À la brunante (Faucher de Saint-Maurice)/07

Duvernay, frères et Dansereau, éditeurs (p. 144-168).


MON AMI JEAN.


I.

se souvenir, c’est chanter.


Il me prend parfois envie de commencer ce récit par les paroles que Henry Murger écrivait jadis :

— Ah ! si mon ami Jacques n’était pas mort un jour qu’il tombait de la neige, il nous aurait raconté cette histoire qui serait bien belle si je pouvais la dire telle qu’il l’a souffert lui-même.

Mais hélas ! Jean a fait comme le sculpteur Jacques ! Il s’en est allé, et maintenant, il me faut avoir le courage d’écrire de ces choses, comme lui seul savait les déterrer et les faire remonter du fond de son triste cœur tout creusé par les chagrins de la vie.

Nous étions compagnons d’enfance, Jean et moi : même âge, mêmes goûts, mêmes joies, mêmes peines. Nous vivions porte à porte, et il ne se passait pas un seul jour de plaisir ou de contrariété, sans que l’un courût le faire partager à l’autre. C’était le même cœur qui battait sous deux poitrines différentes ; et nos mères avaient pris l’habitude de nous appeler les frères siamois.

Parmi nos compagnons de jeux se trouvaient deux petites compagnes, toutes deux sœurs, fort mignonnes et bien gentilles, l’une blonde, l’autre brune.

Jean soignait la blonde ; moi, j’avais un faible pour la brune ; et les jours de congé, c’était à qui lutterait de galanterie pour se rendre plus aimable l’un que l’autre.

Lui, il façonnait de petits morceaux de bois en svelte et gracieuse chaloupe. Un bout de ruban rose faisait la voile ; quatre brins de soie représentaient les cordages ; un beau manche de plume en ivoire remplaçait le mât, et parmi les cris d’admiration de nos deux petites fées nous livrions au vent la frêle nacelle.

Alors, la ronde commençait, et Jean nous chantait de sa voix un peu faussette :

V’la l’bon vent,
V’la l’joli vent,
V’la l’bon vent,
Ma mie m’appelle.
V’la l’bon vent,
V’l’a l’joli vent,
V’l’a l’bon vent,
Ma mie m’attend !

Pendant que nous chantions, toute penchée sous la grosse brise qui faisait à peine bercer les fraisiers en fleurs, notre balancelle voguait bravement, et s’en allait à tire-d’aile faire naufrage sur ces jolis cailloux de quartz argenté, qui nous firent si longtemps envie, mais que nous ne pûmes jamais nous décider à aller quérir. Pour cela il aurait fallu se mouiller, ce qui nous aurait valu la grosse pénitence d’être solidement attachés par une carde de laine au pied du grand fauteuil de la bibliothèque. La voile du pauvre vaisseau clapotait tristement sur l’eau, au grand ébahissement des canards qui, le cou allongé, les pattes prêtes à nager, s’étaient effrayés pour si peu. Mais la panique ne durait qu’une seconde, et les coins-coins rassurés se remettaient à barboter dans la mare tout à leur aise, dès qu’ils avaient vu frémir, puis se tordre, quille en l’air, et rester là inerte sur l’eau, la terrible frégate de Jean.

Moi, pendant tout ce temps, je préparais un petit dîner sur l’herbe.

Nos assiettes n’étaient pas coûteuses : quelques feuilles arrachées aux érables qui poussaient, en famille sur la devanture de la maison paternelle. Nos doigts tout barbouillés servaient de fourchettes. La nappe se mettait sur nos genoux, et nous croquions frugalement les noisettes du bois voisin, tout en disant :

— Mademoiselle Joséphine, vous servirai-je de ce poulet ?

— Certainement, M. Henri ; je prendrai cette aile.

Et la plus grosse noisette de notre provision champêtre glissait en roulant sur la feuille d’érable.

— Mademoiselle Julie, disait Jean à sa blondette, désirez-vous une tranche de ce pâté ?

