À l’amie perdue/Au bord des flots bleus

Librairie Hachette et Cie (p. 53-65).




II

AU BORD DES FLOTS BLEUS

I


Une baie aux contours très doux, aux flots d’azur
Qui tendent sur le sable une frange d’écume,
Ou ceignent, d’un iris plus riche que la plume
Des paons, les rochers roux qui font le hâvre sûr ;

Traversés d’un chemin étroit et presque obscur,
Deux rangs blancs de maisons dont pas une ne fume ;
Des filets, une forge avec son bruit d’enclume,
Sur un semblant de quai soutenu d’un vieux mur ;

Quelques batelets bleus amarrés à la digue,
Avec leur voile blanche ou couleur de safran ;
Un matelot qui dort accablé de fatigue,

Un navire de guerre à l’horizon errant,
Une île que le soir rend pourpre ou violette ;
Voilà le coin de terre où mon cœur te regrette.

II


Aux flancs fauves et gris de ces collines sèches,
Dans l’or clair du soleil, j’ai cueilli des lavandes,
Qui, par tas violets glissent au fond des brèches,
Ou s’accrochent aux rocs en plus maigres guirlandes ;

Et j’ai cueilli du thym, des myrtes, des myrtilles,
Des tamaris légers et des bruyères blanches.
Plantes de fin feuillage et de senteurs subtiles,
Dont un brin d’olivier a réuni les branches ;

Afin que, dans ta chambre où pénètre un ciel pâle
Qui sur les longs pays encor glacés s’étale,
Cette gerbe qui vient des régions vermeilles

T’apporte leurs parfums et presque leurs rumeurs.
Car j’ai, pour la cueillir, secoué les abeilles
Dont le bourdonnement semblait la voix des fleurs.

III


La mer d’un bleu plus froid est déjà sans soleil,
Mais tous ses caps rougis en sont encor frappés,
Et prolongent au loin, dans un éclat pareil,
Leurs profils successifs nettement découpés ;

Quelques hauts rochers gris en îlot attroupés,
Assombris à leur pied, ont leur sommet vermeil ;
Et, là-bas, deux voiliers très blancs passent trempés
D’une lumière molle ; on sent que le sommeil

S’élève dans les airs naguère étincelants ;
Les derniers batelets gagnent, en faisant rame.
Le port où çà et là quelque vitre s’enflamme ;

Par le sable désert nous rentrons à pas lents,
Et nous sentons finir et s’éteindre en notre âme
Ce beau jour qui se meurt sur les flots nonchalants.

IV


Derrière les coteaux, une lumière orange
Illumine le ciel encore limpide et clair ;
Mais, du côté de l’est, un crépuscule étrange
À réuni les rocs, le sable au loin désert,

La coupole des cieux, la plaine de la mer,
En un mystérieux et sublime mélange.
Bleuâtre, élyséen, un accord vaste et fier
Où tout ce que le jour émancipe se range.

La lune à l’horizon soulève un flot d’argent,
Puis, surgissant un peu, s’emplit de clarté rose ;
Un sentier scintillant qui sort d’elle se pose

Sur les flots, et hors d’eux dans les airs émergeant
Son globe devient d’or ; et tout est solennel
D’un immense repos qui paraît éternel.

V


Faut-il déjà partir ? En cette anse isolée,
Où le flot confiant sommeille comme un hôte,
Nous bercions notre peine un instant consolée
D’un bonheur que ce jour en s’éloignant nous ôte.

Demain nous reprendrons notre vie exilée,
Suivons vers le hameau le chemin de la côte,
El laisse-moi fixer dans mon âme troublée
Ce soir d’une beauté pacifiante et haute :

Derrière un cap couvert de pins, le soleil sombre ;
La mer déjà moins bleue en longs plis d’or se plisse ;
L’abeille a délaissé les buissons de mélisse ;

Les grands monts presque éteints rendent le vallon sombre ;
Et sur la route blanche où la lumière glisse,
Le moindre des cailloux allonge aussi son ombre.

