À la brunante (Faucher de Saint-Maurice)/04
LE PÈRE MICHEL.
I.
soleil de mai.
Le soir de la Saint-Michel, j’écoutais le vent de Nord-Est passer en gémissant entre les branches dénudées des peupliers qui bordent mon jardin. Il tordait leurs grands faîtes désolés par la grive et la tourmente ; puis descendant et miaulant le long de la cheminée, il venait agoniser sur le bon feu de bouleau rouge qui pétillait, tout ravivé par le contact de la bise d’automne.
Le fleuve était moutonneux ; il faisait froid dans les champs : au loin, un volier d’outardes remontait du golfe en découpant le ciel gris de son vol triangulaire et, tout en fumant ma pipe, le nez sur la vitre brumeuse, je me mis à songer aux choses du temps passé.
Ce fut alors que je commençai à me trouver vieilli ; car ce jour-là, c’était jadis la fête du père Michel Larivée, un vieillard qui avait enduré et dorloté mon enfance.
Depuis longtemps, il dormait son somme sans nul souci des choses de ce monde, et pourtant il me sembla qu’à cette heure de rêverie, cela ferait plaisir aux os verdis de mon vieil ami, si je pensais à lui, et si je faisais une place à sa pauvre âme frileuse, tout à côté de la mienne qui en ce moment se chauffait à la sève et au meilleur sang de la vie.
Penché sur mes souvenirs, je vis alors — comme il y a vingt-cinq ans — poindre sur la lisière grisâtre du chemin du roi un petit chapeau de paille recouvert de toile cirée.
C’était le père Michel : il était bien reconnaissable à son gilet de bouragan, à ses pantalons tout rapiécés et à la longue perche de ligne qu’il tenait à la main.
À mesure qu’il approchait, on voyait son nez bourgeonné s’illuminer de joie ; il riait, le pauvre cher homme, rien qu’à me savoir là, l’attendant l’œil au guet, et d’aussi loin qu’il m’entrevit, il cria joyeusement :
— Ah ! M. Henri, quelle bonne pêche nous allons faire, aujourd’hui !
À ces mots, je sautai de joie — car la bise avait cédé sous les chaudes effluves de mon soleil de mai : j’étais redevenu enfant, — content de la permission que ma mère m’avait donnée de grand matin, j’allongeai bravement mon petit pas ; derrière les immenses enjambées du père Michel qui, comme d’habitude, marchait en sauvage, effleurant si légèrement le sol, qu’une feuille morte n’aurait pas craqueté au contact de son pied.
Nous descendîmes la route du manoir, qui court vers la grève et, à mesure que nous cheminions, il m’expliquait de sa voix, cassée mais sympathique, comment il avait laissé un lambeau de sa vie à presque tous les endroits de la côte de Beaumont.
C’étaient, comme toujours, de terribles histoires de sauvetages opérés sur les immenses et terribles battures qui font face au trou Saint-Patrice, puis des pêches incroyables accomplies à l’époque des grandes marées ; tout cela pour finir par de curieuses trouvailles faites sur le plein.
Tant qu’il parla mes frêles jambes d’enfant firent leur tantinet de chemin, et cela sans se morfondre ni s’endormir. Elles ne demandaient pas mieux que de continuer avec le récit attachant ; mais arrivées sur la côte escarpée qui surplombe la toiture rouge et pointue du vieux moulin banal, il fallut s’arrêter.
Le père Michel s’était penché sur une grosse pierre moussue qui masquait la racine d’une souche à demi-brûlée. D’un poignet vigoureux, il la déplaça et tirant hors de cette armoire improvisée une petite gourde, il avala quelques gouttelettes d’eau-de-vie ; puis, replaçant le tout d’une main adroite, il continua le récit pour l’achever à la fin de la grande Anse qui aboutit au petit cap.
Pour ne pas perdre de temps, en route nous avions déroulé nos lignes ; je puisai dans sa provision de vers de terre, et bientôt nos appâts gisaient au fond du fleuve, à la grâce de Dieu.
Quand il pêchait, le père Michel devenait silencieux comme une roche.
Parler empêchait le poisson de mordre, disait-il, et puis il se complaisait à laisser errer ses idées au fil du courant.
Je savais cette manie par cœur, et pour rien au monde je n’aurais pris sur moi de le déranger.
