À la brunante (Faucher de Saint-Maurice)/05

Duvernay, frères et Dansereau, éditeurs (p. 95-119).


LE FEU DES ROUSSI.


I.

le petit cyprien.


Il est bon de vous dire que le petit Cyprien Roussi n’avait pas fait ses Pâques depuis six ans et onze mois.

La septième année approchait tout doucement ; et, comme c’était l’époque où les gens placés en aussi triste cas se transformaient en loups-garous, les commères du village de la bonne Sainte Anne du Nord s’en donnaient à cœur-joie sur le compte du malheureux.

— Rira bien qui rira le dernier, disait dévotement la veuve Demers. Quand il sera obligé de courir les clos, et cela pendant des nuits entières, sans pouvoir se reposer, il aura le temps de songer aux remords que laissent toujours les fêtes et les impiétés.

— Courir les clos ! ça c’est trop sûr pour lui, reprenait non moins pieusement mademoiselle Angélique Dessaint, vieille fille de quarante-huit ans ; mais peut-on savoir au moins ce qu’il deviendra, ce pauvre Cyprien ? J’ai ouï dire qu’un loup-garou pouvait être ours, chatte, chien, cheval, bœuf, crapaud. Ça dépend, paraît-il, de l’esprit malin qui lui est passé par le corps ; et, tenez, si vous me promettiez de ne pas souffler mot, je dirais bien quelque chose, moi…

— Ah ! jour de Dieu, bavarder ! jamais de la vie, affirma hardiment la mère Gariépy, qui tricotait dans son coin. C’est bon pour la femme du marchand, qui est riche et n’a que cela à faire. Parlez, parlez toujours, mademoiselle Angélique.

— Eh ! bien, puisque vous le voulez, je vous avouerai que j’ai dans mon poulailler une petite poule noire qui me donne bien du fil à retordre. Elle ne se juche jamais avec les autres, caquète rarement et ne pondrait pas pour tout le blé que le bonhomme Pierriche récolte le dimanche. Parfois, il me prend des envies de la saigner ; il me semble qu’il doit y avoir quelque chose de louche là-dessous.

— Mais, saignez-la, Angélique ; saignez-la, interrompit la veuve Demers. Qui sait ? en la piquant du bout d’un couteau, peut-être délivrerez-vous un pauvre loup-garou ; car, pour finir leur temps de peine, il faut de toute nécessité qu’un chrétien leur tire une goutte de sang ; ce sont les anciens qui le disent.

— Ah ! bien, ça n’est pas moi qui saignerai Cyprien Roussi ; j’aurais trop peur de toucher à sa peau d’athée !

C’était la petite Victorine qui hasardait cette timide observation, et peut-être se préparait-elle à en dire plus long sur le compte de Cyprien, lorsqu’on entendit une voix avinée qui venait du chemin du roi.

Elle chantait :

On dit que je suis fier,
Ivrogne et paresseux.
Du vin dans ma bouteille,
J’en ai ben quand je veux.[1]


— Tiens ! voilà le gueux qui passe, murmura modestement la charitable Angélique, en marmottant quelques douces paroles entre ses dents.

La voix était toute proche ; et, avec cette solution de continuité qui caractérise les idées d’un chevalier de la bouteille, une nouvelle chanson faisait vibrer les vitres du réjouissant repaire où ces dames comméraient à loisir.

Ell’ n’est pas plus belle que toi,
Mais elle est plus savante :
Ell’ fait neiger, ell’ fait grêler,
Ell’ fait le vent qui vente
Sur la feuille ron… don… don don
Sur la jolie feuille ronde

Ell’ fait neiger, ell’ fait grêler,
Ell’ fait le vent qui vente,
Ell’ fait reluire le soleil
À minuit, dans ma chambre.
Sur la feuille, etc.

— Ah ! sainte bénite ! j’en ai les cheveux à pic sur la tête, gazouilla à la sourdine la mère Gariépy. L’avez-vous entendu comme moi ? vous autres :

Il fait reluire le soleil,
À minuit dans sa chambre !