— Non, merci, répondait d’un ton gourmand la belle évaporée ; j’accepterai seulement un peu de ces confitures.

Et une deuxième noisette prenait solitairement sa place sur la petite feuille devenue le lot de la préférée de Jean.

Oh ! mes souvenirs de jeunesse, qui me rendra vos saintes naïvetés et vos heures de joies si profondes qu’alors elles nous semblaient éternelles ! Vous nous quittez bien vite pourtant ; et l’enfant grandit si tôt qu’il sait à peine la valeur des minutes roses qui s’en sont allées ! Il ne vous comprend que plus tard, lorsque devenu homme il s’essaie à remonter vers vous. Mais hélas ! la coupe en se vidant n’a laissé sur le bord ciselé que le parfum de ce qu’elle a contenu. Heureux alors celui qui se rappelle les heures perdues, car c’est encore une joie de savoir les pleurer.

Un jour, il fallut dire adieu à toutes ces voluptés et à toutes ces innocences.

Nos mères nous annoncèrent mystérieusement que bientôt nous allions devenir des hommes ; et le soir, en famille, on se mit à parler gravement de notre première communion.

Nos pieuses mamans, pour être plus certaines de nous, nous confièrent alors aux Frères de la Doctrine Chrétienne. Ils avaient une maison en dehors de la porte Saint-Jean de Québec ; la règle n’y était pas trop sévère, et comme les fenêtres de la classe donnaient sur le glacis des fortifications de la ville, bien des fois les yeux de Jean et les miens se rencontraient distraits, sur ces pelouses veloutées où les enfants des soldats jouaient tout à leur aise aux barres, à la balle, à l’attaque.

Certes, les petits oiseaux en cage aiment bien à voir voler et à entendre gazouiller leurs frères du nuage ou du bois : nos esprits faisaient comme eux ; ils s’attardaient à suivre les ébats de la gent libre, et comme la leçon ne s’apprenait guère pendant ces minutes de rêveries, les pensums nous arrivaient à tire-d’aile. Nous les faisions gaiement, et le lendemain cela recommençait, jusqu’à ce que la note nouvelle s’en vînt nous dire, comme d’habitude :

— Travail, assez bien ; mais dissipé en classe.

Alors, on donnait un coup d’épaule pendant une semaine. Nous rattrapions les autres, et c’est ainsi que nous répondîmes merveilleusement au catéchisme, et que nous fîmes une bonne première communion.

Par ici, par là, on avait bien un tant soit peu regretté la mare aux canards, Julie, les noisettes, les dîners sur l’herbe, Joséphine ; mais, pour être homme, il ne fallait pas trop songer à ces choses qui étaient si douces à penser. Nous nous appliquions à connaître Lhomond à fond, jusqu’aux participes exclusivement : l’addition, la soustraction, la multiplication, la division n’avaient plus de secrets pour nous : on prononçait à merveille le th anglais, et toute cette immense érudition nous avait fait trouver mûrs pour le Séminaire de Québec.

Là, notre cours classique s’était fait comme à l’ordinaire.

Jean était trop méthodique pour se permettre de sauter une classe, et moi, si j’aimais la gymnastique, j’avais celle-là en horreur.

Clopin-clopant, on se suivait ainsi d’année en années, et quand les vacances arrivaient gaiement au bout de l’an, Jean, Julie, Joséphine et moi, nous passions nos veillées à dessiner, à faire de la musique, à rire et à causer joyeusement.

Parfois, la grande Julie et monsieur Jean se hazardaient à parler du bon vieux temps, comme si déjà ils eussent été des vieillards, mais Joséphine allait se mettre au piano et chantait :

V’la l’bon vent,
V’la l’joli vent,
V’la l’bon vent,
Ma mie m’appelle,
V’la l’bon vent,
V’la l’joli vent,
V’la l’bon vent,
Ma mie m’attend !

Chacun se regardait en souriant.