De temps à autre, néanmoins, il se tournait à demi de mon côté pour me faire une question sur le dernier livre que j’avais lu ; car il était curieux comme une belette, le père Michel.
Je le lui faisais connaître brièvement, et sa pensée taciturne ne tardait pas à aller se replonger dans la monotonie de la vague.
Le soleil était chaud ; on approchait de la canicule ; de grosses gouttes de sueur perlaient sur le front ridé de mon compagnon qui, de temps à autre agitait sa ligne, comme pour agacer le poisson ; mais carpes, brochets et dorés nageaient fraîchement en eau profonde par un temps pareil, et le fil trompeur ne rendait à la main rugueuse aucune de ces secousses rapides et voraces qui lui faisaient autant de plaisir que sa gourde d’eau-de-vie.
Seul un petit achigan vert gisait sur le tuf, les ouïes sèches et la bouche démesurément ouverte, comme pour demander une goutte d’eau réconfortante.
Lassé de son immobilité, le père Michel me demanda alors pour la quinzième fois :
— Petit, quoi de nouveau ?
— Mais rien, père Michel, si ce n’est que j’ai trouvé des balles hier sur les crans de la Rivière au Seigneur.
— Ces trouvailles deviennent curieuses, Henri : la semaine dernière, c’était un biscayen ; le mois passé, une bayonnette ; aujourd’hui, des balles. M’est avis qu’il y a une soixantaine d’années, les Anglais ont dû faire une descente ici dans l’anse et qu’ils ont été chaudement reçus par les miliciens. Mais les pauvres gens finirent par avoir le dessous, et j’ai entendu raconter à mon grand’père que, pour s’en venger, l’ennemi brûla une grande partie de la paroisse. Ce qui n’a pas empêché le contingent de Beaumont de faire bravement son devoir pendant la guerre de 1812. J’en sais quelque chose, car j’en étais, moi.
— Comment, vous en étiez ? mais contez-moi ça, père Michel.
— Je le veux bien, enfant, quoique ça me chiffonne de penser à ces choses-là, dit-il en jetant un long regard sur le moulin qui bruissait à notre droite, mêlant la vibration sonore de ses moulanges aux grondements de la chute de la Rivière au Seigneur, qui tombait au pied d’un vieux mur gris tout constellé de mousses.
II.
le moulin de la meunière
— J’ai été jeune, moi aussi, Henri, bien qu’à force de rides et de cheveux gris, cela ne paraisse plus maintenant.
Ah ! dans ces temps-là, c’était le bon moment pour vivre ! Au coin du feu, le soir, les anciens berçaient les enfants en leur racontant les malheurs de la patrie, les efforts de Montcalm, les victoires de Lévis essayant de replanter chez nous la hampe du drapeau blanc que les Anglais avaient remplacé par leur ennuyeux chiffon rouge.
Alors on vivait autrement ; c’était déshonorant pour un habitant que de donner la main à un John Bull, et maintenant on fait des courbettes à l’envahisseur, ce qui prouve que le vieux sang français s’affaiblit dans nos veines.
On aime mieux prendre des professions que se mettre à la charrue comme autrefois, et m’est avis qu’en fourrant dans la tête de notre jeunesse l’idée d’être avocat, médecin, notaire, les gouverneurs suivent des instructions secrètes venues de Londres, dans le but de nous faire disparaître petit à petit. Remarque une chose, Henri ; pour se défaire des sauvages on leur donne l’eau de feu ; pour effacer la race canadienne-française, on lui retirera sa charrue et son champ.
Je les déteste, vois-tu ces Anglais, bien que je les aie servis ; et tu en sauras la raison plus tard : qu’il me suffise de te dire qu’alors s’ils n’étaient pas si nombreux qu’aujourd’hui, ils étaient plus à craindre. On nous haïssait, au lieu qu’on nous caresse maintenant ; car l’habitant connaissait leur côté sensible, et il savait se passer des produits britanniques. Son champ, son fusil, sa ligne et son métier suffisaient pour tous les besoins de la maison. Partout le gibier foisonnait ; on ne brûlait pas les forêts à tort et à travers, sous prétexte de colonisation, de potasse et de bois de chauffage. Les bras se fatiguaient rien qu’à tremper l’hameçon dans l’eau. Aujourd’hui tout s’en va, même le poisson ; regarde ma ligne, Henri ; comme elle est tranquille !
