremaître sourit, s’étend dans l’herbe et arrache des tiges de foin.

Spectacle inoubliable !

La masse du bois se déplace, surprise, avance d’un coup. Elle approche, se replie sur elle-même, entre les falaises plus étroites et s’effrite aussitôt.

L’élan s’amplifie. Le sol tremble. Des billots plus légers sont pressés dans l’espace, entre des énormes troncs flottants. Ces boas s’emmêlent les uns aux autres, se déchirent. Les arbres du rivage, frappés par cette foudre liquide, tombent dans le gouffre. Leurs racines s’agitent en des secousses d’agonie. Un pan de rocher, haut comme une maison, glisse de sa base, descend une chute et s’immobilise à jamais. L’eau attaque, change son cours, entraînant le bois violé et conquis. Là-bas, une partie du chemin des voitures s’affaisse, avec la grève haute, molle comme un fromage.

Toujours la furie descend. Chevelure épouvantable, gluante et drue, au milieu des houles, changeant de forme et de couleur à toute seconde.

Les dernières billes sont passées. Le calme renaît. Détail touchant, une vieille poupée sans bras, abandonnée par une fillette dans un des anciens chantiers du lac Croche, se laisse descendre, endormie par le flot. Elle passe aussi et se noie, dans la gueule vomissante du rapide… Pauvre petite ! Méritais-tu ce cruel destin, après avoir, des mois durant, enseigné à une bambine à trouver son cœur de mère ?

Boisvert prend sa gaffe, saute sur une épave et traverse vers moi, défiant le danger, tel un roi de légende, portant glorieusement ses loques. Avec quelle adresse il se tient debout. La sûreté de son geste, en ramant avec le souple bâton. Il approche de la rive, fait tourner le billot sous ses talons ferrés, plante son outil dans la glaise et saute sur le sol, en décrivant une courbe magnifique.

Le brave grimpe jusqu’à moi, s’accrochant aux ronces, aux fougères, et me dit simplement :

— Tabarnac ! Dommage qu’on n’a pas un coup pour mouiller ça…

***

La grande offensive, précédée par la force invisible de l’eau, est commencée.

À la suite du succès au rapide du Tonnerre, la rivière du Long est libre de bois jusqu’à sa fusion avec la rivière du Poste, où les ondes jaunes et vertes se confondent incessamment. Les billots du Jérôme et du Caribou sont tombés dans l’artère principale en moins de 24 heures. Les quatre bataillons des flotteurs de bois sont réunis maintenant sous la direction de Ferdinand Boisvert.

Il ne reste plus qu’à faire la levée des bûches retardataires, très nombreuses surtout lorsqu’elles ont avancé trop loin dans l’enchevêtrement des marais inondés.

Dans une semaine, les 30 milles qui séparent le campement actuel de la gueule de la rivière Mattawin, à l’île de France, objectif de l’attaque actuelle, auront été couverts. Le gros du bois a continué seul sa descente, à la garde de Dieu, dans les vagues tumultueuses. Et elles le sont, ayant le magnétisme de cinq lacs pour alimenter leurs flots roulants : le Caribou, le Jérôme, le Clair, l’Albert et le Croche. Ce dernier, seul, a une longueur de 35 milles et où se déversent les eaux de 26 autres lacs de différentes grandeurs. Le lac Clair a une superficie de 60 milles carrés. Donnons une faible idée de pareil réservoir. Après avoir coulé pendant 24 heures consécutives, l’écluse refermée de cette nappe d’eau marque seulement une baisse d’un pouce, sur son échelle d’étiage. Et cela durant plus d’une semaine.

Saint-Michel m’a demandé de suivre les équipes, afin d’enregistrer les heures de travail des divers groupes.

Le village blanc, 36 tentes, se déplacera tous les jours. Douze hommes s’occupent à démonter les murs de toile, après le départ des hommes, chaque matin. Quatre voitures transportent le tout plus loin, en six heures.

Et le soir, à cinq milles plus bas, les travaillants fatigués saluent, heureux, leurs demeures graciles, étendues sous le couchant vif, parmi un bosquet jaloux qui les protège contre les caresses d’un vent trop hardi.

La cuisine, longue comme une église, demeure le centre des activités. O’Neil y trône, assis sur un sac de farine. Un diadème en coton blanc protège sa tête de chef.

Il faut voir tout l’orgueil légitime de Charley, autorisé par les contremaîtres, après une conférence de genièvre, à prendre le commandement des plats et des chaudrons. Ici comme dans tout royaume, l’autocratie et la déchéance fleurissent. Voyez ce pauvre Dupuis, prince héritier du Caribou, obligé maintenant de peler des pommes de terre. Et cet autre, grand-chambellan du lac Albert, devenu porteur d’eau. Un troisième regarde avec regret le rouleau à pâte, sceptre qu’il lui a fallu troquer pour la pelle à fumier. Enfin, ce marmiton, chef libéral au lac Croche, qui surveille maintenant les conserves…

Mais, à l’encontre d’associations analogues dans les régions du grand monde, aucun de ces déracinés ne crie à l’injustice ou à l’ingratitude. Tous sont heureux parce qu’ils sont humbles. La satisfaction du devoir accompli, dans cette forêt de Dieu, résume tout leur idéal.