On se sentait si heureux de vivre ! et puis, partout où l’œil s’en allait errer sur les étendues de la vie, il n’entrevoyait que joies, fleurs, soleil et parfums. La meilleure preuve, n’étaient-ce pas tous ces fragments de bonheur qui gisaient déjà sur les roses effeuillées de notre chemin ?

Alors chacun faisait chorus à la belle chanteuse, et nous disions follement :

V’la l’bon vent !
V’la l’joli vent !

À nous quatre nous avions vers cette époque chacun dix-sept ans ; et pour l’âme épanouie, se souvenir alors, c’est chanter !


II.

se souvenir, c’est aimer.


De toute éternité, Joséphine était prédestinée pour le bonheur ; aussi mourut-elle, le sourire aux lèvres, l’inexpérience au cœur, dès le début de sa dix-neuvième année.

La vie n’avait été qu’une fête pour elle, et elle s’endormit avec la conviction qu’elle ne laissait que des heureux en ce monde.

Ce départ m’attrista vivement et ce fut là ma première peine.

Il est vrai de dire que Jean épuisa pour moi tous les trésors de consolation qu’il y avait au fond de son cœur ; mais depuis, il m’est toujours resté quelque chose de l’immense chagrin que j’avais alors.

Que voulez-vous, nos premiers morts ne s’oublient pas !

Je l’avoue ingénument : ce qui me mit le plus de baume dans l’âme, ce fut de voir mon ami Jean si heureux auprès de sa Julie.

Nos études terminées, Jean s’était décidé à cultiver la terre de son père : moi, j’avais choisi le droit et je travaillais chez l’avocat de notre village.

Chaque soir, après la veillée, nous nous réunissions dans une petite chambre que j’habitais alors. Là nous fumions nos pipes en causant entre nous, et nous nous laissions aller à la douce quiétude que laisse toujours derrière elle la conviction d’avoir accompli la tâche quotidienne.

Que pouvaient dire ces causeries ? oh ? mon Dieu, elles sont loin maintenant, et il me serait bien difficile de vous les rappeler sans m’attendrir ! Elles s’éparpillaient sur tout, sur l’histoire, la poésie, l’art, les lettres, la religion, le bien-être de la patrie.

À cette époque, nous étions jeunes, forts, enthousiastes. Les hommes nous semblaient faits pour s’aimer les uns les autres et, riches de cette inexpérience, nos idées allaient, effleurant chaque chose du bout de l’aile et en extrayant les sucs les plus purs et les plus parfumés.

Depuis, ces pauvres papillons se sont brûlés les antennes aux feux de la méchanceté et de l’égoïsme. Ils ne volent plus, ils rampent ; mais il en était ainsi autrefois. Ils planaient haut, très-haut : ils butinaient du meilleur, et puisque c’était comme cela, il me faut bien vous le dire.

Jean était beaucoup plus poëte que moi, et si aujourd’hui je parle tant bien que mal de son imagination d’artiste, c’est que ses longues conversations qu’il ne cessait de trouver sur le beau, l’idéal et l’immortalité du talent, se sont un peu déteintes sur moi. Si on l’exigeait, j’écrirais même tout un volume de ce qui m’en reste ; mais avant tout, il me faut continuer ce récit, et maintenant j’irai jusqu’au bout sans me laisser détourner par tout ce que l’aimable souvenir de mon ami me chuchote encore à l’oreille.

Un soir donc, il entra tout en nage chez moi, et sans transition, s’asseyant brusquement sur mon lit, il me dit :

— C’en est fait, Henri ! j’aime Julie et je donnerais tout au monde pour savoir ce que son cœur pense de moi !

Ce que son cœur pensait de lui ! mais mon pauvre Jean, il ne fallait pas être bien malin pour le deviner, car depuis longtemps, je voyais ces deux amours naître et grandir au fond de leurs âmes.

Involontairement je songeai alors à ma Joséphine, et mes yeux se gonflèrent :

— Si elle eût vécu, me disais-je, il en aurait été ainsi !

Pourtant j’eus la force de me contenir, et je repris tranquillement :

— Mais elle t’aime, Jean, elle t’aime !