— Oui, c’est triste, bien triste, toutes ces choses, continua la suave Angélique ; et pourtant, ce soleil qui à minuit reluit dans sa chambre, n’est qu’un faible commencement de la fin. Le pauvre garçon en souffrira bien d’autres !

Ces dames se reprirent à jaser de plus belle ; car, la voix s’était perdue dans le lointain et pourtant de prime abord celui qui en était le propriétaire ne méritait certainement pas si triste renommée.

Cyprien Roussi n’était pas né à la Bonne Sainte-Anne du Nord ; mais comme tout jeune encore il avait perdu père et mère, le hazard l’avait confié aux soins d’un vieil oncle, garçon et esprit tant soit peu voltairien, qui avait laissé Cyprien pousser à sa guise, sans jamais s’en occuper autrement que pour le gourmander sévèrement lorsqu’il n’arrivait pas à l’heure du repas.

Pour le reste, liberté absolue.

Aussi, dès l’âge de vingt ans, Cyprien avait réussi à grouper autour de lui la plus joyeuse bande de lurons qui ait jamais existé, à partir du Château-Richer en remontant jusque dans les fonds de Saint-Féréol. Il était, par droit de conquête, le roi de tous ces noceurs, roi par la verve, par l’adresse, et par la force corporelle, car personne mieux que le petit Cyprien ne savait raconter une blague, adresser un coup de poing, décapuchonner avec une balle un goulot de bouteille, et vider en une heure les pintes et les chopines de rhum.

Sur lui, le mal de cheveux n’avait guère plus de prise que les Bostonnais sur les habitants de la bonne Sainte-Anne du Nord.

La nature n’avait rien épargné pour façonner au petit Cyprien une bonne et rude charpente.

Front haut et dégagé, œil fier et ferme sous le regard d’autrui, bouche agaçante et pleine de promesses, tête solidement assise sur un cou fortement planté entre deux larges épaules, poitrine musculeuse et bombée ; tout était taillé chez Cyprien Roussi pour le pousser à une vieillesse de cent ans.

Lui-même, quand on lui parlait de rhumatismes, de maladies mystérieuses, de morts subites, et des peines de l’enfer, il se frappait l’estomac de son poing velu, et disait en ricanant :

— Est-ce qu’on craint le froid, la maladie, la vieillesse, le diable, avec un pareil coffre ? Là dessus le chaud et le froid passent sans laisser de traces. Cessez vos psalmodies, mes doux amis, et gémissez sur le compte d’autrui ; car en me voyant naître, la bonne Sainte-Anne a dit à son mari :

— Tiens, je vois poindre là-bas un gaillard qui pendant la vie s’économisera bien des vœux.

Alors, tout le monde se signait ; on le recommandait aux prières des fidèles, et les bonnes gens de l’endroit égrenaient le chapelet pour lui, et écoutaient dévotement les vêpres, pendant qu’en joyeuse compagnie, le petit Cyprien jurait haut et buvait sec dans les bois qui foisonnent autour de la Grande-Rivière.

Là, pelotonné à l’ombre, tout le village passait devant ses yeux, sans pouvoir trouver grâce.

Les vieilles avaient la langue trop affilée ; ce qui était un peu vrai :

Les jeunes voulaient enjôler les garçons par des charmes d’importation anglaise, et par des vertus tout aussi artificielles :

Le marchand faisait passer un tributaire du Saint-Laurent dans son rhum et dans son genièvre :

Le curé buvait sec, mais en cachette ; ce qui constituait un pénible cas d’ivrognerie :

La bonne Sainte-Anne ne se faisait pas assez prier pour opérer ses miracles :

Les béquilles suspendues à la voûte et aux parois de l’église étaient toutes de la même longueur ; ce qui prouvait en faveur de la monotonie du talent de l’ouvrier chargé de la commande :

Les ex-voto étaient faits dans le but d’encourager la colonisation, au détriment de la navigation pour laquelle le petit Cyprien se sentait un faible décidé.