En ce temps-là, je passais ma vie chez Juste Labrèque.
Il n’était pas riche ; mais c’était un brave homme qui par-dessus le marché était mon oncle et mon parrain.
Nous jasions de choses et autres et, comme il avait bon jugement et que la gazette n’avait pas encore pénétré dans la paroisse, tout le monde acceptait son avis, sa décision, comme parole d’Évangile.
Il était beau surtout, lorsque la conversation tombait sur l’empereur que le maître d’école, McIntyre, s’obstinait à appeler « Mossieu de Bonaparte. » Oh ! alors son dos voûté se redressait, son œil devenait flamme, sa moustache tremblotait, et il m’a toujours semblé que mon oncle, vu comme cela, écrasant de son regard et de sa parole le maître d’école, ressemblait à ce vieux grenadier qui suit l’empereur, s’élançant sur le pont d’Arcole, un drapeau à la main, comme on le voit dans la vieille gravure que le seigneur de Beaumont a dans sa bibliothèque.
Depuis sept ans mon oncle avait été installé par le seigneur meunier en son moulin banal que tu vois là-bas sur la grève. C’était moi qui lui aidais à mettre la farine dans les bluteaux, et cela faisait vraiment plaisir que de travailler auprès du parrain, bien que ce fût à cœur de jour, car j’étais sûr que Marguerite, bonne et souriante, me crierait, le soir venu :
— Eh ! comment cela va-t-il, Michel, puisqu’on fait de la farine, il n’est que juste de manger son pain blanc le premier. Avance ici, et viens-t’en causer auprès de mon rouet.
Marguerite était une petite orpheline que l’oncle Labrèque avait un jour recueillie dans le chemin du roi. Une vieille mendiante battait la pauvrette qui ne pouvait plus marcher ; l’oncle lui offrit alors une piastre française si elle voulait lui céder la petite. Ce fut marché conclu ; la vieille alla se soûler avec son argent, et l’orpheline, élevée pieusement par les soins du parrain Juste, grandit tranquillement loin des mauvais traitements et de la triste pitié des grandes routes.
Sous les murs du vieux moulin, elle avait retrouvé l’ombre de sa famille perdue.
La charité que lui fit mon parrain, la pauvre Marguerite me l’a bien rendue depuis ; car sa voix douce ne ménageait ni les conseils ni les bonnes paroles ni les tendres avis.
À force de l’entendre prendre sur moi son petit ton d’autorité, j’avais fini par l’aimer avec tant d’ardeur que je l’aurais suivie au bout du monde, avec mon gilet enfariné, ma petite casquette toute saupoudrée de poussière de blé, et cela sans sourciller ; car si Marguerite était affectueuse, belle et toujours de bonne humeur, elle n’était pas fière du tout, cette fille-là.
Tous les soirs, quand les moulanges avaient été nettoyées, la farine bien empochée, et le moulin mis en ordre, l’oncle et moi, nous descendions au premier étage où étaient ses appartements.
Là, mon parrain lisait attentivement quelques vieux livres que lui prêtait le curé, pendant que le chat, couché sur ses genoux, filait gravement son ron-ron, les yeux à demi-fermés, observant et cherchant finement à deviner ce que Marguerite et moi pouvions nous dire si longuement auprès de la fenêtre du pignon qui regarde le fleuve.
Les amis venaient quelquefois nous voir ; mais, comme il fallait gravir la côte très-escarpée du moulin, ils choisissaient d’ordinaire pour leurs visites les soirées où il faisait clair de lune.
Je n’en étais pas fâché : cela nous laissait à nos délicieux tête-à-tête, où l’on causait si familièrement et où l’on se sentait si heureux.
Heureux ! je l’étais, mon cher Henri, et cela aurait duré toute ma vie, si les Anglais ne s’étaient pas avisés vers cette époque, d’interdire aux Américains le commerce avec la France.