J’allais suffoquer.

Lui, le pauvre garçon, s’en aperçut et, me prenant par la main comme lorsque nous étions enfants, il me dit tristement :

— Voyons, Henri, il faut me pardonner ; je n’aurais pas dû parler de ces choses. Je suis fou de t’avoir fait mal comme ça.

À partir de ce soir-là, je fermai résolument les yeux pour ne pas voir ce que ces amoureux se chuchotaient entre eux.

Pothier était un excellent refuge : je m’y enfonçai à tête perdue, et pendant ce temps-là l’amour filait au-dessus de la tête calme et sereine de Jean les plus soyeux écheveaux de sa quenouille dorée.

Tout cela, je le savais : même je ne cessais d’y penser tout en griffonnant de la procédure ; mais je chassais au plus vite ces idées qui à chaque instant du jour venaient et revenaient me rougir les yeux.

Pourtant un jour, je les vis passer sous mes fenêtres. Jean était si heureux, Julie si souriante, que je ne pus m’empêcher de me trouver égoïste.

Après tout, le malheur de l’un devait-il réagir ainsi sur le bonheur de l’autre ?

Dès cet instant de réflexion je compris que j’étais dompté, et insensiblement je me sentis devenir plus raisonnable.

Ce fut même moi qui commençai à parler de sa belle Julie à l’ami Jean, et je vis à l’éclair qui passa dans ses yeux, tout le plaisir qu’il ressentait à m’entendre causer ainsi. À nous deux, nous nous mettions en voyage ; nous explorions tout à notre aise ce petit cœur de fiancée, si plein de bonnes qualités et de douce affection. À chaque instant, c’étaient des découvertes qui nous faisaient bondir d’aise, et cela me fit prendre tellement l’habitude de Julie que je m’étais presque mis en tête qu’elle était ma sœur.

Cela dura jusqu’au jour où Jean s’en vint m’annoncer d’une voix toute émue :

— Henri, c’est dans trois semaines que se fera la noce !

Alors, je sentis ma poitrine se serrer comme la première fois, et je vis bien qu’une parcelle de l’âme de ma morte chérie y vivait encore.

Jean, comme toutes les natures d’artistes, ne savait pas avoir d’ordre ; ce qui était pourtant bien essentiel pour la conduite de sa ferme. En mourant, son père la lui avait léguée grevée d’une hypothèque assez lourde, et c’était tout ce qu’il pouvait faire, lorsqu’à la Saint-Sylvestre il parvenait à joindre les deux bouts ensemble.

De son côté, Julie n’apportait pas de dot, et force me fut de prendre en main les affaires de l’ami Jean.

Nous y travaillâmes pendant deux semaines, et quand tout fut tiré au clair, j’arrivai à la conclusion qu’il lui restait cinquante louis de revenu.

À la campagne, on vit honnêtement avec cela, mais à condition de retrancher tout ce superflu qui est une nécessité pour l’intelligence. Il ne faut s’occuper que de la bête, et Jean le comprit si bien qu’il ne voulut pas entendre parler de laisser entrer livres ni journaux sur le compte de ses dépenses mensuelles.

— Bah ! me répondit-il, je trouverai le moyen d’avoir ceux de M. le curé. Il est complaisant ; il me prêtera les siens. Puis, après tout, qu’importent le monde et ses nouvelles menteuses, pourvu que j’aie la conscience tranquille et que ma femme soit heureuse ; voilà le principal !

L’amour l’aveuglait ; pour lui il n’y avait plus rien au-delà, et m’est avis qu’il avait raison.

Jean partit pour la ville. Il avait enroulé avec soin ses économies dans le coin de son mouchoir, et il s’en allait acheter son anneau de fiançailles et son modeste cadeau de noces.

Ses économies ! pauvre ami, maintenant en écrivant ces lignes je me rappelle que depuis plus de deux mois il s’était abstenu de fumer. Chez lui, c’étaient déjà les privations qui se frayaient lentement un chemin au travers de sa vie.

