Le nombre de nos illustrations étant forcément limité, nous avons pensé qu’il serait préférable, malgré le titre et le sujet de cette partie du volume, de nous en tenir uniquement aux photographies des monuments inconnus de l’Ancien Cambodge. Le public étant déjà suffisamment familiarisé avec les édifices du groupe d’Angkor, nous restons bien ainsi dans les idées de George Groslier dont la préoccupation est, par ce volume, de vulgariser tout l’Ancien Cambodge. (Note de l’Editeur).


XVI modifier

Mardi 2 septembre.

À mesure que j’approchais d’Angkor, je ne laissais pas que d’éprouver une certaine appréhension.

Il y a deux années que je ne l’avais revu autrement que dans le souvenir d’un premier séjour de près de trois mois. J’avais vécu de la vie active des jeunes qui cherchent leur voie et qui, plongés en plein Paris, conservent cependant la même idée. Or c’était Angkor que je n’avais pas cessé de regarder par la verrière de mon atelier, de son temple admirable dont je m’étais toujours entretenu, et pour qui j’avais combattu.

Mais, ces jours-ci, tandis que j’approchais, avant de voir se dresser au-dessus de la mer des arbres, le grand lotus de pierre, je me demandais si ma longue exaltation n’avait pas dénaturé, imperceptiblement, de jour en jour, mon souvenir et de jour en jour l’embellissant, n’avait changé les tours de pierre en tours d’or.

Naguère, je n’avais vu qu’Angkor. J’en avais gardé un tel éblouissement qu’il était resté pour moi une révélation sans pareille. Si tout ce que l’on a vu dans son passé peut s’accumuler sur un point vers lequel aux heures de recueillement on se retourne, Angkor certainement couronnait le sommet de mon passé.

J’en approchais donc. Il me semblait que je respirais encore le vent de Prah Vihear, où j’avais puisé des impressions si profondes et que ce morne couvent retenait prisonnière un peu de mon admiration. D’autres groupes fameux, étudiés depuis, s’interposaient à leur tour. Alors, l’esprit ému de toutes ces nouvelles idoles découvertes, tandis que l’autre, la première, ne luisait plus que dans le lointain ; à tous ces nouveaux enthousiasmes que je croyais impossibles, je doutais de la persistance de mon admiration. Et j’avançais sur les grands lacs où semblent méditer les marabouts, en me demandant si Angkor me paraîtrait toujours aussi beau. Les raisons des amours des hommes ne sont pas toujours dans la beauté et les qualités de leurs objets, mais dans les idées qu’ils «’en font durant les instants d’absence, et les couleurs dont ils les parent, pour y songer.

Je viens de revoir Angkor Vat, temple de la ville royale. J’avais attendu l’heure propice, lorsque le soleil est bas et va disparaître. L’air était d’une limpidité extraordinaire, le ciel ouaté de petits nuages blancs. Tout d’abord, de loin, les cinq tours m’ont semblé plus près qu’autrefois et leurs assises plus marquées. La masse devenait d’un gris vert si fin que la pierre avait de vagues transparences. Les grands bambous des côtés se doublaient dans l’eau immobile des douves.

Toute la chaussée était déjà plongée dans l’ombre. Et puis ce fut l’esplanade, au-delà de l’entrée monumentale, unie, verte, dominant les deux bassins sacrés aux bords imprécis ; le puits où des bonzes, leurs robes jaunes étendues sur l’herbe, s’ablutionnaient d’eau claire qui semblait violette. Des bœufs passèrent. Et au-dessus de tout cela, au centre de l’immense ligne horizontale des galeries de la première assise, au-dessus des palmiers immobiles, de l’ombre montante, l’hallucinant massif et ses cinq tours coniques — couverts de soleil.

Aucune ombre ne soulignait les pierres en saillie, les mille Nagas des tympans, les scènes fabuleuses des frontons. Les antéfixes des tours en pierres plus claires, brillaient comme des topazes. Les profils ronds des grandes fleurs de lotus terminales s’inscrivaient dans le ciel avec une douceur incomparable. Et le ciel ardent, semblant tout proche, s’y appuyait doucement. Dans l’air, un parfum de fruit flottait.

J’ai voulu me trouver au sanctuaire pour les derniers éclats du couchant. J’ai couru. Mais quand je fus dans la cour du premier étage, parmi les colonnes de la noble galerie cruciale dont L’antique vermillon mêlé au vert des mousses, monte s’éteindre dans la nuit des voûtes ; lorsque l’eau figée des quatre bassins reflétant les assises m’apparut et que le mystère, l’ombre, le souvenir réveillés à mon pas s’agitèrent confusément au creux de chaque sculpture — j’ai suspendu ma marche, oubliant les pourpres vespérales pour l’âme du temple.

Devant les centaines de bouddhas amassés au Sud, devant ces pauvres intrus pourris, vermoulus, mais nobles quand même, brûlaient encore les baguettes propitiatoires des pèlerins journaliers. Quelques lotus se fanaient. Au-dessus de ma tête, je savais que le long des frises ondulait la théorie dansante des Tevadas, couvertes de bijoux et le front ceint de tiares.

Je reconnaissais toutes les pierres. J’en retrouvais tous les tons : les gris de perle, les gris d’argent, les gris de plomb et les gris verdâtres, roux, mauves. Sous les galeries, c’était toujours la belle ombre ardente dans laquelle tout va se perdre : l’immobile grouillement des sculptures, les monstres et les fleurs, les murs de dentelles — et les pensées.

Haut dans l’air qui se violaçait, des cigognes passaient dans un vol lent. Par moments, on percevait vaguement la litanie des bonzes lointains. Et, à espaces réguliers, le cri tremblé et prolongé d’un oiseau retentissait.

Tout d’un coup l’ombre s’est faite et j’ai quitté le temple. De son vaste perron cruciforme, j’ai vu le couchant où se dressaient des nuages sombres avec des trous encore sanglants. Dans le creux de quelques dalles, de l’eau miroitait. Dans les douves, les grenouilles-bœufs commençaient leur chant métallique. Au delà, le village de Trapéang Sé s’endormait sous ses fumées.

XVII modifier

12 septembre.

La grande assise du temple repose sur un soubassement entièrement sculpté, haut de deux mètres cinquante. Une colonnade en marque le périmètre, traversant quatre salles angulaires et quatre systèmes de porteries axiales. Elle mesure plus de six cents mètres de longueur.

La pénombre y règne toujours, verte, à cause des arbres extérieurs sur lesquels le soleil flamboie. Et tout au bout de chaque face, loin, le regard longeant l’interminable voûte, ne s’échappe que par un petit trou rectangulaire, grand comme la main ; la porte d’angle. La deuxième voûte d’un appentis double la colonnade et face aux quatre points cardinaux le mur est grouillant de bas-reliefs.

