À l’ombre d’Angkor/IV
X
modifier25 juillet.
Après demain, j’arriverai au Prah Vihear. J’ai en moi les plus sombres pressentiments. Depuis plus de trois ans, je rêvais d’étudier ce temple. Souvent, d’Angkor, voyant par temps clair, loin au Nord et à peine sensible, la chaîne des Dangrek, où je le savais posé comme un nid d’aigle, une envie irrésistible d’y aller se mêlait en moi, à une sorte d’effroi irraisonné.
Chaque fois que j’ai pensé à ce temple, deux idées ont surgi en mon esprit comme deux sœurs ennemies : l’une superbe, l’autre tragique. Je savais en effet l’accès de ce point difficile, sa situation en haut d’un pic, au bord d’un abîme. J’en imaginais la désolation, le vent âpre qui le fouette après avoir passé sur tout le Cambodge et tout le Siam, Je savais encore que les pistes, par lesquelles on y accède sont celles des éléphants sauvages, que des rebelles siamois s’y réunissent, et que le tigre est roi du pays. Et partagé entre mon désir et ma crainte, le premier mot écrit sur mon programme de mission, fut Prah Vihear.
Il n’y a pas de jour, durant mon long acheminement vers lui, qui n’ait eu son incident ou son accident. Des orages continuels ont tout compliqué. Ils avaient coupé les pistes. Mes réapprovisionnements ne me sont pas parvenus et je suis condamné au riz matin et soir. Quatre jours de jonque, deux jours de charrette, un campement dans un village abandonné après le passage du choléra, des véhicules cassés,» des nuées de taons qui nous ont tenus dans une surexcitation perpétuelle, tout cela a exténué mon personnel.
Après deux jours de marche à travers la triste forêt clairière, où rien de pittoresque ni d’heureux n’est venu réjouir mes yeux, sous la pluie battante, j’ai touché au dernier poste de Chéom Khsan, pensant m’y refaire un peu et m’y ravitailler, car un délégué français y séjourne avec une poignée de miliciens. J’ai trouvé ce délégué mourant de fièvre et de dysenterie.
XI
modifierJeudi, 29 juillet.
Trois jours pour franchir cinquante kilomètres ! Mais je suis au pied du piton. La longue crête au bout de laquelle il est dressé, s’exhausse en allant vers le Sud de plus en plus, se brise tout d’un coup à près de sept cents mètres de hauteur et tombe à pic. Au delà, c’est le Siam. Il pleut.
Sous l’arceau geignant de ma charrette, harcelé par les taons, à mesure que les montagnes perdirent le bleu des lointains, j’ai cependant vu s’enfuir mes pressentiments. Les accidents se sont pourtant multipliés, depuis Chéom Khsan. Dix fois par jour, il fallut décharger les voitures pour leur faire passer, en flottant, les torrents ; et nous arrivions aux étapes à la lueur des torches.
Je me trouve donc à neuf jours de marche du Mékong, à douze d’Angkor. En cours de route, j’avais rencontré seulement quatre malheureux villages, de quelques maisons chacun. Voilà la chaîne infranchissable des monts couverte de forêts. Au Nord, c’est la mer des savanes siamoises ; au Sud, celle des savanes cambodgiennes. Partout le désert, ou si l’on veut la monstrueuse vie de la terre. Des averses terribles voilent l’horizon le plus proche et crépitent sur les hautes herbes. Là, seul, roi de cette immensité, étendant dans les nuages ses longues galeries, un temple fut construit.
Y a-t-il un phare perdu en mer, dont l’orgueil soit comparable à celui de ce Prah Vihear ? Un phare ne répond-il pas à une nécessité ? Ici, ce n’est qu’un autel entouré de galeries.
XII
modifierSur le flanc Est de la montagne, dans l’ombre verte de la forêt, on retrouve les restes d’une chaussée d’environ un kilomètre de longueur. A chaque convulsion des flancs de grès qu’elle escalade, elle s’élève par des escaliers écroulés, atteignant quarante mètres de hauteur. A droite et à gauche, tantôt l’encaissant et tantôt la surélevant, des blocs de pierres monstrueuses encerclés de lianes, blanches comme des coulées de cire, font des escarpements à pic. Des assises taillées à même le flanc de la montagne succèdent à des assises en blocs rapportés ; Des gradins creusés au ciseau se continuent par des pentes surélevées. Il coule de partout des torrents ou des filets d’eau. On distingue dans l’humus, des traces et des fientes de grands fauves. Des singes hurlent dans les arbres.
L’ascension dura trois heures et le brouillard matinal se refermait sous mes pieds. C’est en vain que je levais les yeux. Devant moi, la roche grise dressait ses murailles. Les arbres immobiles formaient un dôme dans l’ombre duquel brillaient leurs troncs blancs. Et ce dôme toujours se reformant, et cette roche toujours dressée, et derrière moi, ce brouillard toujours refermé —j’avais l’impression de monter hors du monde.