Et la bande joyeuse de rire aux éclats, de trinquer à chaque saillie, et de faire chorus autour de l’athée.

Il n’y avait pas de scandales cousus au fil blanc qu’il n’inventât, lorsqu’un beau dimanche ce fut au tour de tous ces lurons d’être scandalisés.

Pendant la grand’messe, le petit Cyprien Roussi qu’on n’avait pas vu depuis trois semaines, s’était pieusement approché du balustre, et, à la vue de tout le village ébahi, y avait reçu des mains de son curé la sainte communion.


II.

marie la couturière.


Le secret de tout ceci était bien simple pourtant.

Si le dimanche qui suivit la fête au Bois, les farauds du Château-Richer et de Saint-Féréol, tout en pomponnant leurs chevaux et faisant leur tour de voiture, s’étaient adonnés à passer devant la porte de la modeste maison du père Couture, sise au pied d’une de ces jolies collines, qui traversent le village de Sainte-Anne, ils auraient aperçu le cabrouet de Cyprien, dételé et remisé sous le hangar.

Ce jour-là, bayant aux corneilles, fatigué de courir la prétentaine et de fainéantiser, Cyprien, avait appris, l’arrivée de Marie la couturière.

Marie la couturière, était une grande brune, ni belle ni laide, qui avec l’œuvre de ses dix doigts, gagnait un fort joli salaire à la ville, où elle s’était fait une réputation de modiste. Elle était venue prendre quelques jours de repos, chez l’oncle Couture, et comme le petit Cyprien, s’était levé ce matin-là, avec l’idée fixe d’aller lui conter fleurette, il avait attelé, après le dîner, et s’en était venu bon train, superbement endimanché, pipe vierge sous la dent, mettre le feu dessus et faire un brin de jasette.

Le père Couture était un vieux rusé, qui, lui aussi, avait fait son temps de jeunesse. Aussi, vit-il, d’un très-mauvais œil le vert galant, arrêter sa jument devant la porte, la faire coquettement se cabrer, puis s’élancer lestement sur les marches du perron, tout en faisant claquer savamment, son fouet. Mais, sa nièce Marie, lui avait montré une si jolie rangée de dents, elle l’avait appelé :

— Mon oncle !


avec une intonation si particulière, qu’il se prit à chasser cette mauvaise humeur, comme on chasse une mauvaise pensée et sans savoir ni pourquoi, ni comment, il s’en était allé tranquille mettre le cheval à l’écurie, et remiser la voiture sous le hangar.

Pendant l’accomplissement de cette bonne action, le petit Cyprien, le toupet relevé en aile de pigeon, le coin du mouchoir artistement tourmenté hors de la poche, avait fait son entrée triomphale, tenant d’une main son fouet, et de l’autre sa pipe neuve.

Marie était bonne fille, au fond. Cet air d’importance n’amena pas le plus petit sourire sur le bout de ses lèvres roses. Elle lui tendit gaiement la main, tout en disant :

— Eh ! bien, comment se porte-t-on par chez vous, Cyprien ?

— Mais cahin et caha, mademoiselle Marie : l’oncle Roussi est un peu malade ; quant à moi, ceci est du fer, ajouta-t-il, en se passant familièrement la main sur la poitrine.

— Savez-vous que vous êtes heureux d’avoir bonne santé comme cela, Cyprien : au moins, c’est une consolation, pour vous qui mettez sur terre tout votre bonheur, car, pour celui de l’autre côté, on m’assure que vous n’y croyez guère.

— Ah ! pour cela, on ne vous a pas trompé, et je dis avec le proverbe : un tu tiens vaut mieux que deux tu tiendras.

— C’est une erreur, Cyprien ; on ne tient pas toujours, mais en revanche vient le jour où l’on est irrévocablement tenu : alors il n’est plus temps de regretter. Voyons, là, puisque nous causons de ces choses, dites-moi, cœur dans la main, quel plaisir trouvez-vous à être détesté par toute une paroisse, et à vous moquer continuellement de tout ce que votre mère n’a fait que vénérer pendant sa vie ?