Je revois d’ici les joies enfantines de Jean, lorsqu’il étala orgueilleusement sur ma table de garçon toute la charmante pacotille qu’il avait rapportée de son excursion.

C’était une parure en or, et, bien qu’il n’y en eût que pour la modique somme de dix dollars, jamais modeste corbeille de noce ne fut mieux choisie.

Le lundi suivant ils étaient mariés, et au déjeuner qui suivit la messe nuptiale, Jean me disait joyeusement :

— Sans l’amour, vois-tu, Henri, la vie n’est rien. Tu goûteras ces choses là plus tard, et alors tu sauras me dire, en regardant amoureusement ta petite femme, que pour mieux se souvenir il faut avoir aimé.


III.

se souvenir, c’est pleurer.


Depuis trois ans, Jean vivait heureux.

Il avait deux enfants, et sa femme se montrait toujours pieuse, bonne ménagère et pleine de dévouement. Quant à lui, ses goûts n’avaient pas changé ; c’était bien ce même Jean, tel que je l’avais aimé autrefois, avec cette nature ardente sans cesse passionnée pour l’art et pour le beau. Mais à certaines heures, une secrète tristesse l’empoignait ; alors j’essayais de le faire causer ; mais il se renfermait dans ces monosyllabes discrets et polis qui font dérailler toute confidence.

Un jour, il fallut bien tout m’avouer.

La petite rente mensuelle ne suffisait plus pour solder les gros intérêts de l’hypothèque, et la terre de Jean allait être vendue aux enchères publiques.

Que faire en pareille circonstance ?

Jean n’avait pas le sou ; moi, j’étais sans crédit, et ce que les prêteurs d’argent veulent, ce sont de bonnes garanties et de solides endosseurs.

La terre paternelle s’émietta donc sous la main du shérif.

Julie avait été prévenue.

En bonne et courageuse femme qu’elle était, elle accepta cette épreuve avec résignation et, comme Jean lui disait :

— Gagnons les États-Unis ! on dit qu’il y a de l’argent à faire pour quiconque s’y montre honnête et industrieux.

Elle répondit :

— Avec toi Jean, j’irais au bout du monde. Je sais coudre, je me ferai modiste.

— Et toi ? fit-elle, après une pause.

— Moi ! je ferai l’école, je travaillerai à n’importe quoi. Là-bas, je ne suis pas connu ; je ferai de tout ce qui est honnête, pourvu que je te sente auprès de moi.

Ce fut encore là une terrible émotion pour moi ; mais bientôt je dus faire comme eux.

J’allais au Mexique où je passai deux ans ; pendant ce temps-là, Jean travailla dur, Julie aussi, et le pain quotidien leur parvenait. Mais c’était tout juste, paraît-il ; car les deux enfants tombèrent malades de la scarlatine. Comme ce malheur était arrivé l’hiver, il fallait d’abord tenir le poêle toujours chaud, puis payer les soins du médecin puis aller acheter les remèdes chez le pharmacien.

Ainsi s’en fût plus d’une journée de salaire, et peut-être n’aurait-on pas songé à se plaindre, car après tout c’était l’épreuve du bon Dieu ; mais les larmes longtemps contenues jaillirent, quand il fallut porter ces chers petits enfants au cimetière, et la peine jointe au travail excessif finirent par faire prendre le lit à la pauvre Julie.

Dès les premiers jours de cette nouvelle angoisse, Jean quitta l’enseignement et s’en alla demander de l’ouvrage à un maître menuisier. Celui-ci lui offrit deux dollars par jour. C’était presque l’aisance ; mais mon pauvre ami n’avait pas l’habitude du rabot, et son bourgeois ne le trouvant pas assez habile le congédia en lui confiant quelques dessins de meubles à exécuter.

Cela le fit vivre pendant quelques mois, et lui permit de soigner Julie, sans quitter la maison.

Un jour pourtant les commandes manquèrent, et alors, comme il n’y avait plus qu’une ressource, Jean songeai à l’hôpital.