Nous avons, de nos jours, la poudre et des machines pour percer les montagnes. Les Khmers avaient leur ciseau et leurs mains. Et s’il est vrai que l’aigle et l’éléphant vivent des siècles, quel .spectacle, quelle ruée d’édificateurs durent voir les vieux solitaires dont la région est peuplée !
Lorsque l’on arrive sur les vastes aires du plateau, croyant toucher le but, on découvre une nouvelle avenue de plus de six cents mètres faisant angle droit avec la première, et se dirigeant vers le Sud. Elle mène à la pointe extrême du promontoire où se dresse enfin le temple.
Cette deuxième chaussée commence par un escalier monumental formé de vingt-cinq assises, ornées de lions. Et l’on rencontre une première gopura [1], d’une élégance incomparable. Construite en grès comme une colonnade en bois, elle dresse, dans le lieu aérien des vestiges charmants. Aux angles, l’encadrement des frontons se relève en de grandes coquilles. Des fleurs violettes et de larges ombellifères écarlates la parent. A l’Est et à l’Ouest, ce sont les grès du plateau et les sommets des premiers arbres qui s’enfoncent dans l’abîme. Au Sud, la chaussée commence et glisse sous des taillis entre une double rangée de piliers-bornes renversés.
Tout l’ensemble est donc orienté Nord-Sud. Sur la longueur de six cents mètres que parcourt la chaussée nouvelle, le sanctuaire est précédé de cinq entrées monumentales, formant chacune une étape au sommet d’un escalier. Elles sont toutes de l’invariable plan crucial et fermaient par de larges portes en bois, dont il ne reste plus que les mortaises des gonds dans les dalles des seuils.
Nous ne sommes qu’aux abords. Un miroitement -vert illumine le fond obscur d’une haute futaie : c’est le bassin sacré creusé dans le grès. Et tout à coup l’admirable Naga surgit. Mais ici, les sculpteurs conçurent le plus grand, le plus noble de leurs Nagas. Il redresse ses têtes à trois mètres au-dessus des dalles. Et l’on croit voir dans le brouillard la grande main ouverte d’un dieu se lever et faire un geste grave.
C’est en vain qu’ici l’homme profanateur a taillé dans le vert frémissement de la forêt. Le lieu trop lointain, trop dangereux, perdu dans le ciel, a aussitôt cicatrisé ses plaies. Toutefois, nous ne sommes pas encore au sommet et les vents âpres et perpétuels ne font qu’effleurer les choses. Aussi les chaussées, le bassin sacré, les perrons écroulés, les escaliers semblables à des torrents de pierres, les édifices secondaires, les enceintes, les colonnes, les pignons, le moindre rinceau ont leur mousse, leur orchidée, leur épanouissement, leur liane, leur gloire de vaincus.
C’est seulement là-bas, sur les roches formant l’extrême pointe du vaisseau de granit, en surplomb sur le gouffre, que les rafales rageuses et les pluies ont interdit aux grands arbres de monter, ne laissant qu’à des vétivers et à quelques ronces, le soin de masquer le souvenir des hommes.
XIII
modifier2 août.
Mes sentiments sont graves. Le vent souffle lugubrement. De grands martinets passent avec une rapidité inouïe et leurs vols font des sifflements de fouets furieux. La galerie dans laquelle je campe entoure le sanctuaire d’un rectangle d’une quarantaine de mètres de côté. De petites fenêtres carrées ouvrent sur l’intérieur.
Des cinq édifices formant les entrées successives, des deux édifices extérieurs, des deux colonnades du sanctuaire, — en un mot de tout l’ensemble de ce temple considérable, aucune fenêtre n’ouvre sur l’immensité. Je dis aucune, car en quelque endroit, deux baies étroites, rectangulaires, closes dé cinq colonnettes de pierre, furent bien percées, mais couchées sous les chéneaux et hors de portée.
Ainsi, ce temple, édifié sur une des cimes les plus hautes de tout un massif montagneux ; ce sanctuaire qui, tel un bastion, un observatoire, un flambeau, domine au Nord le Siam ; au Sud le Cambodge jusqu’aux monts Koulen, près d’Angkor ; à l’Est et à l’Ouest, les montagnes environnantes, qui avancent comme des jonques énormes dans l’eau verte des jungles ; ce temple dominateur vers lequel se levaient les fronts de milliers d’êtres, dresse de tous les côtés des murs aveugles.
« Escaladons les rocs, — durent dire les constructeurs, — et ne baissons plus nos yeux. En bas, tout n’est que poussière. Demeurons en plein ciel avec nos pensées et nos prières. Glorifions les dieux, nos regards posés sur leurs images. Et Vers nous, monteront comme vers eux, l’adoration des hommes et l’encens des autels ».