— Quel plaisir ! mais Marie, il faut bien tuer le temps, et je conviens franchement, puisque vous l’exigez, que je m’amuserais beaucoup mieux à Québec. Ça, c’est une ville où l’on peut faire tout ce qu’on veut sans être remarqué ; mais ici, pas moyen de dire un mot sans que de suite il prenne les proportions d’un sacrilège. Vous ne me connaissez pas d’hier, mademoiselle Marie, et vous savez bien qu’en fin de compte, je suis un bon garçon, mais je n’aime pas à être agacé, et dès que l’on m’agace, je…

— Eh bien, je… quoi ?

— Sac à papier ! je ris.

— Vous riez, pauvre Cyprien ! mais savez-vous ce que vous faites ? vous riez des choses saintes. Dieu, qui de toute éternité sait ce que vous fûtes et ce que vous deviendrez, se prend alors à considérer cette boue qu’il a tirée du néant et qui cherche maintenant à remonter vers lui pour l’éclabousser, et alors, cette bouche qui profère en riant le blasphème, il la voit à travers les ans, tordue, violette, disjointe et rongée par la vermine du cimetière.

— Vous lisez, mademoiselle Marie, vous lisez trop ; vos lectures vous montent à la tête, et quelquefois, ça finit par porter malchance.

— Ne craignez rien pour moi, Cyprien, et vos facéties ne m’empêcheront pas d’aller jusqu’au bout, car je veux vous sermonner tout à mon aise. Vous le méritez et vous m’écouterez, je le veux !

Elle fit une moue toute enfantine, et Cyprien, étonné de se trouver si solidement empoigné par ces griffes roses, se prit à se balancer sur sa chaise, tout en se taisant courageusement.

Marie reprit doucement.

— Vous disiez tout à l’heure, Cyprien, que vous regrettiez de ne pouvoir pas demeurer à la ville ; on y mène si joyeuse vie, pensiez-vous ! Eh bien ! voulez-vous savoir ce que c’est que la vie à Québec ; écoutez-moi bien alors.

— Ça y est, belle Marie ; j’emprunte les longues oreilles du bedeau, et j’écoute votre aimable instruction.

— Aimable, non, franche, oui. Regardez-moi bien en face, Cyprien ; je ne suis qu’une pauvre fille, qui a fait un bout de couvent, mais qui, restée orpheline à mi-chemin, a su apprendre et comprendre bien des choses que la misère enseigne mieux que les Ursulines. Livrée seule à moi-même, j’ai cru que le travail était la sauve-garde de tout, et je ne me suis pas trompée. J’ai travaillé, et en travaillant, j’ai vu et j’ai retenu ce que le paresseux ne voit pas et le riche ne sent pas.

J’ai vu de pauvres compagnes d’atelier, faibles et confiantes, tomber et se relever les mains pleines de cet argent que le travail honnête ne peut réunir que par parcelles.

J’ai coudoyé des hommes respectables et réputés très-honorables, qui, la bonhomie sur le visage, le sourire de la vertu sur les lèvres, s’en allaient porter à l’orgie et au vice le salaire que la famille réclamait piteusement.

J’ai vu monter chez moi des femmes couvertes de soie et de dentelles fines, pendant que leurs enfants, au bras d’une servante, croupissaient dans l’ignorance.

J’ai vu déchirer à belles dents des réputations, par de saints marguilliers qui, pieusement et sans remords, ronflaient dans le banc-d’œuvre.

J’ai vu bien des beaux esprits se paralyser au contact de leur verre plein.

J’ai vu des jeunes gens bien élevés, employer leur intelligence à faire franchir le seuil de la débauche à de pauvres enfants, qui jusque-là n’avaient eu d’autre chagrin que celui qu’apporte la rareté du pain quotidien.