En ce refuge, loin des bruits du monde et où il fait frais, l’on plonge dans la légende et dans le passé. À fleur de pierre la foule des héros, les guerriers et des princesses s’agitent, se promènent ou s’entretuent. Les grès ont des tons de fleur ou de bronze. Çà et là, les attouchements des pèlerins les ont rendus brillants et noirs comme du marbre ou de l’ébène, Des vestiges de rouge se voient au creux des sculptures. Et cette polychromie retire à la pierre sa froideur et sa masse, ce qui fait plus hallucinantes encore les scènes fantastiques dont elle frémissait déjà.

Les uns sur les autres — ainsi que les Égyptiens et tous les ornemanistes primitifs — les Khmers ont superposé les plans de leurs scènes. Tous les personnages du Mahâbhârata et du Râmâyàna défilent, escortés de leurs musiques ou luttent, comme dans la littérature, avec une furie épique. Dans le chaos et la folie paraît par endroits le héros bien-aimé calme, charmant, le diadème au front, guidé par la puissance d’un symbole ou d’un Dieu. Et les mêlées reprennent.

L’espace que l’on aperçoit entre les colonnes carrées, les arbres ensoleillés et le ciel blanc de vapeur d’eau, sont moins vastes que ce monde creusé dans ce mur. Cent artistes y travaillèrent, les uns maîtres, à qui furent confiées les faces honorées et le plus souvent vues ; les autres, élèves inhabiles, mais pleins des mêmes ardeurs. Les architectes manquèrent de talents, mais non pas d’hommes.

À peine un temple était-il achevé qu’aussitôt il s’en dressait un autre. Prah Vihear n’est pas fini et il y a le Bayon. Le Bayon est inachevé et on bâtit Angkor Vat. Ce fut une folie de lever des pierres et de les orner. Mais partout l’arrêt est brusque et les ouvriers cessèrent toujours leur travail, le marteau levé.

Que sont-ils devenus, tout à coup, ces sculpteurs incomparables ? Il reste, à l’abri des architraves, des pétales et des fleurs de lotus ciselées qui semblent écloses d’hier. On voit les étamines. La feuille se dentelle, bombe dans l’air doux et mauve de l’ombre.

Quels outils filiformes et légers creusèrent la matière de telle façon qu’on ne peut introduire la mine d’un crayon dans la gorge d’un rinceau ? Le tableau des portes, le bas des murs et des colonnes semblent ornés de cuir repoussé. Un culot sort légèrement du chevron d’un pilastre ; du culot jaillit un petit dieu en prière, gros comme Le poing, orné de ses bracelets et de son diadème. En montant des escaliers de quarante gradins, il semble que l’on marche sur des fleurs et des perles. Et quand les enroulements, les rosaces, les guirlandes cessent, que ce soit dans les cours ou au sommet des tours — se dressent alors, souriantes, enlacées ou dansantes, les femmes sacrées.

Une telle exaspération s’est donnée libre cours le long de kilomètres de galeries et des flancs de montagnes de pierre. La tour centrale d’Angkor Vat s’élève à soixante-cinq mètres de hauteur et le temple seul mesure deux-cent-quinze mètres sur cent-quatre-vingt-dix à sa base. Bantei Chhma est plus grand. Le Bayon, Ta Phrom, Prah Khan, Beng Méaléa ont à peu près les mêmes proportions. Et l’on compte plus de six cents édifices dans le pays !

Les pierres furent polies, frottées les unes sur les autres jusqu’à ce que les joints fussent parfaits. L’inexpérience des architectes compliqua le travail à l’infini. Pour transporter une pierre, il fallait au préalable creuser des trous pour y loger des chevilles. Quel travail peut être comparé à celui-ci ?

Nos constructeurs du moyen-âge européen mirent en œuvre une science déjà parfaite. Les plans dressés, leurs auteurs pouvaient disparaître, et les différentes corporations, qui chacune avait ses moyens respectifs, se mettaient au travail. Mais ici ?

Si jamais œuvre fut instinctive, sans qu’interviennent métier, science, passé ; si jamais un ensemble grandiose fut conçu par le cerveau humain, et créé complètement par lui, sans tenir compte des exigences de la matière, de la possibilité même, n’est-ce pas Angkor dont l’ombre seule abrite des titans ?

XVIII modifier

15 septembre.

Afin de ne plus revenir sur ce sujet, je voudrais donner une idée bien nette de ce qu’est la décoration d’Angkor Vat, et en général celle d’un des grands monuments de l’ancien Cambodge. Il me faudra cette fois user de quelques chiffres.

Indépendamment des huit cents mètres de bas-reliefs et des frises dont la longueur est impossible à évaluer, le long desquelles des danseuses, chacune dans une niche compliquée, fait un geste rituel, il y a plus de quatre-vingts tympans de deux mètres de hauteur sur trois mètres de base, déterminés par les ondulations flammées du Naga et renfermant chacun une scène légendaire. Les linteaux dépassent la centaine, formés chacun de dix à vingt rinceaux. Toutes les portes ont leurs deux pilastres extérieurs sculptés.

Des pans de muraille de plus de dix mètres sont couverts de successions de petits cercles, carrés ou losanges, renfermant chacun un personnage. Les ébrasements des portes de soixante centimètres d’épaisseur sont gravées d’enroulements de tiges ou de rosaces contenant des divinités ou des héros. Leur pluralité, leur disposition forment des scènes légendaires. On peut évaluer à trois cents les enroulements de chaque ébrasement. On compte plus de deux cents portes. On voit où une multiplication nous entraînerait.

Plus de huit cents colonnes forment les colonnades. Chacune d’elles figure sur les quatre faces, à sa base, soit un Civa priant, soit un ensemble décoratif. Les toitures — elles s’étendent certainement sur plus de trois kilomètres, — sont toutes côtelées, et chaque côte est un petit Naga, dont les épanouissements successifs forment un chéneau. Sur le sommet de ces toitures courait une crête formée de niches animées chacune d’un ascète en prière.

Sur les bandes des soubassements hautes de trois six et neuf mètres, des motifs en écusson et des pétales de lotus sont sculptés. On s’approche : au centre de chacune d’elles, un Garouda [1]. A cinquante mètres de hauteur, on voit, à la lorgnette, tous les motifs précédents répétés, et les cigognes rêvent près de déesses qui sourient.

Je ne mentionne pas les ébrasements des cinq cents fenêtres semblables à celui des portes ; les baies qui sont pourvues de colonnettes tournées et ornées ; les frises courant à hauteur d’homme, comme des tapisseries tendues ; les quatre cents mètres de soubassement de la chaussée d’accès ; l’ornementation plus chargée encore de l’entrée monumentale, celle des édifices secondaires, ni les lotus des chapiteaux, ni ceux des escaliers, ni les lions des assises, ni les Nagas des avenues : je passe sous silence les tympans d’angles, la décoration qui longe parallèlement en haut et en bas les bas-reliefs — afin de rester, malgré cette énumération étonnante, au-dessous de la vérité.