Vingt barges, sur les deux rives, fouillent les taillis inondés, pour en sortir les fuyards. Lorsque la lumière du jour alourdi tombe sur les chaloupes, il semble qu’elles sont devenues des papillons voletant d’un bouquet à l’autre, ou attardés sur des prés de marguerite, dans le lointain indécis.

Les hommes travaillent avec ardeur. Songez donc, les heures plus rapides et plus remplies avancent la date où la plupart entreront dans la chaumière de l’aimée, pour voler un baiser dur et proclamer, tels les soldats d’Austerlitz :

— Me v’là !

Aussi, la petite baie, le ravin, les touffes d’aulnes sont scrupuleusement visités. Malheur à la bille qui proteste et veut continuer à conter fleurette à l’ortie, au bois de plomb, aux boutons d’or, à l’herbe à poux, ces plantes des rivages, aux feuilles ailées.

— Quins, ane bûche, là-bas, dans la futaie…

Les rameurs vérifient leur position, avancent. Deux crochets de fer mordent le cuir du malheureux sapin et vite dans la prison du courant !

Avait-il commencé une idylle avec une fleur d’aubépine ? Lui racontait-il ses malheurs, d’avoir été coupé, abattu, traîné au moment où la chaleur des nids commençait à pénétrer ses branches ?…

Aucun pardon, la consigne est implacable. Il faut du papier à la civilisation.

Nuit au lac Rond, coupe taillée dans un cœur de montagne. Il fait bon de dormir au milieu d’un pareil écrin. La binette des arbres est toute drôle, penchés qu’ils sont au-dessus de cette mare de mercure. Tous se découvrent des yeux nouveaux, les étoiles espiègles se reluquant entre leurs branches.

Émoi pendant la nuit.

Un ours fourre son nez glacé dans ma tante et sent mon voisin, Raphaël Le Tendre, au dos. Cri de mort du dormeur. Effroi bleu de Martin, qui court encore et ne reviendra plus, croyez-m’en, chercher du miel sauvage à pareil endroit…

Rien d’agréable comme une promenade en canot, aux petites heures du matin.

Les arbres beaux, élancés sur chaque rive, ouvrent une voie triomphale. Une lumière curieuse flotte et possède tous les recoins. La rosée sèche lentement, et imite des larmes. Elle colle son nectar sur les fleurs et les feuilles, donnant son éclat aux rayons. En confrérie, les framboisiers commencent à saigner. Par eux la nature offre son amour aux humains et colore leurs fruits avec la sève des cœurs.

De temps à autre, un billot solitaire descend vers sa destinée. Paisible, il coule au fil des heures. Alouettes et pluviers invitent l’aurore, attentifs et ravis, sur son dos bosselé.

Des clapotements apeurés secouent parfois les roseaux. Une biche y ouvre des yeux surpris, boit, s’admire, se dandine en coquette, et fuse retrouver son petit ou son mâle.

Arrivée au lac d’Argie. Trois milles consécutifs où la rivière élargit ses grèves, afin de les rendre plus belles. Seule, la végétation de bouleaux autorise l’onde à reproduire ses images. L’esquif passe dans un amoncellement de marbres tombés. Son sillage jette des dentelles aux nombreux corps blancs de la rive. L’air est réchauffé. Les arbres bruissent. C’est un caquetage invitant et je regrette presque de ne pas être oiseau…


***

Un amoncellement de billots, dans une chute, oblige Boisvert à recourir aux grands moyens. Deux cent bâtons de dynamite sont placés dans la base de l’énorme estacade. Seul il allume les fusées, ne connaissant que le devoir. Et le danger en est un…

Un cri puissant avertit les hommes. Tous se sauvent au hasard des abris. La masse saute, retombant en pulpe, sur la forêt, dans la rivière. Une fumée plane un moment. Puis l’eau et le travail reprennent leurs cours.

La descente se continue, de plus en plus rapide. Toujours de là-bas, l’eau vide ses réservoirs.

Le lac à l’Île est traversé. Les conifères de ses rivages cachent des bancs et des tables en planches. Premiers signes de la civilisation. Ici les touristes viennent piqueniquer. Les taillis épais manufacturent de la gomme. Ils ont tant de blessures à guérir.

Hélas ! l’innommable tragédie des branches tordues, des pousses coupées et foulées…

Encore quelques heures de nettoyage. Puis, nappe d’eau plus bleue. Au loin, l’île de France luit de tout le rouge de ses sapins morts. Une cerise dans un bocal à confitures.

Le dernier billot disparaît au tournant des flots calmes. Un feu de joie s’allume. Arthur Deslauriers, surintendant pratique, arrive, toujours au moment requis. Demain commence la course aux foyers. Sa barouche s’éreinte à 100 pas de la route. Le héros est entouré. Les cinq gallons de whisky confiés à O’Neil et ses quatre rois tombés, insinuent leur ardeur dans toutes ces chairs rompues, fatiguées, mais combien entraînées. De l’acier vivant…

Et les cinquante-cinq époux du lac Clair, les quarante nouveaux… futurs, leur commis, seront quatre-vingt-seize papas, avant la prochaine rencontre, au même endroit, à l’île de France, l’an qui vient…