Pruneau et Kirouac ; V. Retaux et fils (p. 28-34).


VIII


Par une agréable journée de ce même mois d’avril 1625, un homme sortait des bureaux du ministre d’État, à Paris.

Il avait l’air noble, la taille belle, souple, robuste, le teint bronzé comme ceux qui ont porté le poids du soleil. Ses yeux noirs, très grands et très beaux donnaient un singulier éclat à sa figure basanée et soucieuse.

Il paraissait dans toute la vigueur de l’âge et portait l’uniforme des officiers de la marine royale.

Absorbé dans ses pensées, cet homme traversa les antichambres du ministère sans regarder personne ; mais, arrivé sur l’escalier extérieur, il s’arrêta ; et, appuyant les mains sur la balustrade, il releva la tête.

Dans cet immense Paris, qui s’étendait au loin à travers une futaie de flèches, de colonnes, de coupoles, on apercevait, flottant au vent sur le palais du Louvre, le drapeau blanc aux fleurs de lis d’or.

Indifférent à tout le reste, le marin le suivit des yeux, et la virile flamme de l’amour éclaira son noble et sérieux visage.

Qui l’aurait regardé, en ce moment, aurait senti que cet homme était grand, capable de l’effort patient et persévérant, comme de l’élan héroïque et de la résistance invincible.

D’un pas léger, le capitaine de vaisseau descendit l’escalier.

Un carrosse l’attendait.

— Au village d’Auteuil, à Bois-Belle, ordonna-t-il en montant lestement.

Une femme jeune, charmante, mais évidemment ennuyée était assise au fond de la voiture.

En l’apercevant, le marin sourit ; et ce sourire avait une grâce qui la fit s’épanouir à l’instant.

— J’ai été plus longtemps que je ne pensais. Eh bien, comment avez-vous supporté l’attente ? demanda-t-il avec douceur.

La jeune femme ramena les plis de son manteau autour d’elle, et répondit gaiement :

— Ne cherchez pas à m’humilier… Vous savez depuis longtemps que ma patience a des bornes.

— Alors, ma chère, n’essayez jamais d’intéresser un ministre à une œuvre nationale.

Il dit ces mots avec une tristesse mal déguisée ; et, s’asseyant à côté d’elle, s’enveloppa de son manteau.

Les chevaux partirent grand train. Après un moment, la dame dit à son compagnon qu’elle n’avait pas cessé de regarder :

— C’est bien dommage, que votre sourire soit si rare… il est si agréable !

— Vraiment ? fit-il, riant.

— Oui, vraiment… C’est un rayon de soleil à travers les nuages, pour parler comme vos amis les Hurons.

— Vous avez tort d’employer les images, reprit-il. Un homme civilisé n’en a pas besoin pour bien entendre ce qui le flatte… D’ailleurs, on peut être excusable de ne pas sourire souvent, lorsqu’on est aux prises avec les trafiquants de pelleteries ici… et les Iroquois là-bas… et qu’on ne rencontre qu’indifférence chez les puissants, ajouta-t-il un peu après, avec une amertume profonde.

Il pencha la tête sur sa poitrine et resta songeur. Elle, se rapprochant, appuya la main sur son épaule ; et, se soulevant un peu pour atteindre à son oreille, lui dit très bas : — Malgré les uns et malgré les autres, vous l’aurez votre Nouvelle-France.

Dans sa voix et sur son doux visage, il y avait une conviction qui pénétra le marin. Sa figure sombre s’illumina ; et, couvrant de son regard étincelant la frêle créature qui osait répondre de l’avenir, il prit sa main qu’il serra contre son cœur :

— Moi aussi, j’ai confiance, dit-il, avec une émotion contenue, mais qu’on sentait puissante ; oui, j’ai confiance… mais, croyez-moi, je porte des montagnes d’ennuis et de dégoûts.

— Je voudrais m’en charger, je voudrais prendre sur moi tout ce que vous avez à souffrir de la bassesse et de l’ineptie des hommes.

Il rit doucement, et reprit :

— Vous me feriez grande pitié… déjà, même, j’incline souvent à vous plaindre : comme les autres femmes, vous devez aimer la vie douce et…

— La plus grande douceur de la vie, interrompit-elle vivement, c’est d’admirer ce qu’on aime. Si vous en doutez, c’est que vous avez plus exploré les forêts et les mers que le cœur de la femme.

— Ma chère enfant, dit-il, plus charmé qu’il ne le voulait paraître, il ne faut pas parler ainsi à votre vieux mari… Savez-vous que, parfois, je voudrais n’avoir rien à faire qu’à vous aimer ?…

— Ces moments-là doivent passer vite et ne pas revenir souvent, répliqua-t-elle en riant. Vous avez trop de sève héroïque et aventureuse dans les veines pour ne pas vous ennuyer vite au coin du feu.

— Le coin du feu !… Si vous saviez comme je l’aime quand vous y êtes… Vous rappelez-vous nos soirées d’hiver à l’habitation et au fort Saint-Louis ?

— Je me rappelle tous les moments passés avec vous.

— Vous me flattez abominablement. Mais n’importe… C’était si bon de vous avoir dans cette solitude sauvage… de vous trouver, le soir, m’attendant devant la cheminée, où il y avait toujours si beau feu…

— Et là… de parler de la Nouvelle-France, acheva-t-elle avec un grain de raillerie.

Il ne parut pas le remarquer ; mais, tout entier au dernier mot :

— La Nouvelle-France ! la Nouvelle-France ? cela semble un rêve — un rêve poétique — comme on me l’a dit parfois avec dédain. Mais l’avenir fera de ce rêve une magnifique réalité… Dieu le veut ; et, comme vous disiez tantôt, malgré les uns et malgré les autres, il y aura une Nouvelle-France… Oui, j’implanterai dans le sol canadien le vieil honneur et la vieille foi… et si profondément… que, pour en arracher jamais ces germes d’héroïsme, il faudra tout bouleverser, tout détruire.

Il dit ces mots avec une énergie incomparable ; puis, se rejetant au fond du carrosse, il se renferma dans le silence. Mais il était facile de voir que ses pensées n’avaient plus rien de triste… que l’espérance, devant lui, enlevait tous les obstacles ; et cette fois, sa compagne ne chercha pas à l’arracher à sa rêverie.

La voiture suivit quelque temps la grande route, puis s’engagea dans une longue et sinueuse avenue bordée de hauts arbres.

À l’extrémité, à travers la verdure naissante, on apercevait une belle vieille villa d’architecture italienne, au toit en terrasse orné d’arbustes en fleurs.

— Nous voici à Bois-Belle, dit la jeune femme.

Le marin, sortant de sa rêverie, promena ses regards autour de lui. La villa, caressée du soleil, tout entourée de verdure et de paix, offrait un coup d’œil singulièrement agréable.

— Ô la douceur du repos ! murmura-t-il.

Il sauta de voiture, offrit la main à la dame, et, l’instant d’après, on annonçait : Monsieur et madame de Champlain.