Mais je tiens à dire que toutes les portes étaient fermées de doubles vantaux en bois et sculptés. Toutes ces interminables galeries ayant été plafonnées de caissons ornés de larges rosaces, il a disparu une décoration qui, en surface et en quantité de bois travaillé dépasserait certainement et pour Angkor Vat, seulement, celles des stalles, chaises, bas-côtés que l’on pourrait trouver dans toutes nos cathédrales de France. Enfin, c’est par milliers que furent brisées, profanées, dispersées, les statues en toutes matières qui habitaient jadis ce temple.

M’étendre davantage sur ce sujet serait inutile. Ni la parole, ni l’image, ni les chiffres ne peuvent donner une idée d’un tel ensemble. Il faut y être. Il faut y vivre. Il faut le voir tantôt dans le soleil éclatant du jour, tantôt dans l’ensanglantement vespéral. Il faut monter les grands escaliers, dominer la mer de verdure, demeurer des heures débarrassé de toute préoccupation, parmi les colonnes encore colorées des ors antiques. Il faut y voir aussi les neiges verdâtres de la lune.

Quelques bonzes en robe jaune errent parfois, sans bruit, ou bien se couchent sous un portique et lisent d’une voix chantante les saints manuscrits. Et sur la chaussée, entre la reptation brisée des Nagas, apparaissent, les jours de fête, des files de pèlerins annamites, chinois, siamois, birmans, cambodgiens, chargés d’offrandes et vêtus d’étoffes multicolores.

C’est ainsi, dans ce cadre, dans cette atmosphère, qu’il convient de contempler Angkor pour le connaître. Chaque coin du labyrinthe devient alors familier ; aucune hâte, aucune nervosité ne troublent plus l’esprit. Chaque pierre devient un enseignement. Tout semble prier : la nature, la matière» l’ornement. Et il m’est arrivé parfois, sortant d’une torpeur, de me demander sans pouvoir répondre : « Mais voyons ! Tu priais — aussi ! »


XIX modifier

1er novembre.

N’est-il pas plus rationnel, un objet étant donné, et qui répond complètement à un besoin, de l’orner, de l’embellir perpétuellement — plutôt que de le modifier sans cesse, afin de le soumettre à des besoins nouveaux s’engendrant les uns les autres ?

L’objet que nous perfectionnons perd progressivement en beauté. Nous négligeons peu à peu le plaisir des yeux et toutes les admirables joies de l’esprit qu’il provoque, pour livrer nos corps à un bien-être progressif. La charrette cambodgienne ayant été trouvée, et l’expérience l’ayant démontrée parfaite, les Khmers ne la modifièrent plus, parce que les besoins auxquels elle répondait étaient définitifs : ils abandonnèrent donc cette charrette à leurs artistes.

Le timon en simple bois fut alors exécuté dans des essences précieuses. La pointe relevée pour ne pas accrocher les herbes, fut un prétexte d’élégance. Elle se dressa en volute, en coquille, puis en l’épanouissement superbe du Naga. De place en place, des anneaux d’or ou d’argent ciselés, cerclèrent les montants. Les côtés furent ouvragés, ajourés, incrustés. L’essieu et sa gaine même, sortirent de la gueule du monstre légendaire Rahut.

On suit, de la sorte, un processus intellectuel : tous les métiers d’une corporation s’ingéniant à multiplier les aspects d’un objet, variant leurs procédés de décorations, les matières employées, s’élevant, se perfectionnant jusqu’à un suprême degré. Il en fut de même pour tout ce qui servait au peuple khmer. J’ai relevé sur les bas-reliefs plus de dix sortes de bâts d’éléphant, aussi gracieux, aussi beaux les uns que les autres, mais en définitif, tous relevant du même principe. Combien avons-nous de formes de selle, nous ? Une. Mais il paraît qu’elle réalise le summum du confort. Sur le dos d’un cheval, elle n’éveille aucune espèce d’idée artistique, mais notre assiette y est à l’aise.

Lorsque cette charrette ou l’un de ces bâts passaient dans les villages, ils étaient, au point de vue esthétique, un enseignement, un modèle de grâce, de beauté et de perfectionnement. Sur le flanc de l’urne dont la tête vénérée de l’éléphant formait l’anse, autour de l’instrument de musique où s’enroulait le serpent, à la proue de la jonque relevée en tête de Garouda, dans l’humble cuiller qui sortait d’un souple dragon, sur le crochet de litière et sa Hamsa [2] coulée dans le bronze, au fléau de la balance qu’ornait le Naga ; sans cesse, partout, depuis l’objet sacré jusqu’au plus humble des ustensiles, les regards trouvaient un prétexte, un moyen de s’éduquer, clair, précis, et souvent admirable.

Les enfants grandissaient ainsi, à même la légende ; et dès l’adolescence, l’esprit plein d’images et de formes, familiers des héros mythiques, ils sentaient leurs jeunes mains frémir de l’impatience sacrée. Comparons cet état de chose à une auto traversant des villages, incomprise de tous, ne pouvant être un objet d’admiration, mais plutôt d’épouvante. Et comparons nos enfants n’aspirant qu’à l’utilisation des machines, aux jeunes Khmers aspirant aux sourires des Dieux.

Car la culture intellectuelle va de pair avec la culture artistique. Elle est en somme l’aliment de cette dernière. Les milliers de sculptures des temples, quelle que soit leur valeur d’exécution, représentent des scènes légendaires. Si nous demandions actuellement à nos ouvriers des campagnes, de représenter sur nos monuments des fragments de notre mythologie ou de notre histoire, ne seraient-ils pas bien embarrassés ? Le raffinement et la culture des masses européennes sont à peu près nuls et les milieux où elles vivent sont autant dépourvus d’art que les milieux khmers anciens en étaient débordants.

Leurs connaissances astronomiques étaient avancées, leur sens de l’orientation impeccable. On comptait plus de trois cents hôpitaux sur un pays dont la superficie est le cinquième de celle de la France. Les bas-reliefs nous montrent la profondeur de l’esprit de famille par la place qu’ils donnent à l’enfant et à l’épouse. Rien n’est plus paisible, prospère, heureux, que les scènes publiques, les jeux, les marchés figurés dans les pierres du Bayon.

Ils connaissaient un grand nombre d’alliages, le bronze pour les statues et le bronze sonore des cloches ; la brasure, le rivet, le moulage à la cire perdue. Ils étaient orfèvres merveilleux, habiles au martelage, au repoussage, au sertissage. Ils se servaient du tour pour façonner les colonnettes en pierre des temples. Ils savaient assembler des planches et tordre le bois au feu d’après des gabarits. Sur leurs poteries, ils utilisaient l’émail, des couvertes variées et la dorure, sur les monuments. Les Chinois leur avaient appris tout cela.