Une déclaration de guerre s’en suivit, du moins c’est ce que vint nous dire, un bon soir, cette vilaine chouette de maître d’école :
— « C’est les Anglais reconquérir le prétendu États-Uni, nous dit-il, dans son français invalide : nos réguliers vont marcher, et l’habit rouge tape fort, sans s’en apercevoir, car c’est le sang pas paraître du tout sur le costume militaire anglais. »
Le dimanche suivant, notre curé, M. Raby, nous lut au prône une lettre du grand-vicaire Roux, nous rappelant, au nom de l’évêque, toute la loyauté due à l’Angleterre : les milices allaient être appelées, et c’était donc vrai que peut-être il me faudrait retrousser mes manches de chemise jusqu’au coude, et taper les yeux fermés dans un tas de poitrines humaines, jusqu’à ce qu’à son tour le blanc farinier tombât rouge de sang, et qu’un pied de terre étrangère couvrît ses os rompus et son pauvre corps meurtri, loin du moulin si aimé et si tranquille de Beaumont.
Je roulais toutes ces pensées dans mon esprit, jusqu’au jour fixé pour le tirage au sort.
Depuis la réception de la triste nouvelle, Marguerite était devenue encore plus laborieuse que d’habitude. Elle me tricotait des bas de laine, me confectionnait quelques chaudes chemises de flanelle, et faisait ce qu’elle appelait « le trousseau du fiancé de la gloire. »
Moi, j’aurais préféré Marguerite à cette dernière. Souvent il me passait par la tête que j’aurais peut-être la chance de mettre la main sur un bon numéro ; alors je me voyais remplacer l’oncle Juste, comme meunier en chef : je me mariais, et dans la suite des années, un grand garçon brun, soigneusement charpenté, s’en venait prendre les fonctions modestes que j’exerçais auprès du parrain. Je riais dans ma barbe, rien qu’à voir comme ce fils avait poussé vite ; et ces rêveries aidaient à tuer l’inquiétude, car enfin le jour décisif était venu.
Je me rendis tout pensif chez le capitaine Boilard, un bon vieux qui, après m’avoir demandé mon âge, mon nom et m’avoir fait prendre un carré de papier, se concerta un instant avec le docteur qui m’avait examiné des pieds à la tête puis, se tournant vers moi me dit d’un air radieux :
— Tu as fièrement de la chance, mon garçon ; tu te trouves être un des premiers à courir à la frontière pour défendre ton pays. Allons, demi-tour à droite ! pas accéléré ! file ! tu as deux jours pour embrasser tes parents.
Demi-tour à droite ! pas accéléré ! jamais de ma vie personne ne m’avait parlé de ce ton-là ! Le rouge m’en vint à la figure, mais je me rappelai que rien au monde n’était plus poli que le capitaine Boilard, et, tout en mettant cette familiarité sur le compte de la joie que cela lui faisait de me voir soldat, j’arrivai au moulin.
Je faisais bonne contenance, autant que le permettait mon cœur gonflé ; mais Marguerite devina la triste chose en me voyant, et comme elle se mit à pleurer, cela fit déborder tous les yeux, même ceux de l’oncle Juste, dont l’œil était sec, depuis dix-huit ans que sa femme était morte.
Chacun me faisait ses recommandations ;
— Tiens-toi les pieds chauds et la tête froide, disait le parrain ; c’est le principal, et, en suivant ce conseil tu reviendras au pays ; car la maladie tue plus sûrement que la balle.
— C’est toi ôter ton chaîne de montre, insinuait McIntyre, et le mettre dans le poche de ton veste, car ça brille, et les Rangers du Delaware tirer de loin, bien et très-juste.
— Oh ! me dit tout bas à l’oreille, Marguerite, ne portez rien de brillant sur vous, Michel ; car ça attire la mort. Le seul bijou que je vous permets est celui-ci.
Et elle me glissa au doigt un jonc d’or.
Cela voulait dire qu’elle se fiançait à moi ; et, tout embarrassé, je ne pus que me pencher vers la terre, comme si j’avais laissé tomber quelque chose, et tout en faisant semblant de chercher, lui effleurer la main du bout de mes lèvres.
Ces deux jours là passèrent vite, très-vite ; car Marguerite et moi, nous nous aimâmes pour le temps perdu.
En mon honneur le moulin chômait ; tous mes amis étaient venus, chacun son tour, me serrer la main et me dire adieu ; le curé m’avait envoyé un beau scapulaire ; tout le monde dans la paroisse avait pensé au pauvre conscrit, pendant qu’il se sentait si heureux auprès de sa fiancée.
Mais hélas ! le matin du terrible jour était venu !