Julie y entra souriante et résignée, pour ne pas trop désespérer son mari. Au fond, la pauvre enfant savait que tout était perdu ; ses poumons commençaient à s’en aller.

Jean avait le cœur gros lorsqu’il entendit se fermer la grille de l’hôpital ; mais il était tissé de volonté, ce garçon-là ; aussi, se remit-il comme de plus belle à battre le pavé de New-York, jusqu’à ce qu’il eût trouvé quelque chose à faire, et qu’il fût entré, comme correcteur d’épreuves, au Courrier des États-Unis.

Les gages n’étaient pas forts ; mais cette besogne lui allait, puisqu’elle lui permettait de s’échapper parfois pour courir auprès de sa chère Julie. Il lui apportait alors de ces mille et un riens qui rendent les malades si heureux ; puis on causait du pays, et l’on faisait des projets d’avenir.

Julie approuvait tout ; elle seule savait que c’était fini, et qu’elle s’en irait avec les feuilles.

Jean, de son côté, la trompait en lui disant ces choses ; la fatigue, la misère, les chagrins lui rongeaient la poitrine, et ils étaient là tous deux assis en face l’un de l’autre, souriant à la vie et ne songeant qu’à la mort.

Un jour pourtant, Jean défaillit et prit, lui aussi, la terrible route de l’hôpital.

Cette même semaine-là, Julie prenait le chemin du ciel et, comme personne n’était venu réclamer son pauvre corps, d’après la règle de la maison où elle était morte, le numéro 91 appartenait de droit aux internes de l’établissement.

Et pendant que ces formalités légales s’accomplissaient, Jean en proie à une consomption galopante aggravait son mal en songeant à toute la peine que sa mort causerait à la pauvre délaissée !

Un matin, le médecin, en lui tâtant le pouls, lui dit :

— Monsieur Jean, vous devez avoir quelque chose qui vous chagrine ; voyons, dites-moi ce qui vous mine le cœur, dites-le moi, mon enfant ; cela vous fera du bien.

— Ah ! docteur, si vous étiez assez bon pour vous informer, à l’Hôpital des Femmes, du numéro 91, vous me feriez grand plaisir. Seulement, si vous lui dites que je suis malade, n’ajoutez pas que je suis en danger ; il en mourrait !

Le lendemain, comme le médecin approchait de son lit, Jean se souleva péniblement, le coude appuyé sur son traversin.

— Eh ! bien, docteur, cela va-t-il ? ma femme se sent-elle mieux ?

— Oui, monsieur Jean, elle est mieux, bien mieux. Je viens de la quitter ! et le médecin continua sa visite, les yeux prêts à pleurer.

Certes, il l’avait vue, bien vue, la chère malade : depuis deux jours la belle Julie n’était plus qu’un squelette préparé que les étudiants en médecine avaient gaiement tiré au sort, ce matin même, sous les yeux du docteur. Le hasard avait favorisé un Allemand qui, après avoir proprement vissé une poignée de cuivre sur le sommet du crâne, avait suspendu la pauvrette à son ciel de lit, juste entre ses deux taies d’oreillers. Les Allemands ont de ces gaietés-là, et le soir, en s’endormant, comme le matin, en s’éveillant, il avait sans cesse devant lui l’ensemble de ses études anatomiques, spécialité qu’il cultivait ; car il aspirait à être plus tard prosecteur de la faculté médicale.

En entendant les paroles du médecin, Jean laissa retomber sa tête sur son lit, et pendant quelques instants, à voir l’éclat fiévreux de son regard, on s’aperçut bien que sa pensée était auprès de sa femme. Puis, une crise de toux s’en vint le prendre, et, comme sur son mouchoir grandissait une gouttelette de sang, il le passa rapidement sur ses yeux, car son voisin de douleur l’observait, et il feignit de s’endormir.

Du moins, ce fut dans cette position-là que je le trouvai ; j’étais revenu du tropique, et à force de démarches j’avais réussi à savoir où mon pauvre ami Jean se mourait.