Dans leurs défilés guerriers on voit des machines à lancer des javelots montées sur des roues, des chars de bataille protégés. Ils avaient de la poudre pour leurs fusées, aux fêtes, et du mercure pour embaumer leurs cadavres. Pour l’ornementation de leurs ustensiles, litières, ils y adaptaient l’ivoire, l’écaillé, le cuir, les plumes chatoyantes des paons et des martins pêcheurs et des feuilles de métaux précieux disposées en gaines ou en plaquage.

Dans le domaine intellectuel, les Khmers héritaient de l’immense littérature indoue. Tout ceci, ajouté à ce développement intense des arts que j’ai indiqué sommairement prend une signification qui doit nous laisser rêveurs, s’il nous vient à l’idée de comparer notre état actuel à celui qui florissait déjà au Cambodge, alors que Saint-Louis régnait en France.

Manger avec notre main droite ainsi que le Cambodgien, ne nous semblerait pas un geste barbare, mais bien le seul vrai geste possible et nécessaire à la satisfaction rapide d’un besoin. Nous n’aurions pas de fourchette — d’ailleurs il n’y a pas si longtemps que nous nous en servons, — mais cette main droite, purifiée dans l’eau claire et véritable auxiliaire de notre esprit et de nos yeux, serait capable d’édifier la maison et de l’orner, afin que notre vie unie, paisible, s’y écoulât conformément à nos aspirations.

Il y a très peu de temps, tout Cambodgien faisait encore un stage de quelques années à la bonzerie. Là, dans la retraite et la méditation, la lecture des satras [3], dans la connaissance des merveilles de la mythologie, sa jeunesse se terminait. Quittant la robe jaune afin de se marier et de cultiver sa rizière, il emportait pour toute sa vie, un bagage intellectuel et moral, utilisé chaque jour. Nul pays ne possède à un tel degré le culte des histoires et des chansons. Il faut entendre, à la tombée du jour, dans l’ombre et les vagues lueurs d’une torche, un vieillard raconter l’épopée. Les femmes filent. Les garçons s’assoient près des filles, les enfants s’endorment, bercés par le passé. Et une fillette de dix ans connaît toutes les chansons du Cambodge. Demandez donc quelque chose d’analogue à un enfant de chez nous.

Tout en conservant leur état d’hommes liés au sol, soumis au ciel, tirant de la nature jusqu’à la dernière parcelle nécessaire à leur vie, les Khmers ont su s’élever à un niveau difficilement appréciable. Leurs besoins matériels furent insignifiants, leurs besoins artistiques considérables. Ils ont forgé de toutes pièces un art unique. Simples sauvages ils ont été, par leur intelligence et l’œuvre de leurs mains, dignes de la civilisation qui leur fut infusée brusquement.


===XX===

18 novembre.

Aujourd’hui, fête cambodgienne des morts. Depuis quelques jours déjà, c’était, dans les ruines, un va-et-vient inaccoutumé. Des groupes d’hommes et de femmes, venus de loin, ornaient de baguettes odoriférantes, d’ex-voto en étoffe et de fleurs, les socles des bouddhas. Et hier soir, dans, les deux grandes bonzeries encloses par l’enceinte brahmanique, la cérémonie commença.

Toutes les petites cases des bonzes étaient envahies. Aux portes brûlaient des torches. L’air était lourd de résine, de fumée, d’odeur de bétel et de nourriture. Sur la foule, par taches, par éclats mouvants, les lumières couraient.

A une porte, une matrone, le poing levant un flambeau, ses seins lourds saillant sous son écharpe verte, campée, telle une canéphore, portait sur la hanche une corbeille de fruits. Des pétards éclataient. Dans des coins obscurs, des hommes couchés fumaient. Le ciel était sans étoiles.

Autour du grand bouddha rouge à la tête d’or qu’illuminaient des cercles de bougies, et que voilaient les fumées ; devant les ossements des trépassés, conservés dans de petites coupes, tous les bonzes assis, immobiles, l’éventail en main et leurs têtes rases baissées, psalmodiaient interminablement. Une lumière chaude s’épandait des lieux et baignait le bas du tronc clair des palmiers.

L’orchestre s’était installé dans la sala [4]. Il faisait rage. Cent torses nus luisaient. Le long des cloisons de bambous, des femmes écoutaient, protégeant les atours de leurs enfants. L’air était acre et la rumeur des voix faisait un bruit de ruche. Par delà les cases, le murmure, le fourmillement de la foule ; on savait que les cinq tours sombres d’Angkor portaient la nuit.

Tantôt grêles, tantôt graves, des voix s’élevaient. Elles formulaient de longs appels prolongés, légèrement tremblés, suppliants, impressionnants. Les Cambodgiens appelaient leurs morts. Mère ! criait un homme. Fille ! disait une femme. Et ces clameurs gémissantes montaient de tous les points de l’horizon avec les prières. Elles signifiaient :

« Mère, fille, femme, mari, venez ! Venez écouter les prières ! Venez manger la nourriture que nous vous apportons. Entendez-nous ? Ne soyez pas malheureux. Mère ! Femme ! êh !.... êh !.... êh !.... » Une mère apportait des goyaves que sa fille aimait et des mangues vertes qu’elle mangeait avec du sel, autrefois. Un homme avait préparé pour sa femme défunte des petits poissons grillés. Une veuve était chargée de gâteaux aux fruits de palmier. Et les lumières, et les fumées, et la musique, et les prières et les appels emplissaient la nuit.

Une pluie diluvienne tomba ensuite, comblant de joie la foule. Les génies étaient propices et envoyaient cette eau sur la terre pour récompenser leur ferveur, laver les souillures, activer la poussée des rizières. Et le jour se leva dans un soleil triomphal.

Dès ses premières lueurs, sur la grande chaussée encore bleue d’air nocturne et où des flaques d’eau luisaient, les groupes et les files se déroulèrent, venant de toutes les directions. Ce défilé avait comme cadre la porte monumentale, les Nagas épanouis, les grands arbres, le temple, sous le flamboiement du ciel.

Les vieilles femmes en habit blanc marchaient à la tête des groupes. Sur des fléaux, les hommes portaient en double-charge pesante des bananes, des goyaves, des oranges, l’arec et le bétel, le tabac, des poissons grillés, des gâteaux faits de coco et d’œufs, ou de riz gluant ou de haricots et de graisse de porc roulés dans des feuilles de bananier. Il y avait encore du sucre de palmé dans des compotiers de bronze, des fleurs blanches et roses de lotus, des paquets de baguettes parfumées.

Les femmes étaient vêtues de leurs plus beaux sampot qui bruissaient et gardaient encore les plis du coffre. Les enfants s’ornaient d’atours ridicules, mais les jeunes filles, d’écharpes brillantes. On voyait des hommes en sampot rose ! Et je ne saurais mieux comparer ces groupes multicolores qu’à des grappes de fleurs et de fruits jetées parmi les pierres.