Je sautai dans la chaloupe qui devait me mener à Québec et, prenant courageusement une rame, je lançai un baiser à Marguerite, un coup de chapeau au parrain et, sans détourner la tête, commençai à nager vigoureusement. J’étais tout drôle ; le chagrin que j’avais, je ne le sentais pas ; mon cœur était resté sur la grève. Nous atteignîmes, comme cela, la passe qui sort de la batture pour nous mettre dans le chenal.
Alors, ne pouvant plus y tenir, je tournai la tête.
Marguerite avait disparu ; elle était rentrée sans doute pour pleurer plus à son aise.
Seul le moulin me regardait aller ; ses grands murs blancs scintillaient au soleil ; sa toiture rouge était devenue pourpre à la lumière, et dans le lointain on entendait le grondement de la moulange ; car plus il avait de chagrin, plus il travaillait fort, mon oncle Labrèque.
I.
la meunière du moulin.
— Je n’eus guère le temps de pleurer les bonnes gens de chez nous. À peine installé dans la caserne de Québec, on commença par nous briser au métier et par nous faire faire des marches à gauche, à droite, en avant, en arrière, en échelon, que sais-je, moi ? sous la conduite d’un caporal rouge, flanqué d’un côté de son fourreau de bayonnette, et de l’autre d’une petite canne qu’il faisait tournoyer au bout du bras, comme s’il se fût agi de chasser un essaim de moustiques.
La grosse voix du capitaine Boilard n’était rien auprès des aménités que nous disait ce sous-officier, et c’est là, dans cette cour de l’ancien collège des Jésuites, que je vis bien que cette politesse exquise entre militaires, dépasse rarement le sergent-major et qu’elle est toujours un mythe pour le pauvre soldat.
Néanmoins, je n’étais pas trop gourmandé ; là comme au moulin, je tenais à ce que l’on fût content de moi.
Je rattrapai les plus forts, et un beau matin, un grand anglais, à favoris roux, le lorgnon sur l’œil et la tabatière à la main, s’en vint nous dire, après nous avoir inspectés, qu’il était fier de notre escouade, tellement fier qu’il allait donner des ordres pour nous faire embarquer le soir même sur le brigantin du capitaine Lagueux, et nous expédier à Montréal pour de là être dirigés sur le corps commandé par M. de Salaberry.
Nous mîmes trois jours à nous rendre à destination ; ce qui me permit d’écrire une longue lettre à Marguerite, et bien m’en prit ; dès le débarquement on nous dirigea à l’Acadie, où mon bataillon venait de se tirer quelques coups de fusil, avec les Bostonnais.
Le colonel de Salaberry était déjà parti pour remonter la rive gauche du Châteauguay ; nous ne le rejoignîmes qu’après une marche forcée, et pour nous mettre tout de suite à couper des arbres et à détruire des ponts, comme s’il se fût agi de faire retomber sur les pauvres habitants de l’endroit l’invasion de tous ces étrangers.
Ah ! je vis alors, mon petit Henri, comme c’était une horrible chose que l’art militaire, et je passai la nuit à regretter la vie heureuse que je menais si tranquillement au moulin, lorsque le roi d’Angleterre déclara la guerre aux Bostonnais.
Le lendemain, ce fut bien pis.
On nous fit ranger en bataille : le colonel passa devant nous en donnant tout bas ses ordres à un enfant de seize ans. Celui-ci se dirigea vers mon capitaine, lui montra du bout de son sabre un endroit du bois, et nous voilà partis au pas de course sans savoir où nous allions.
Plus tard, quelques années après, j’ai su que si la bataille avait été gagnée, c’était grâce à nous qui avions défendu le gué de la rivière.
À peine étions-nous installés, à l’affût, derrière le fourré, qu’un officier grand, fort et bel homme, s’avança vers nos lignes en criant :
— Braves Canadiens, rendez-vous ! nous ne voulons pas vous faire de mal !
Ignace Gendreau leva le bout de son fusil ; un éclair jaillit et le géant roula dans l’herbe, pendant qu’autour de son bel uniforme souillé de sang, les coups et les balles pleuvaient dru comme grêle.
Ce n’était pourtant que le commencement, et pendant longtemps je n’entendis plus rien de distinct : un cauchemar impossible m’entraînait dans le vertige ; seulement on m’a dit que je m’étais battu comme les autres, et je n’ai pas de peine à le croire, car mon fusil était noir de poudre.