J’ai vu… mais à quoi sert de vous parler de toutes ces choses, Cyprien ? Vous les savez mieux que moi, car si Québec regorge de ces horreurs, Sainte-Anne renferme bien aussi quelqu’un qui peut marcher sur leurs brisées, et ce que les autres font en plein soleil et sous des dehors de grand seigneur, vous le faites ici sans façon et à la débraillée. Ah ! Cyprien, ce n’est pas pour vous faire de la peine que je dis ces choses-là ; mais il est pénible de vous voir, vous, fils d’habitant, boire votre champ, au lieu de le cultiver.

Dans quel siècle vivons-nous donc, grand Dieu, et où l’intelligence humaine s’en va-t-elle ?

Cyprien ne riait plus ; la tête baissée, les joues vivement colorées, il réfléchissait silencieusement.

Mauvaise cervelle, mais cœur excellent, il ne trouvait plus rien à dire et, comme l’oncle Couture venait de rentrer, après avoir fait le train des animaux et le tour de ses bâtiments, il dit tout simplement à voix basse :

— Merci ! merci du sermon ! il profitera : et maintenant, il faut que je m’en aille ; sans rancune, Marie, au revoir.

En route, il fut rêveur et fit, presque sans s’en apercevoir, tout le bout de chemin qui le séparait de la maison Roussi.

Dès ce jour, il y eut un changement notable dans sa conduite. Ses amis ne pouvaient plus mettre la main dessus ; il était toujours absent, et même les mauvaises langues commençaient à chuchoter ; car le cabrouet de Cyprien s’arrêtait souvent à la porte du père Couture.

Marie était légèrement malade depuis quelques jours ; le travail avait un tant soit peu ébranlé cette frêle constitution et, sous prétexte d’aller chercher de ses nouvelles, le petit Cyprien passait ses après-midi à la maison de la couturière.

Or, un beau matin, comme Marie était à prendre une tisane, et que Cyprien tout distrait tambourinait de ses doigts sur la vitre de la fenêtre, il se prit à dire tout à coup :

— J’ai envie de me marier, Marie ?

— Un jour le diable se fit ermite, murmura doucement la malade, en remettant son bol de tisane sur la petite table placée auprès de sa berceuse.

— Je ne suis plus le diable, pauvre Marie ; depuis un mois me voilà rangé. Déjà ma réputation de viveur s’en va par lambeaux, et maintenant j’ai besoin d’une bonne fille pour me raffermir dans la voie droite. Vous savez… l’habitude de chanceler ne se perd pas facilement, ajouta-t-il en riant.

Puis, redevenant sérieux, il dit :

— Voulez-vous être ma femme, Marie ?

— Vous allez vite en besogne, monsieur Cyprien, reprit la malade ; et vous profitez de l’intérêt que je vous porte pour vous moquer de moi. Vous ne vous corrigerez donc jamais de votre esprit gouailleur ?

— Dieu sait si je dis la pure vérité, Marie !

— Dieu ! mais tout le village sait aussi que vous avez dit cent fois ne pas y croire.

— Ah ! mon amie, c’étaient alors de folles paroles que je passerai toute ma vie à expier. J’y crois, maintenant. Plus que cela, j’y ai toujours cru !

— Et qui me le dit, maître Cyprien ? avec des viveurs comme vous autres, nous, pauvres filles, il est toujours bon de prendre ses précautions.

— Mademoiselle Marie, Cyprien Roussi vient de se confesser, et il doit communier demain, répondit-il lentement.

Marie se tut : une larme erra dans son œil noir ; puis, faisant effort pour rendre la conversation plus gaie, elle reprit :

— Bien, Cyprien, très-bien ! après avoir été le scandale, vous serez l’expiation ; tout cela est raisonnable ; mais je ne comprends pas comment monsieur le curé a pu m’imposer à vous comme pénitence.