C’est par l’intermédiaire des bonzes et de leurs prières, que les morts peuvent en ce jour de fête, goûter aux aliments que leur apportent leurs familles. Tandis que les prêtres psalmodiaient à l’unisson, les femmes courbées remplissaient de grandes marmites disposées autour d’eux. Le riz coulait de toute part en flots blancs, comme de la neige, débordant, engluant le sol. L’orchestre retentissait encore. Le soleil noyait tout. Sans cesse des groupes arrivaient. C’étaient un poudroiement, un ronflement indicibles. Et toujours au delà, le regard dans tous les sens, rencontrait l’impassibilité sereine des vieilles pierres.

Ainsi s’est déroulée cette fête, la plus grande des fêtes cambodgiennes. On s’y prépare longtemps à l’avance. Les plus pauvres y participent, empruntant quelque argent qui ne leur est jamais refusé. La croyance en ses morts, est profondément vivace dans l’âme du Cambodgien. Le cadavre brûlé, les cendres et les os qui restent sont recueillis dans une urne par les riches, et dans une simple coupe enveloppée d’étoffe blanche, par les pauvres. On porte la précieuse relique à la pagode. Elle y demeure. Si la postérité est riche, elle édifiera à l’ombre de la pagode un édicule pointu, à étages décroissants, qui sera la tombe. Sinon, les pauvres restes demeureront dans un coin obscur, sous l’autel, suspendus aux murs.

Mais c’est sans mélancolie, sans inutile philosophie, sans emphase que le Cambodgien considère ce qu’il sera un jour en attendant une nouvelle réincarnation. Et c’est gaiement, qu’il vient avec ses offrandes, ses plus éclatants habits et ses petits enfants, prendre soin de ses trépassés et de son avenir d’outre-tombe.

XXI modifier

20 novembre.

Un kilomètre et demi sépareAngkor-Vat d’Angkor-Thom, la grande ville royale. Une belle route partait des lacs, vingt kilomètres au Sud, passait devant le grand temple et aboutissait à la porte Sud de la capitale.

Elle n’était pas alors, bordée d’une forêt silencieuse, mais, vraisemblablement, d’une multitude de cases, de boutiques, de palais en bois, entre quo défilaient d’une part toutes les populations venant du Cambodge ; de l’autre, celles de la capitale se rendant à Angkor-Vat.

Durant plus de cinq siècles, en effet, les rois du Cambodge siégèrent en ces lieux. Leurs remparts renfermèrent toutes les puissances et le génie dont le rayonnement ne devait pas laisser un seul coin du royaume obscur. Les faubourgs étaient dominés des grands temples que nous trouvons encore dans les environs. À l’Est, le vaste Ta Phrom et Takéo sur sa colline ; le Mébôn au milieu de son lac ; au Nord, Prah Khan, le plus antique de tous, peut-être ; au Sud, le Phnom Bakeng, du sommet duquel on commande toute la région.

Les forêts environnantes avaient été dévastées. A vingt kilomètres à la ronde on ne trouve plus d’arbres séculaires, ni d’essences rares. Non seulement tous les temples étaient plafonnés de caissons épais, fermaient au moyen de portes à deux vantaux, mais leur construction nécessita encore des échafaudages multiples et compliqués. Il y eut aussi à édifier les palais en bois, les habitations civiles, à creuser les sampans dans les beaux troncs d’une seule venue ; et si, dans l’édification des cases, le bambou et la paillotte sont les principaux matériaux, les charpentes sont faites de belles et grandes solives.

Si l’on veut donc se faire une idée de la physionomie de la région à l’époque ancienne, on verra s’étendre les grandes plaines-rizières nécessaires à l’alimentation de la population. A l’Est et à l’Ouest d’Angkor Thom, furent creusés de main d’homme, deux immenses réservoirs d’une superficie deux fois supérieure à celle de la capitale, et qui furent probablement en communication avec les grands lacs.

Dominant ces plaines et ces lacs, des aréquiers, des palmiers-sucre et des cocotiers devaient s’élever partout en nombre considérable. Les temples se voyaient de loin. Et cette végétation d’un aspect beaucoup plus exotique et tropical que celle que nous voyons actuellement, ces bassins, les fossés où se doublaient les temples, de somptueuses demeures aux tuiles vernissées, formaient un ensemble dont il est facile de se figurer le caractère.

Les inscriptions nous disent que les temples étaient ornés de grands mâts où flottaient des oriflammes. Les bas-reliefs nous confirment, ainsi que les coutumes actuelles, ce goût des anciens Cambodgiens pour les étoffes déployées au soleil. Les sampans, les demeures en étaient pavoisées, les cortèges se déroulaient sous leurs mille flottements.

J’ai parlé des charrettes. Les éléphants étaient coiffés de bonnets brodés ou de mitres coniques. Des parasols de toutes les formes et de toutes les couleurs marquaient la dignité de ceux qu’ils abritaient. Les brancards des litières étaient gaînés d’or et d’argent.

Des cortèges se déployaient dans le bruit de musiques sonores : trompettes, buccines, conques marines, cymbales, gongs, tambours et flûtes. Des bouffons se livraient à mille contorsions. Les délégations siamoises, chinoises, avaient leurs places marquées. Les guerriers coiffaient des casques à tête effrayante et marchaient en bon ordre, le fer de la lance à terre. Les mystérieuses princesses, balancées en leurs litières, passaient avec grâce, entourées de leurs femmes.

C’étaient encore des cortèges funéraires, transportant une urne d’or ; les sorties du feu sacré avec une foule de religieux agitant leurs cloches ; ou bien le roi calme, superbe, à éléphant ou sur le pavois, la tête ceinte d’un cône d’or où tremblaient des diamants, le torse nu barré du double baudrier scintillant, et le flot somptueux de sa ceinture maintenu par des écailles d’or.

Les étoffes précieuses venaient de la Chine et de l’Inde. Ce n’étaient qu’offrandes fastueuses aux divinités. Et l’humble peuple artisan de ces merveilles, les Chinois commerçants, les étrangers et les voyageurs émerveillés, dont il nous reste de vagues récits, formaient la mer tumultueuse sur quoi flottait tout cet or.

Ce que je peux dire ici avec des phrases et des effets ménagés, n’est rien auprès de ce que révèle le simple et sec énoncé de tout ce qui figure sur les bas-reliefs et les documents. Ce travail auquel je me suis attaché ailleurs et qui pourrait paraître monotone, devient au contraire un véritable voyage dans la fable. Mon admiration, pour la civilisation khmère se partage entre son art et sa vie.


XXII modifier

22 novembre.

Revenons à la ville. Elle n’est plus qu’une forêt enclose dans une muraille. De nombreux travaux ont dégagé le temple central et la merveilleuse terrasse des éléphants. Les autres édifices qui y subsistent sont perdus dans les arbres.

