À l’heure des mains jointes (1906)/Entrons dans le Jardin


ENTRONS DANS LE JARDIN


Ma douce, entrons dans le jardin abandonné,
Dans le jardin sauvage, exquis et funéraire
Où l’autrefois se plaît à rôder, solitaire
Et farouche, tel un vieux roi découronné.

Entrons dans le jardin qu’un vent d’automne accable,
Où le silence est beau comme une femme en deuil,
Où les ronces d’hier font un hostile accueil
À qui n’apporte point le regret adorable.


Dans ce jardin où nul ne promène jamais
Son importun loisir et sa mélancolie,
Près de ces lys sans fraîche odeur et qu’on oublie,
Taisons-nous, comme au temps lointain où je t’aimais…

Assises toutes deux, pareillement lassées,
Sous les vieux murs que les vieux soleils font moisir,
Et n’ayant plus en nous la force du désir,
Évoquons la douceur des tristesses passées.

Ici, les jeunes pas se font irrésolus…
Il n’est d’harmonieux, de prenant, de suave,
Que les femmes qui vont avec des yeux d’esclave,
Qui vous aiment encore et que l’on n’aime plus.

Puisque ici l’herbe seule est folle et vigoureuse,
Attardons-nous et rassemblons nos souvenirs.
Retrouves-tu les jours dorés, les longs loisirs,
Les fêtes où fusait ton rire d’amoureuse ?


Vois, l’ombre bleue a des reflets de cloisonné.
Une phalène, errant comme une âme, se pose
Sur tes cheveux d’un blond un peu vert, un peu rose,
Dans le silence du jardin abandonné…