VI


Si l’on dressait encor, suivant l’antique rite,
Au Dieu qui favorise, au Héros qui secourt,
L’offrande par laquelle un cœur mortel s’acquitte
D’un instant fortuné, fût-il fragile et court,

Au fond de cette crique où le flot clair s’abrite,
Où pendant tout un jour s’abrita notre amour,
Je viendrais consacrer à Vénus Aphrodite
Une stèle de marbre au doux et pur contour,

Et, sous les mots votifs et la double colombe,
Je voudrais qu’on gravât mon nom auprès du tien,
Afin, lorsque nos corps seront pris par la tombe,

Qu’il reste un souvenir de notre amour ancien,
Et que ceux qui vivront sur ce bord enchanté
Unissent nos deux noms et sachent ta beauté.

VII


Oui ! ce pays est beau, de soleil surchargé :
Une lumière riche et triomphante y brûle,
Dès que l’argent de l’aube au bord des flots ondule,
Jusqu’au soir brusquement dans la nuit submergé.

Et cependant mon cœur, de regrets affligé,
Lassé d’azur, soupire après le crépuscule
Où le jour lentement au fond du ciel recule,
Comme un espoir pâli qui meurt découragé.

O la mélancolie immense de nos plaines.
Quand de grises vapeurs flottent sur les saulaies,
Que de pourpres clartés, tristes et incertaines,

Trament sur les étangs parmi les oseraies,
Et qu’entre des toits bas et des meules lointaines
Le mince croissant d’or se lève au ras des haies.

VIII


1

Le vieux jardin désert, rempli d’un bruit d’eaux vives
Sous son dôme où pendaient des ors était jonché
De figues, de limons, d’oranges et d’olives ;
À chaque, instant un fruit des branches détaché

Tombait ; ainsi qu’un feu sorti des rameaux verts,
Dans leur feuillage obscur flamboyaient les grenades ;
Contre les grands murs roux, de brèches entr’ouverts,
Des vignes essayaient de folles escalades

Que retardait le poids de grappes d’un bleu sombre,
Lourdes et se pressant ensemble en si grand nombre
Qu’on eût dit un rideau formé de raisin mûr ;

Dans tous les creux des blocs sur le faîte du mur,
Dressés vers le soleil et par dessus toute ombre.,
Des glaives d’aloës reluisaient dans l’azur.

IX


2

Sur la terrasse, à l’ombre obscure des platanes,
D’une vasque en porphyre un jet d’eau de cristal
Jaillissait, couronné d’arcs-en-ciel diaphanes
Qui semblaient sa pensée et son rêve idéal.

De longs filets d’argent, retombant en lianes
Légères tout autour de son jet triomphal,
Voilaient Tazur lointain des collines toscanes,
Qui tremblaient en suivant son rythme musical.

C’était comme un bosquet de fraîcheur lumineuse
Où ne pénétrait point la riche odeur de fièvre
Que tant de fruits épars mêlaient à la chaleur.

Et nous vîmes briller, sous l’abri d’une yeuse,
Un banc de marbre blanc porté de pieds de chèvre,
Au dossier dominé par un masque rieur.

X


3

 
Nous restâmes assis, presque silencieux,
Dans cette grotte d’ombre aux rideaux de lumière,
À regarder le ciel pur et plus spacieux
Du glissement d’un blanc nuage solitaire,

Et les monts bleuissants, tendres, harmonieux,
La campagne aux longs plis que leur contour enserre,
Et le serpentement paisible et somptueux
Des méandres d’argent ou d’or de la rivière ;

La brise défaillait ; de minute en minute,
Dans le bruit clair des eaux on entendait la chute
Sourde d’un lourd fruit mûr tombant sur le gazon.

Soudain, comme suivant une obscure pensée,
Elle me demanda pourquoi cette maison
Semblait depuis longtemps déserte et délaissée.

XI


4

 
Je lui fis le récit que j’avais entendu :
Qu’autrefois deux amants, dont l’altière tendresse,
Lasse de vivre au bord d’un amour défendu,
Se fit du désespoir la suprême sagesse,

Etaient venus goûter dans ce jardin sacré
Quelques mois d’un bonheur qui contenait leurs vies ;
Et l’ayant par avance, eux-mêmes, mesuré,
Plutôt que de survivre aux délices ravies,

Etaient morts satisfaits dans les bras l’un de l’autre.
Triomphants d’un destin qui ressemblait au nôtre
Mais elle, se levant dans un étrange émoi,

Mit brusquement sa main tremblante sur ma bouche,
Et me dit d’une voix âpre et sombre « Tais-toi ! »
Puis resta, tout le soir, taciturne et farouche.