C’est la paix profonde, l’obscurité verte, le sol épais et gras d’humus, la fuite d’un singe ; et soudain, sans que rien n’ait préparé le voyageur, il découvre une porte, l’épanouissement d’un Naga, et puis des tours, des bassins, des galeries. Ce sont comme des éclairs dans la nuit, des feux dans la tempête, et rien ne distingue plus de leurs abords solitaires ces lieux autrefois formidables.

Il en est ainsi du peuple actuel. Il est comparable à cette forêt. Comme elle, il est plein de mystères. Dans ses gestes, ses types, ses coutumes, les accessoires dont il se sert, on découvre parfois, comme au cœur des forêts profondes sans que rien y prépare, un vestige vivant encore mêlé aux coutumes modernes, un bijou, une humble poterie, la forme d’une lèvre de statue, un mot sanscrit dénaturé. Tout le pays garde le sommeil définitif d’un passé dont il ne profite pas, mais dont il ne peut s’affranchir.

Les voyageurs toutefois, n’ont jusqu’à présent célébré que le temple d’Angkor. Il n’y a cependant pas que lui seul. On s’en est déjà convaincu dès le début de ce livre, on s’en convaincra encore par la suite, car c’est en vain que l’on chercherait à l’ombre de l’Acropole ou des pyramides d’Egypte, à l’ombre de toutes les anciennes capitales, maîtresses du monde, et plus célèbres que celle-ci, un ensemble de monuments comparable à celui qui se dresse à l’ombre d’Angkor, sur quelques kilomètres carrés de terrain.

Ne tenant pas compte, bien entendu, des villes et des palais, plus qu’on ne peut le faire ici, puisqu’ils ont disparu, et parcourant uniquement des édifices religieux, où trouverait-on, en marchant circulairement à dix kilomètres d’un monument central comme le Bayon, un Angkor Vat, dans l’enceinte duquel le forum romain serait perdu ; un Ta Phrom vaste et compliqué comme une ville, les cinq tours en briques de Pré Rup ; la délicieuse forteresse des Samrés ; Bantei Kedei, son lac et son débarcadère, couvrant autant de terrain qu’Angkor Vat ; le superbe Mebôn, dressé comme une île au centre d’un bassin artificiel de cinq kilomètres de longueur sur deux de largeur, et dont les assises sont ornées d’éléphants de pierre ; l’antique Prah Khan, presque aussi grand qu’Angkor Vat ; Ta Menan, près de la rivière ; Ta Kéo et ses tours inachevées ; Neak Pean sur son assise circulaire ; le Phiméanakas, son enceinte et ses bassins ; la pyramide de BaPhuon, vaste comme le Bayon ; le Phnom Bakeng et le Prasat [5] Changkrang aux si beaux linteaux ?

Au delà, et dans un seul pays grand comme le cinquième de la France, c’est Beng Méaléa ; le Prah Khan du Kompong Svaï dévasté ; Kohker, formé de plus de dix groupes, ainsi que Sambuor ; — tous ces temples de l’importance d’Angkor Vat. Au Nord, c’est Prah Vihear, Vat Phu et le Prasat Neak Buos. Au Nord-Ouest, Bantei Chhma, où nous irons ; au Sud, le Phnom Chisor et les vestiges d’Angkor Borei, l’antique capitale à laquelle Angkor Thom succéda.

Entre tous ces géants, postés à tous les points de l’horizon khmer, ce sont quatre cents chapelles, des ponts monumentaux, des chaussées interminables. Si bien que des navires, disposés en mer comme les monuments de l’ancien Cambodge, à des distances respectivement égales à celles qui séparent les groupes, seraient tous en vue, et l’on pourrait se faire des signaux de l’un à l’autre depuis le premier du Sud au dernier du Nord.


XXIII

23 novembre.

Si chaque temple khmer a son caractère particulier et si l’on en veut dégager une signification : le Prah Vihear est farouche ; Vat Phu, sur le flanc de sa montagne et parmi les arbres plantés par les bonzes, exprime une paix heureuse ; Prah Khan, dans la solitude, joint la tristesse de la mort à l’exubérante joie des feuilles et des fleurs ; le Ta Phrom est d’une solennité singulière ; et les dominant tous, brille Angkor Vat, le fastueux symbole de la gloire.

Mais le Bayon, plus prenant, plus étrange est le temple du charme et de la sérénité. Si, en général, les monuments khmers ne retiennent pas l’homme par eux-mêmes, le Bayon, au contraire, avec le sourire paisible de ses tours vous emprisonne et son charme vous pénètre, sans qu’il soit possible, ensuite, de s’en dégager.

Il élève, dans le centre exact d’Angkor Thom, trente-sept tours harmonieuses autour d’une grande tour centrale, le sanctuaire. Leurs profils sont paraboliques, leurs bases carrées ; et tournant aux quatre points cardinaux, des lignes douces et des formes rondes, quatre grandes faces sourient. Ce sourire paraît indécis, mobile ou précis selon l’heure et l’éclairage. Ces quatre faces sont celles du dieu Brahma ou Çiva. Elles ont la hauteur d’un homme debout.

Le bandeau qui les couronne, passant insensiblement dans le profil architectural, est surmonté d’un fronton bas, décroissant jusqu’à une triple fleur épanouie de lotus. Les visages se touchent oreille à oreille, d’où descendent de grands pendentifs. Ils reposent sur un collier de rosaces. Ainsi, le bijou est l’intermédiaire entre la vie et la pierre, une fleur couronne le tout. Est-il possible de mettre plus de poésie et de vie dans une conception architecturale, de sorte que l’esprit ne se trouve pas subjugué seulement par la beauté et l’harmonie des formes, mais par toute une sentimentalité gravement souriante ?

Des alentours jusqu’au loin, s’étend la forêt où des troncs blancs brillent comme des cierges. Le groupement des tours est tel, que l’on est toujours à l’ombre sur la terrasse du temple, où de jeunes arbres en outre font des voûtes vertes.

De quelque côté que l’on se retourne, la face sereine se présente, toujours semblable à elle-même, gardant son énigme et son charme, aussi bien sous le soleil joyeux que dans l’ombre violette. Elle est là, partout, reflétée par la terre voisine, miroitante ou sombre, avec des taches rouges de lichens, des traînées mauves comme des traces de larmes, les lèvres charnues. De son front, des guirlandes de feuillage pendent comme des chevelures, ou bien des branches touffues se dressent en panaches.