Alors, en cet asile altier du recueillement, de la prière et des mortifications, seulement surpassé des oiseaux, battu des pluies et des tempêtes et duquel l’austérité âpre et morne se dégage encore, — les architectes ouvrirent uniquement sur des cours intérieures les fenêtres, les galeries et les colonnades. Et malgré la hauteur, la logique, la beauté, sachant bien qu’à leurs pieds s’étendaient un pays d’émeraude et un grandiose horizon, les mille anachorètes et les femmes sacrées de Prah Vihear sentaient mieux peser sur leurs cœurs la main de leur dieu, et le froid des pierres sur leurs fronts.
XIV
modifierNuit du 2 au 3 août.
Il est nuit. Jamais mes nuits à Angkor, près des faces de Brahma souriant sous la lune, au petit Prah-Khan où rôdent les panthères, n’ont eu ce calme de sépulcre. Pas d’étoile au ciel et le vent est tombé.
Au coucher du soleil, dans les brumes, venant d’en bas, répercutés par les échos des montagnes, des barrissements d’éléphants sauvages sont montés jusqu’ici, comme des appels de trompette.
Le Naga, qui borde les avenues sur ces hauteurs désertiques, ne rampe-t-il pas, la nuit faite, encore agité du formidable va-et-vient du barattage ? Ne va-t-il pas venir dans ces galeries où veille ma faiblesse, se rendre compte de la lueur de ma lampe ?
Je suis, ici, moins lourd que la plus petite pierre de son temple, moins vivace que la plus infime de ces lianes qui ont en vain opposé leur gracile glissement à sa grande reptation. Voyageur isolé, je viens, parmi ces vieilles pierres grises et presque inviolées, chercher des secrets pour lesquels des civilisations ont donné leur sang et leur génie, Un homme en chasse un autre, s’il le surprend la nuit dans son jardin. Et ici, rien ne me repolisse. Le hasard ne fait pas tomber sur moi l’un des blocs de ces murailles qui s’écroulent pourtant chaque jour. La mort est là. Je n’entends que le bruit de pleur d’une eau suintant quelque part. Le Cambodge est effondré dans les ténèbres à mes pieds. Ma bougie est la parodie dérisoire du feu sacré. Veillant seul dans les hauteurs de la nuit, sur le pays et sur les hommes, dois-je sourire, — ou dois-je m’attrister ?
===XV===
3 août.
Il y a mille quatre cents ans, les initiateurs indous qui voyaient de jour en jour grandir sous leur souffle le foyer religieux qu’ils avaient allumé sur là terre cambodgienne, songèrent à abriter leurs idoles dans des monuments durables, et en trop petit nombre eux-mêmes, ils réquisitionnèrent le peuple.
Jusqu’à ce moment, ce peuple n’avait travaillé que le bois. Les artisans d’alors ne purent substituer la pierre à la poutre sans imaginer que les systèmes de construction et les formes des édifices dussent varier. On voit dans tous les temples khmers des pierres assemblées par tenons et mortaises, des fenêtres bâties comme des cadres et encastrées dans les murailles, des colonnettes tournées, des pignons minces comme des planches. Certains linteaux de pierre furent évidés (dans les groupes de la première époque) et garnis d’un chaînage en bois, comme si ces bâtisseurs, doutant des nouveaux matériaux qu’ils employaient, jugèrent nécessaire de les renforcer d’un bois puissant et imputrescible, dont ils avaient de longue date éprouvé la solidité.
A Prah Vihear, mieux que partout ailleurs, se révèle cette architecture instinctive qu’est l’architecture khmère, et qui devait toujours rester semblable à elle-même, immobilisée dans l’étroite reproduction des anciennes constructions en bois,
Sans aucun principe mathématique, sans passé expérimental, sans formule, commettant toujours dans chaque muraille nouvelle les mêmes erreurs, utilisant sans cesse le même plan crucial et les mêmes combinaisons de galeries, du premier monument au dernier, lès Khmers bâtirent comme on sculpte et comme on échafaude.
Architectes déplorables, ils furent cependant de grands artistes. Du premier coup, ils surent atteindre à la majesté et à l’ordonnance. Et superposant au hasard, avec seulement de l’ingéniosité, des blocs énormes, ils sont parvenus à ériger sur tout un pays, des monuments qui n’ont d’architectural que le plan, mais qui par leur allure et ce qui s’en dégage, se classent parmi les plus beaux du monde.
Cette foule inspirée ne se modifiant plus, allait vers la mort, fatalement. Elle s’est écroulée d’un seul coup avec ses édifices, comme elle s’était dressée. Est-ce de la faiblesse, cela ? N’est-ce pas plutôt, au contraire, le signe d’une force non pareille ? Quel est le peuple qui durant dix siècles, ait conservé une idée intacte, une religion souveraine, un idéal unique, un art immobile dans sa beauté, malgré toutes les évolutions possibles, et qui soit tombé d’un seul bloc ? Peut-on évaluer, avec les aspirations changeantes d’un civilisé, l’extraordinaire vitalité de cette flamme passant de sanctuaire en sanctuaire, et pour laquelle à la veille du jour où elle allait s’éteindre, — on achevait les tours d’Angkor Vat ?
- ↑ Gopura : porte monumentale.