— Oh ! Marie, c’est à votre tour maintenant de railler ! mais écoutez-moi : il vous est si facile d’être bonne que je serai bon. Tenez, si vous dites oui, et si vous voulez être madame Roussi, eh ! bien, je ne suis pas riche, mais je vous ferai un beau cadeau de noce.

— Et ce cadeau de noce, que sera-t-il ?

— Je vous jure que de ma vie jamais goutte de liqueur forte n’effleurera mes lèvres.

Marie resta silencieuse un instant ; puis étendant sa main vers Cyprien :

— Puisque vous dites la vérité, je serai franche avec vous : je vous aime, Cyprien.

Et voilà comment il se fit que deux mois après avoir communié, le petit Cyprien, toujours au grand ébahissement du village, était marié à Marie la couturière.


III.

le feu des roussi.


Quinze ans s’étaient écoulés depuis ce jour de bonheur et d’union, quinze ans de paix, tels que Cyprien n’avait jamais osé les souhaiter lui-même à ses heures de rêveries les plus égoïstes.

La petite famille s’était augmentée d’un gros garçon bien fait et bien portant, et, comme Cyprien s’était vite apprivoisé à l’idée du travail, une modeste aisance l’avait bientôt récompensé de son labeur assidu.

C’était à Paspébiac qu’il habitait maintenant ; il lui avait été difficile de demeurer plus longtemps en ce village de la bonne Sainte-Anne du Nord, qui ne lui rappelait que le souvenir de ses fredaines passées. Là, il avait trouvé de l’emploi auprès de la maison Robin qui avait su apprécier cet homme sobre, actif, rangé ; et petit-à-petit les économies n’avaient cessé de se grouper autour de lui ; car Marie aidait aussi de son côté, et tout marchait à merveille.

Chaque semaine, les écus s’en allaient au fond du grand coffre qui renfermait le linge blanc ; et là, ils s’amoncelaient dans le silence, en attendant le mois de septembre suivant, époque où le fils Jeannot pourrait monter commencer ses études au petit séminaire de Québec.

Cyprien s’était bien mis en tête de lui faire faire son cours classique, et Jeannot avait débuté en écoutant attentivement sa mère lui inculquer ces principes sages, cet amour de la religion et cette triste expérience du monde qu’elle avait su jadis faire passer dans l’âme du petit Cyprien.

Le bonheur terrestre semblait fait pour cette humble maison ; la paix de l’âme y régnait en souveraine, lorsqu’un soir une catastrophe soudaine y fit entrer les larmes et les sanglots.

C’était en hiver, au mois de janvier.

Marie était seule à préparer le souper auprès du poële rougi : Cyprien et Jean s’en étaient allés causer d’affaires à la maison occupée par les employés de MM. Robin.

Que se passa-t-il pendant cette triste absence ? Personne ne put le dire.

Seulement, lorsque Cyprien et son fils furent arrivés sur le seuil de leur demeure, ils entendirent des gémissements plaintifs. Ils se précipitèrent dans la cuisine, et le pied du malheureux père heurta le corps de sa pauvre femme, qui gisait sur le plancher au milieu d’une mare d’eau bouillante. À ses côtés, une bouilloire entr’ouverte, n’indiquait que trop comment ce malheur navrant était arrivé.

Pendant deux heures, Marie eut le triste courage de vivre ainsi ; elle offrait à Dieu ses indicibles souffrances, en échange de cette absolution qu’elle savait ne pouvoir obtenir sur terre ; car on était alors en 1801, et la côte était desservie par un pieux missionnaire qui restait à une trop grande distance de Paspébiac.

Agenouillés auprès de ce calvaire de douleur, Cyprien et Jean pleuraient à chaudes larmes. Déjà ce calme poignant qui se glisse sous les couvertures du moribond, était venu présager l’agonie, et Marie, les yeux demi-fermés, semblait reposer, lorsque tout-à-coup elle les ouvrit démesurément grands. Cyprien vit qu’elle baissait : elle se leva pour se pencher sur elle ; mais la main de la pauvre endolorie s’agita faiblement sur le bord du lit, et il l’entendit murmurer :

— Ta promesse, Cyprien, de ne plus boire…

— Je m’en souviens toujours, et je la tiendrai ; sois tranquille ; dors, mon enfant !