Qu’il y ait dans de vieux temples d’un art quelconque, les mystères du passé joints à celui de la nature, et toutes les beautés exprimables par l’architecture, rien de tout cela ne saurait être comparé à ce qui se dégage du Bayon, car au Bayou, tout cela est tangible, en quelque sorte, directement dit par la pierre faite homme, faite Dieu. Aucune interprétation n’est nécessaire. Ce n’est pas la lumière qui sourit, c’est une bouche. Ce ne sont pas d’imprécises significations trouvées par notre imagination, qui nous pénètrent, mais des regards, de vrais regards que posent sur nous des yeux aux contours adoucis par les pluies. La noblesse et le calme sont humains et non froids comme ceux de lignes ou de masses. Tout est vie latente, éternelle. Le Dieu est là, réellement là. Il sourit. Et tout ce qui n’est plus, demeure dans son sourire.

Il est stupéfiant que semblables figures émanent un tel charme, car outre leurs grandes proportions elles ont été stylisées à l’excès. Les lèvres sont très fortes et la bouche touche presque au nez. Le cou tient au menton. Les yeux sont exagérément obliques, défectueux, mais les pluies en ont effacé souvent le dessin supérieur, de sorte qu’ils semblent fermés.

Par un effet particulier et précisément à cause de ces yeux dont le regard ne se fixe pas dans le dessin d’une prunelle, mais demeure dans tout une orbite, ces faces qui dans la solitude absolue expriment leurs pensées séculaires aux quatre points du monde, semblent, dès que l’homme paraît parmi elles, ne plus sourire que pour lui. Et lui, au-dessous d’elles, voit leur regard se baisser sur sa fragilité. Une intimité profonde s’établit aussitôt.

Ah ! si nous avons au cœur une douleur aiguë et si notre âme est agitée des tempêtes humaines, je ne crois pas qu’il y ait au monde un lieu plus confidentiel. Nulle part, nos yeux levés ne rencontreront une mansuétude plus attentive qui partage notre rêve en nous engageant d’en sourire.

Le Bayon n’est pas un temple en ruine. Il ne laisse pas évoquer les souffrances humaines ni l’orgueil de son origine. Il n’a ni vanité ni splendeur. Il semble être monté seul de la terre. C’est un rêve que l’on croit faire. Et l’on y trouve, lorsqu’on y demeure quelque temps, l’exaltation de ses joies et l’apaisement de ses peines.

XXIV modifier

25 novembre.

De tout ce que nous ont laissé les vieilles architectures, on ne trouve dans aucune d’elles, deux conceptions aussi différentes, je dirai même opposées, que le Bayon et deux siècles plus tard, Angkor Vat.

On a peine à démêler et à suivre les effets et les causes qui conduisirent les architectes et firent évoluer leurs conceptions si rapidement, de ce Bayon à cet Angkor Vat, tant il y a de divergences profondes dans l’essence même de l’inspiration qui présida à l’édification de chacun d’eux.

Angkor Vat est un prodige manuel. C’est la perfection de la main-d’œuvre, le règne de la volonté, le domaine du rinceau, du pétale, de la broderie lapidaire. La ligne est reine tyrannique, le plan glacial ; la pierre, la rigide pierre, déesse. La frénésie de décorer, la volonté d’éblouir éclatent sur chaque bloc.

Au Bayon, rien de tout cela. La matière est fruste, inhabilement employée. Le plan est confus, pittoresque, maladroit au point que des galeries longent des assises à quatre-vingts centimètres. La décoration est sobre, large, colorée dans son exécution. Aux bas-reliefs, presque pas de scènes légendaires — mais de la vie, des hommes, des épisodes familiers. On ne trouve pas une préoccupation mesquine. Au contraire de ce qu’on remarque à Angkor Vat, lorsqu’ils édifièrent le Bayon, les artistes ne laissèrent pas aux pierres le soin de prier les Dieux, — ils prièrent eux-mêmes. Ils n’eurent qu’une hâte, semble-t-il, celle d’achever le gros œuvre, afin de sculpter les deux cents visages de leur Dieu par lesquels ils devaient exprimer la ferveur, le mysticisme et la sérénité de leur culte.

Ainsi aux deux extrémités d’une petite route cambodgienne, à trois kilomètres de distance, se dressent : au Sud, le triomphe de l’intelligence ; au Nord, celui de l’âme. La place de ces deux temples ne devrait-elle pas être aux deux pôles du monde ?


XXV modifier

27 novembre.

Il y a eu danse, hier soir, et cinq petites actrices de huit à treize ans, sont venues faire leurs gestes rares devant un groupe de touristes. Cette troupe populaire, formée par une ancienne danseuse de Norodom, retirée du Palais et mariée dans les environs d’Angkor, est la seule qui existe au Cambodge à ma connaissance, en dehors des danseuses royales de Phnom Penh [6].

C’est donc avec émotion que j’ai vu cette séance populaire, et si je n’ai pas retrouvé dans les évolutions naïves des fillettes l’impeccable rythme, la maîtrise lente et souple des prêtresses royales, j’ai du moins assisté à la saine joie du peuple et retrouvé les vieilles croyances encore un peu vivaces.

Elles furent charmantes, ces petites, à l’ombre du grand temple, sur la berge des douves, vêtues pauvrement sans doute et d’humble condition, mais dont les besoins de la civilisation n’avaient pas sophistiqué les apparences, ni compromis les convictions.

Plus d’une trentaine de torches brûlaient autour dune aire rectangulaire couverte de nattes. Des enfants entretenaient les flammes. A l’occasion de ce rare événement, tous les habitants des villages environnants étaient là. Les cris, les rires, les avis, le mouvement cessèrent dès qu’apparurent les actrices.

Elles étaient précédées de leurs maîtresses vêtues de blanc, dignes et recueillies, la tête fraîchement rasée. D’autres femmes suivaient, portant sur des plateaux les accessoires de danse recouverts d’un vaste cornet d’étoffe rouge. Les chœurs se disposèrent comme il convient, et puis l’orchestre. Et le spectacle commença.

Toutes menues dans leur luxe illusoire, un peu gênées par leurs vêtements surannés, mais sous la tiare aiguë étincelante, ces enfants prirent leurs poses d’idoles. Ainsi, en France, voyons-nous dans les provinces, des danseuses en jupes roses. Il y a toujours en elles un à peu près mélancolique. Mais lorsque nous sommes de petits enfants, notre esprit inexpert ne sait pas distinguer cela. Nous nous extasions aux jeux du cirque, dont l’écuyère nous semble une princesse.

Or, si un peuple, malgré sa vieillesse et ses vicissitudes, garde en face de ses fêtes et de ses légendes, des yeux et une âme d’enfant, c’est bien le peuple cambodgien. Les clinquants, les velours désuets, quelques paillettes luisant encore semblent pleins de magnificence. Pour l’habitant des forêts, pour ses regards qui fouillent sans relâche la boue des rizières, un morceau de fer-blanc dans une rare nuit de fête prend l’éclat du diamant, inconnu et cité seulement dans les histoires fabuleuses.

