À l’ombre de mes dieux/Le merle

Pour les autres éditions de ce texte, voir Le Merle.

À l’ombre de mes dieuxLibrairie Garnier frères (p. 81-86).


LE MERLE


 
Je vais écrire à ma table
Tout m’y porte : l’encrier,
Le feu, l’heure et l’irritable
Éclat vierge du papier.

Source, où l’Âme qui se penche
Voit flotter ses rêves bleus,
Qui ne sait — ô page blanche ! —
Ton attrait miraculeux ?

Nue, ou l’ombre se balance
Du caprice en mouvement ;
Cadre ou glisse la nuance
Fugitive du moment,


Où l’Idée auguste et sainte
Fait chatoyer ses émaux,
Exempte de la contrainte
Et du supplice des mots.

Ô fenêtre de lumière
Où passe et repasse encor,
Avant de choir, la Chimère
Caressée aux ailes d’or !

Plus je te regarde luire,
Plus, sensible à ton appel,
Ma main brûle d’y transcrire
Quelque chef-d’œuvre immortel.

Tandis qu’armé de ma plume,
J’attends, fébrile, au milieu
De mes livres, que s’allume
Ma poitrine au choc du dieu,

Moi, qui n’ai, pour paysage,
Que la nuit des toits mêlés,
J’entends soudain d’une cage
Voisine un merle siffler.


L’horizon sinistre ploie,
Mais ce chant gonflé d’azur,
Pétillant, ivre de joie,
Met du soleil sur le mur.

Il jette avec brusquerie
Au visage de verglas
De l’hiver, la griserie
Printanière du lilas.

Un parfum de violettes
Ressuscite en moi l’écho
Des carillonnantes fêtes
De Pâque et du renouveau.

C’est votre faste, ô verdures
C’est l’Aube et l’or des couchants,
Qu’il reflète et le murmure
De l’eau vive à travers champs.

Il mire la transparence
Et l’ample tranquillité
Des grands bois pleins de silence
Et du ciel illimité.


Toute ma foi revenue
S’exalte aux alléluias
Que jette aux vents, sous la nue,
Un sentier d’acacias.

Il rallume le fantôme
Éteint de mes jours heureux,
Je revois le puits, le chaume,
L’abeille, le chemin creux,

Le perron de vigne brune,
La prairie où vient le soir,
Le village au clair de lune
Et l’élan du clocher noir.

À ces images rustiques,
Il juxtapose un tableau
De féerie, où les portiques
Carillonnent de jets d’eau.

Mon enfance émerveillée
Retrouve songeuse, au bout
De l’allée ensoleillée,
Le palais rose debout.

 

Toute la gloire où j’aspire
Sous les ormes spacieux,
M’accueille avec le sourire
Des déesses aux grands yeux.

Oui, ce merle à ma croisée
Ouvre et dore à l’infini
Un parc mouillé de rosée
Aux terrasses de granit.

D’un trait solide, il étale,
Faisant brèche à mes cloisons,
Une suite triomphale
De cascade et d’horizons.

J’oublie à sa mélodie
Le livre ouvert devant moi,
Tant que la plume engourdie
Roule, inutile à mes doigts.

Plein de virile assurance,
Ce trille simple et perlé
Me démontre l’impuissance
Où je suis de l’égaler.


Il n’est rien, Muse incertaine,
Aux vers que nous essayons,
Qui fasse ainsi l’âme pleine
D’harmonie et de rayons.

Cet oiseau, sûr de ses charmes,
Me lance un défi moqueur,
Il faut lui rendre les armes
Et le proclamer vainqueur.

Reste vierge, ô blanche page !
Inhabile, près de lui,
Où prendrais-je le courage
De te noircir aujourd’hui ?