Alors Marie s’endormit.

Le silence de l’éternité avait envahi la maisonnette du pauvre Cyprien, ne laissant derrière lui que des larmes et de l’abandon.

Le coup fut rude à supporter ; aussi Cyprien prit-il du temps à s’en remettre. Ce départ avait tout dérangé et, comme bien d’autres projets, celui de mettre Jean au séminaire fut abandonné. En ces temps de douleurs, son père avait vieilli de dix longues années ; cette vieillesse prématurée affaiblissait ses forces ainsi que son courage, et Jean lui-même avait demandé à rester pour venir en aide au travail paternel.

Les jours passaient devant eux, mornes et sans joie, lorsqu’un matin Daniel Gendron fit sa bruyante entrée dans la maison des délaissés.

Gendron arrivait en droite ligne de Saint-Féréol. Là, il avait entendu dire que par en bas la pêche était bonne.

Si la pauvreté contrariait maître Daniel ; en revanche l’esprit d’ordre ne le taquinait pas trop et, repoussé de toutes les fermes du comté de Montmorency, il s’en était venu solliciter un engagement à la maison Robin. Elle avait besoin de bras ; il fut accepté, et sa première visite était pour Cyprien avec qui il avait bu plus d’un joyeux coup, lors des interminables flâneries de jadis, sur les bords de la Grande-Rivière de Sainte-Anne.

Cyprien n’aimait pas trop à revoir ceux qui avaient eu connaissance de sa vie de jeunesse ; aussi lui fit-il un accueil assez froid.

Gendron ne put s’empêcher de le remarquer :

— Comme tu as l’air tout chose aujourd’hui, maître Cyprien ; est-ce que ça ne te ferait pas plaisir de me revoir ?

— Oui, oui, Daniel, ça me ferait plaisir en tout autre moment ; mais aujourd’hui c’est jour de pêche et, comme tu es novice, j’aime à te dire qu’on ne prépare pas en une minute tout ce qu’il faut emporter pour aller au large.

— Tiens ! je serais curieux de t’accompagner pour voir ça ; tu me donneras ta première leçon.

— Je veux bien ; mais si tu veux suivre un bon conseil, tu ferais mieux de profiter de ton dernier jour de liberté ; car on travaille dur par ici.

— Bah ! ça me fait plaisir d’aller jeter une ligne ; et puis ; nous parlerons du bon temps.

— Ah ! pour cela, non ! dit énergiquement Cyprien, je n’aime pas qu’on me le rappelle !

— Pourquoi donc, mon cher ? Nous buvions sec et nous chantions fort alors ! est-ce que cela n’était pas le vrai plaisir, Cyprien ?

— Daniel ; ce qui est mort est mort ; laissons ça là.

— Comme tu voudras, monsieur ; mais tout de même, tu es devenu fièrement ennuyeux ! et toi qui riais de si bon cœur de notre curé, tu as rattrapé le temps perdu, et te voilà maintenant plus dévot que le pape.

Sans répondre, Cyprien se dirigea vers la grève, suivi de Jean et de Daniel ; là, ils poussèrent la berge à l’eau, et se mirent à ramer vers le large.

Le temps était légèrement couvert ; un petit vent soufflait doucement, et tout promettait une bonne pêche. Daniel chantait une chanson de rameur, pendant que Cyprien et Jean fendaient silencieusement la lame ; cela dura ainsi jusqu’à ce qu’ils fussent arrivés sur les fonds ; alors, ils se mirent courageusement à pêcher.

Pendant deux bonnes heures, ils y allèrent de tout cœur, et la berge s’emplissait de morues, lorsque Daniel interrompit tout-à-coup son travail, en disant :

— Ne trouves-tu pas Cyprien que la brise renforcit ? il serait plus prudent de rentrer, qu’en dis-tu ?