En me voyant, il allongea tristement la tête hors des draps ; puis, me tendant sa main amaigrie, me dit en ébauchant un sourire :

— Eh bien ! mon pauvre Henri, moi qui me suis pris à aimer les voyages, me voilà à la veille d’en faire un bien long, n’est-ce pas ?

Puis, inclinant pensivement la tête, il ajouta :

— On n’en revient pas de celui-là, mon pauvre ami, et c’est pour cela que je veux te demander un service. Aie soin de Julie quand je ne serai plus : ramène-là au pays surtout ; car tous ces gens qui nous entourent sont trop occupés de leurs affaires, et l’on meurt mal à son aise par-ici.

Il fit une nouvelle pause et, comme une crise de toux s’en vint le faire cracher, il dit douloureusement :

— Mon pauvre Henri, le médecin m’a défendu de parler !

Alors nous restâmes l’un vis-à-vis de l’autre à nous regarder dans le blanc des yeux, comme deux vieux amis qui se voient tous les jours et qui n’ont plus rien à se dire. D’ailleurs, de quoi aurions-nous pu parler ? Rien qu’à nous voir comme cela, nous devinions que tous deux nous avions souffert ; et, comme le malheur est muet, cela nous suffisait.

Pendant toute cette semaine-là, j’endurai un martyre surhumain. À chaque instant, Jean me parlait de sa femme, et rien qu’à l’entendre prononcer ce nom-là, un usurier aurait pleuré.

Pourtant le dénouement approchait, et dès sept heures du matin, le dernier dimanche de décembre, le médecin, en faisant sa tournée, me dit :

— Faites venir le prêtre, et ne quittez pas d’un instant le lit de votre ami ; il passera avant la brunante.

C’était vrai cela, et une heure après sa confession, le délire le prit. Il me disait alors, en me prenant les mains :

— Monsieur le docteur, quand je serai mort vous me croiserez les mains sur la poitrine, après avoir eu soin de leur remettre mon chapelet béni par le Pape ; puis, vous déposerez au pied de mon lit deux cierges allumés, un crucifix au milieu, et une soucoupe pleine d’eau bénite où trempera une petite branche de sapin. C’est ainsi que cela se pratique pour les morts dans mon pays. Mon pays, c’est le Canada… Vous ne le connaissez pas, docteur ?… Mon pays ! ajouta-t-il après une longue pause… puis tournant avec effort vers la ruelle sa tête endolorie, je le vis qui sanglotait.

— Voyons, Jean, lui dis-je, inutile de faire l’enfant ; le docteur dit que ton cas n’est pas désespéré : d’autres sont revenus de plus loin.

Il ouvrit de grands yeux, comme s’il eût cherché à reconnaître cette voix ; puis, faisant un effort pour parler, il me dit d’une voix faible, en montrant sa poitrine amaigrie :

— Non, Henri, je sens que tout est fini ! la machine ne fonctionne plus, et je ne reverrai plus mon pays, ce beau Canada où j’ai connu et où j’ai aimé ma bonne Julie ! Julie ! oh ! mon Dieu, ayez pitié de moi ! Docteur, ne m’abandonnez pas !

Ses larmes reprirent leur chemin le long de ses joues pâlies, et je vis bien que cela était mieux de laisser le moribond à son immense douleur ; pour lui en ce moment se souvenir, c’était pleurer.


IV.

se souvenir, c’est prier.


Maintenant, tout est fini ; j’ai eu l’incroyable courage de ne rien vous cacher.

Julie, la sainte et la souriante, a traîné sur la table de dissection ; ses petits enfants gisent dans un coin de cimetière quelconque, et mon ami Jean est perdu au milieu de la fosse des pauvres de Greenwood.

Si cette triste histoire d’émigration vous fait peine, eh bien ! priez pour eux, priez pour nos compatriotes qui souffrent sur la terre étrangère.

Le meilleur souvenir, c’est prier.