Eh bien, cette danse, institution centenaire, qui figure déjà sur les plus vieux bas-reliefs, cette manifestation la plus pure de l’art cambodgien, ce théâtre qui est la vivification des mythes et des poèmes, devant lequel le Khmer ressent ses plus grands enthousiasmes, qui ne lui coûterait ni peine, ni travail, ni argent à entretenir — la danse se meurt. Il faut qu’une ancienne actrice, fixée dans le pays et escomptant seulement le passage des touristes forme cinq fillettes, les éduque, les habille à ses frais, pour que toute cette région qui est la région héroïque, assiste accidentellement au retour de son passé. C’est symptomatique.

Voyons plus loin, Un Cambodgien n’a jamais coupé une seule des racines qui disloquaient ses temples. Replié sur lui-même, il a laissé sombrer ses institutions. Le seul but de ses efforts est sa rizière ; et le seul bien dont il s’occupe, sa marmite et son filet de pêche.

Il ignore presque son roi. La bonzerie suivant cette inéluctable désagrégation, sombre à son tour. Combien de portes se ferment maintenant devant les prêtres qui mendient leur repas journalier ?

Les élèves deviennent rares en certains endroits et il n’y a jamais eu plus qu’aujourd’hui d’illettrés dans un pays où, jadis encore, pas un sujet masculin n’ignorait les caractères.

Quand, dans un tel peuple, la royauté qui fut autrefois la formidable autocratie dont peu de pays au monde possèdent de traces comparables est arrivée à être presque ignorée ; lorsqu’une institution, semblable à la bonzerie, qui était le ferment, le cœur, l’idéal, le refuge d’une population adorante, qui avait survécu au passé, à la pierre même, puisque le bonze est resté debout sur le seuil des temples écroulés ; quand les coutumes, lès croyances, le rêve, l’art, le rythme, quand tout cela tour à tour, bribe à bribe, s’effrite irrémédiablement dans un peuple clairsemé, à quoi peut-il se rattacher, ce peuple ? Et flottant sur sa destinée, qu’est désormais cette barque désemparée sans beauté, sans maître, sans but, bientôt sans souvenir, sinon une épave !

D’ici quelques années, plus rien ne restera. Je retrouve avec peine dans des cases dispersées au hasard des rizières, de rares vestiges des industries anciennes : des morceaux de bronze, des poteries ébréchées sortis de terre par les chercheurs de tubercules. N’ai-je pas appris que des bijoux d’or, trouvés par certains indigènes, avaient été martelés et fondus ! Et les trésors d’Angkor ont fini chez le Chinois.

Donc, nos danseuses ont mimé gentiment l’histoire du prince Souvannaphon et de la princesse Kêt-Souyon. Un bouffon est venu de temps en temps mêler le grotesque à l’idylle. Et comme les touristes, amateurs des beaux-arts, pour qui le spectacle avait lieu, s’étaient endormis, que les torches étaient usées, elles s’en sont allées, fatiguées, suivies des vieilles et des gamins.

Quelques instants après, il n’y avait plus que l’herbe foulée, l’eau dormante des douves d’Angkor et un peu de fumée dans la nuit. Ah ! les symboles !


XXVI modifier

28 novembre.

Midi. Le soleil flamboie sur Angkor Vat. Air brûlant et d’une transparence extrême. Les touffes de bambou tout le long des fossés, si légères que la rosée dont elles sont chargées les courbe, sont pétrifiées. Pas le moindre souffle.

La chaleur tombe du ciel et sort de terre. Elle semble tangible, comme la lumière qui brûle les yeux et met un tremblement sur le profil de chaque chose. Pas un oiseau, pas un insecte. Les bœufs, même, ont cessé leur rumination et se groupent sous les arbres, leurs grands yeux mi-clos. Les hommes dorment.

C’est l’écrasement, l’étouffement de tout. On devine l’eau tiède et tant elle est figée, elle semble de l’huile. Le vert des arbres est décoloré par la lumière folle. Et Angkor, sur qui pèse cette flamme, sombre, car la lumière tombant du zénith n’en touche pas les façades ; Angkor précis, brûlant au point qu’un chien ne peut marcher sur son avenue de pierre ; Angkor, sans autre beauté que sa ligne, s’écrase tout gris, comme l’énorme monceau de cendres de tout ce flamboiement.


XXVII modifier

Et maintenant le soleil va s’éteindre. A la splendeur du temple, se superpose la splendeur vespérale. Des rideaux d’arbres, l’ordonna nce des entrées et du sanctuaire, l’ampleur du panorama font que cette heure mouvante est réglée chaque jour comme une féerie.

Tout d’abord, les douves et les herbes flottantes rentrent dans l’ombre, alors que sur l’autre rive, tout l’ensemble du temple, isolé par ce premier plan d’ombre, flamboie. Puis, comme une fantasmagorie, chaque plan s’éteint successivement.

A cette époque, le ciel est toujours chargé, le soir, de nuages sombres aux formes figées qui renvoient d’étranges réverbérations. Des cigognes tournoient, et c’est presque l’instant où un autre nuage, mais celui-ci opaque, bruissant, noir, s’élancera des tours : les chauves-souris.

Sur les dalles bouleversées, les indigènes contemplent l’apothéose. Leurs écharpes brillent. Et tandis qu’ici, c’est presque la nuit, sa douceur et son rêve qui commencent ; là-bas, en contraste, c’est encore le rouge ruissellement.

Les grelots des buffles tintent et les énormes bêtes à l’air farouche se rassemblent paisiblement sous la conduite d’un enfant nu. Sur la berge, des femmes se baignent. Les étoffes mouillées collent à leurs formes pleines. Un homme, grand et noir, vient de boire, debout, la tête renversée, dans un vase de cuivre. Et l’eau du vase miroitait de telle sorte que cet homme semblait dans son humilité sauvage, boire de l’azur.

Dans l’air verdissant, resplendissantes comme des gemmes, les cinq tours, seules, brillent encore. C’est le dernier vers du poème. Il ne dure qu’un instant. Encore une lueur fugitive lui survit. Et c’est la nuit.

Ah ! poète, viens ici, en cette heure lyrique, t’asseoir sur les pierres encore chaudes et puiser dans l’air la quiétude des grandes choses. Viens scander avec les mots qui conviennent, dans la divine cadence, chacune de ces secondes. Laisse seulement s’élancer ton génie en liberté : cette eau dormante et ce qu’elle reflète, ces pierres et ce ciel le rendront immortel.

  1. Garouda : monstre ailé à tête d’oiseau, à pattes de tigre, monture de Vishnou.
  2. Hamsa : oiseau sacré, monture de Brahma.
  3. Satras : récits, prières, etc… et aussi les feuilles de latanier sur lesquelles ils sont gravés.
  4. Sala : abri destiné aux passagers, aux voyageurs.
  5. Prasat : tour.
  6. Danseuses cambodgiennes anciennes et modernes. George Groslier. Challamel, éditeur.