Cyprien sembla sortir d’une longue rêverie : du regard, il fit le tour de l’horizon ; puis, d’une voix brève, il commanda à Jean :

— Lève la haussière !

Et se tournant vers Daniel :

— Déferle la voile ! je prends la barre ! déferle vite, nous n’avons pas de temps à perdre, Daniel !

Une minute après, la berge était coquettement penchée sur la vague et volait à tire-d’aile vers la pointe du banc de Paspébiac.

On était alors vers les derniers jours de mai : il fait encore froid à cette époque, surtout par une grosse brise, et rien de surprenant si les mains s’engourdissaient facilement. Daniel ne le savait bien que trop ; car il se soufflait dans les doigts depuis quelque temps, lorsque tout-à-coup, portant la main à sa poche, il en retira une bouteille de rhum.

Il la tendit triomphalement à Cyprien :

— Prends un coup, mon homme, ça réchauffe, et ça n’est pas l’occasion qui manque par cette température-ci. Diable ! qui a eu l’idée d’appeler cette baie, la baie des Chaleurs ?

— Garde pour toi, Daniel ; je n’en prends pas, merci ! Veille toujours à l’écoute ! Et il secoua tristement sa pipe par-dessus bord de l’air d’un homme qui ne se sent pas le cœur à l’aise.

Cependant la brise montait grand train. De minute en minute, le temps se chagrinait ; les nuages gris étaient devenus noirs comme de l’encre, et pour cette nuit-là la mer ne présageait rien de bon. Tout-à-coup la berge prêta le flanc, et une vague plus grosse que les autres, arrivant en ce moment, couvrit Cyprien des pieds à la tête.

Roussi tint bon tout de même ; sa main n’avait pas lâché la barre ; ses habits ruisselaient, le froid augmentait, et Daniel qui avait à demi esquivé ce coup de mer, s’en consolait en reprenant un second coup.

— Là, vraiment, Cyprien, tu n’en prendrais pas ? Ça fait furieusement du bien pourtant, lorsqu’on est mouillé !

Cyprien eut un frisson ; il ne sentait plus la pression de ses doigts sur la barre ; l’onglée l’avait saisi, et détachant une main du gouvernail, il la tendit enfin vers Daniel et but à longs traits.

Il avait menti à sa pauvre morte !

Qu’advint-il d’eux depuis ? Nul ne le sait.

Le lendemain matin, on trouva à l’entrée du Banc une berge jetée au plein, la quille en l’air, et à ses côtés, maître Daniel Gendron qui avait perdu connaissance.

Depuis ce sinistre, on aperçoit à la veille du mauvais temps une flamme bleuâtre courir sur la baie.

— Suivant les rapports de ceux qui l’ont examinée, dit l’abbé Ferland, elle s’élève parfois au sein de la mer, à mi-distance entre Caraquet et Paspébiac. Tantôt petite comme un flambeau, tantôt grosse et étendue comme un vaste incendie, elle s’avance, elle recule, elle s’élève. Quand le voyageur croit être arrivé au lieu où il la voyait, elle disparaît tout-à-coup, puis elle se montre de nouveau, lorsqu’il est éloigné. Les pêcheurs affirment que ces feux marquent l’endroit où périt dans un gros temps une berge conduite par quelques hardis marins du nom de Roussi ; cette lumière, selon l’interprétation populaire, avertirait les passants de prier pour les pauvres noyés. —

Ceci est la pure vérité.

Aussi voyageurs et pêcheurs, lorsque vous verrez osciller un point lumineux au fond de la baie des Chaleurs, agenouillez-vous, et dites un de Profundis pour les deux défunts, car vous aurez vu le feu des Roussi.



  1. La plupart de ces fragments sont tirés des « Chansons populaires du Canada, recueillies et publiées avec annotations par M. Ernest Gagnon. » Ce livre, qui se fait rare, est précieux à plus d’un titre pour celui qui veut se rendre compte des origines de notre poésie et de notre littérature populaire.