D’ailleurs pas une trace sur mon corps pour m’indiquer clairement que j’avais été en danger de mort.
Quand je commençai à voir ce qui se passait autour de moi, j’eus le frisson.
Des cadavres, de pauvres êtres qui vivaient, pensaient et aimaient peut-être comme moi, au lever du soleil, gisaient pêle-mêle, la figure dans la boue, le corps aplati par les talons de bottes de ceux qui leur avaient marché dessus, et rien que de revoir ces choses-là en pensée, ça me donne la chair de poule.
Nous étions vainqueurs pourtant, et avec 300 hommes, on avait mis en déroute 7,000 américains commandés par le général Hampton.
Je pensai que l’oncle Labrèque serait fier en lisant cela ; car il avait promis à McIntyre de s’abonner à la Gazette de Québec, et puis, la pauvre Marguerite, comme son cœur tremblerait de joie en ne voyant pas mon nom parmi ceux des morts !
Nous sommes tous ainsi faits, Henri, et l’homme est un étrange esprit : ce qui est deuil pour l’un devient souvent cause de joie pour l’autre.
J’aurais donné tout au monde pour faire savoir de mes nouvelles au moulin ; mais le temps pressait, paraît-il ; les Américains voulaient encore tâter du bout de nos crosses de fusils, et nous nous mîmes à battre les environs.
Ce ne fut que deux mois après que je retrouvai le tour d’écrire.
On me nomma garde-magasin à Montréal ; et pendant tout cet hiver là, je me suis fait bien du mauvais sang, car les nouvelles ne m’arrivaient pas régulièrement. Je les recevais presque toujours par l’entremise de quelque camarade, et je paraissais être oublié au moulin, lorsqu’un beau matin, le sergent vaguemestre me remit ce billet.
Le père Michel tira de son gousset un petit portefeuille noir, et en déroula un morceau de papier jauni qui enveloppait sa médaille de Châteauguay.
— Tiens, lis-le, Henri, dit-il : je l’ai conservé, car c’est écrit par mon pauvre parrain.
Il disait :
Je ne suis pas bien, et en attendant ton retour qui, je l’espère, aura lieu prochainement, j’ai été obligé de prendre Pitre Belours pour m’aider. J’étais trop faible pour faire marcher le moulin tout seul. Pitre est un garçon économe et rangé, qui travaille dur.
Marguerite est bien et nous t’embrassons.
P. S. — N’oublie pas ma dernière recommandation, mon garçon : tiens-toi les pieds chauds et la tête froide ; ce serait bête de ta part si tu allais mourir de maladie, maintenant que tu as échappé aux balles des yankees.
— Hélas ! tout n’était pas fini pour moi, reprit le père Michel, et ce congé désiré par l’oncle Juste n’était pas facile à obtenir, car les Bostonnais devenaient remuants, et croyant que la fonte des neiges leur porterait chance, ils étaient revenus faire une petite promenade en Canada, en passant par Odelltown. Nous les attendîmes de pied ferme à Lacolle où M. de Salaberry nous avait cantonnés, et c’est là, Henri, que je n’ai pas jeté ma poudre aux corneilles, car ces grands maigres de coquins s’étaient mis en tête de canonner le moulin de la paroisse.
C’était à la fin de mars : il faisait un froid piquant, et à chaque boulet qui venait éventrer la muraille du pauvre moulin, un fort courant d’air se précipitait dans la chambre où nous étions. Heureusement que je ne les craignais pas, comme le bon M. Raby, notre curé ; et, agenouillé près de l’embrasure de la fenêtre, je tirais sur l’ennemi, en descendant un à chaque coup de fusil ; car vois-tu, Henry, j’avais la rage au cœur et je me disais :
— Si au lieu de venir à Lacolle, ces gueux-là s’étaient mis en tête de venir braquer leurs canons sur le moulin de Beaumont, comme Marguerite se mourrait de peur en ce moment !
Et boum ! à chaque fois que mon chien redescendait sur le bassinet, un Américain s’allongeait par terre, et se mettait à planter des poireaux.
Pauvre Marguerite, elle qui me rendait le cœur si faible autrefois, elle ne s’est jamais doutée du coup d’œil que son seul souvenir me donnait ce jour-là. Dieu me pardonne ! je crois que je les aurais tous abattus les uns après les autres, si une grenade n’était pas venue me faire entrer dans l’épaule un éclat de bois du chambranle de la fenêtre.
Je tombai à mon tour : on m’enleva, et je demeurai deux mois en convalescence à l’hôpital de Montréal.
Un beau jour de juin, le chirurgien me dit en riant qu’il avait un nouveau remède pour moi, et il me prescrivit d’en prendre aussi longtemps que je voudrais ; puis, il me tendit un rouleau.
C’était mon congé et mon brevet de sergent-major.
Que de joie cachée sous ce bout de parchemin ! Je reverrai donc le parrain, son moulin et la meunière, me disais-je ; et le soir j’étais en route pour Québec.
Lorsque j’y arrivai, le temps de la marée était passé, et les chaloupes de Beaumont avaient quitté le port depuis déjà deux grandes heures. Force me fut donc de traverser le fleuve à la Pointe Lévi, et de faire la route à pied. Elle n’était pas longue habituellement — deux petites lieues, — mais ce jour-là elle se fit interminable ; depuis quatre mois j’étais sans nouvelles de ceux que j’aimais.
Déjà j’étais arrivé sur le coteau de Vincennes ; mon cœur battait à me rompre la poitrine ; il n’y avait plus qu’un quart de lieue pour se rendre au moulin, et prenant mon sac, je l’appuyai le long de la clôture, puis m’assis dessus pour préparer mes idées aux joies que j’allais éprouver.
En ce moment le petit Turgeon passait ; je vis bien que ma blessure et la fièvre m’avaient changé, car il me regarda sans me reconnaître !
— Eh ! l’enfant, il n’y a rien de nouveau dans la paroisse, lui dis-je en grossissant ma voix ?
— Non, monsieur, fit-il d’un air tout effrayé.
— Où vas-tu donc de ce pas, ajoutai-je doucement pour le rassurer ?
— En bas de la côte, chez Pitre Belours.
— Mais, c’est au moulin ça ; comment va le meunier Labrèque ?
L’enfant me regarda avec des yeux tout grand ouverts, et me dit simplement :
— Depuis trois mois et demi il est mort, monsieur.
— Comment, il est mort ! criai-je avec les yeux pleins de larmes.
— Et mademoiselle Marguerite ? ajoutai-je, si bas que je m’entendis à peine.
— Dame ! son amoureux Michel Larrivée a été tué à la guerre, et, comme après la mort du meunier Labrèque, elle n’était pas pour demander la charité, elle s’est mariée avec Pitre Belours qui a fait des économies pendant que l’autre faisait le soldat.
Je crus que j’allais mourir.
Je tombai sur l’herbe, et là je pleurai comme un enfant, puis quand ma première douleur fut passée, je me rendis chez M. Raby qui me confirma toutes ces affreuses nouvelles.
Maintenant, n’ai-je pas raison de dire que c’est une bien triste chose que la guerre, Henry ? et tu ne comprendras bien ces paroles que lorsque tu auras encore grandi de deux bons pieds.
Dire que sans le régent George IV, je me serais marié à la meunière du moulin, morte de chagrin en voyant les économies de Pitre s’en aller à l’auberge, et que j’aurais joui de la vie, moi aussi, tandis que maintenant, sans famille, sans enfants, je ne suis plus qu’un invalide pensionné par le gouvernement.
Ah ! tu ne sauras jamais combien je les déteste ces Anglais !
IV.
soleil d’automne
Aujourd’hui, tout s’en est allé.
Le vieux moulin banal de Beaumont a suivi le sort du manoir seigneurial ; il est abandonné. La route par où nous filions vers la grève fait partie de la prairie, et le rivage lui-même n’est plus fréquenté que par de rares pêcheurs aux bars qui, au mois d’octobre, viennent allumer leurs feux sur les crans du petit Cap.
Seul je reste encore debout, au milieu de ces souvenirs d’enfance qui s’en vont ; car le père Michel a suivi la loi commune.
Depuis longtemps il dort son dernier somme sans nul souci des choses de ce monde, et pourtant il m’a semblé qu’en ce jour de sa fête, cela ferait plaisir aux os verdis de mon vieil ami, si je pensais à lui, et si je faisais une place à sa pauvre âme frileuse, tout à côté de la mienne qui, en ce moment, se réchauffe doucement au contact des derniers rayons de son soleil d’automne.