Pruneau et Kirouac ; V. Retaux et fils (p. 11-17).


IV


Une jeune novice, employée comme secrétaire, vint lui ouvrir. — Entrez, entrez vite, dit-elle aimablement, notre mère vous attend.

La chambre assez vaste, mais pauvre et nue, n’avait d’autres ornements qu’un grand Christ sanglant, et une statue de saint Bernard, en marbre jauni.

Aux pieds du crucifix, on apercevait une tête de mort sculptée en ivoire, d’une admirable et sinistre vérité, et une crosse d’or était posée contre la chaise abbatiale scellée au mur.

Debout, devant une table très simple, l’abbesse de Port-Royal s’occupait à ouvrir ses lettres.

— Approchez, mon enfant, dit-elle, apercevant mademoiselle Méliand.

Gisèle obéit, et salua avec une grâce parfaite et une irréprochable révérence.

La mère Angélique salua d’un sourire, et, congédiant la novice du geste : — À tantôt, ma petite sœur, dit-elle gracieusement.

La jeune religieuse s’inclina respectueusement, et sortit.

Gisèle avait toujours compté parmi les grands jours de sa vie ceux où il lui était donné d’approcher la mère Angélique. La jeunesse a le besoin de l’admiration et du respect ; et ce que la jeune fille éprouvait en présence de l’illustre religieuse valait mieux qu’une simple émotion du cœur.

L’abbesse de Port-Royal avait alors trente-cinq ans.

Sa taille, quoique moyenne était imposante, ses manières très nobles. Son visage, flétri par les austérités, marqué, en outre, par la petite vérole, n’avait rien de remarquable, quand elle tenait les yeux baissés. Mais la flamme intérieure se reflétait dans le regard, et les yeux azurés, ombragés de cils roux, avaient une beauté étrange, inoubliable.

Par-dessus sa robe de grossière laine noire, elle portait le long scapulaire de son ordre, retenu à la taille par une ceinture de cuir. Le rosaire qui pendait à son côté était de bois et d’acier ; mais une bague magnifique — marque de sa dignité — brillait à sa main droite.

Elle reçut la jeune fille avec grande bienveillance, et, prenant un siège, la fit asseoir sur un escabeau à ses pieds. Puis, allant droit au but, suivant sa coutume : — Mon enfant, dit-elle, monsieur votre tuteur trouve qu’il est temps de vous retirer d’ici. C’est pour vous l’apprendre que je vous ai fait venir.

Gisèle rougit vivement, et baissa les yeux pour ne pas laisser trop voir la joie qui bouleversait son cœur.

— Eh bien ? demanda la mère Angélique.

— Puisque M. Garnier le veut, ma mère ! répondit poliment la jeune fille tenant toujours les yeux baissés.

L’abbesse arrêta sur elle son regard clair et ferme. — Permettez-moi une question, dit-elle. Avez-vous jamais ressenti quelque attrait pour la vie religieuse ?

Un sourire vint aux lèvres de la jeune fille. — Jamais, ma mère, répondit-elle, levant sur l’abbesse ses yeux noirs, très beaux et très candides.

Une ombre passa sur le visage de la mère Angélique. J’espérais toujours, dit-elle, à voix presque basse, qu’aux dons qu’il vous a faits, Dieu ajouterait la grâce de vous vouloir toute à Lui… Bien des fois, en vous écoutant chanter, j’ai fait le même rêve.

Il y eut un moment de silence : mais l’abbesse reprit :

— Vous allez donc passer de la vie dure, laborieuse que vous avez menée jusqu’ici à une vie douce, pleine de jouissance. C’est un pas difficile à faire.

— Je ne l’aurais pas cru, dit la jeune fille, qui sourit.

— Vous jugez en enfant… La jouissance est pleine de périls… elle n’a jamais rien produit de grand, répliqua noblement l’abbesse. Privation vaut mieux que jouissance, disent les saints.

Et, comme pour mieux imprimer cette forte vérité dans l’esprit de Gisèle, elle appuya la main sur la tête de la jeune fille, et s’arrêta quelques instants à la considérer.

Même aux années disgracieuses de la croissance, elle avait souvent remarqué la figure de cette enfant dont la voix l’enlevait aux fatigues et aux tristesses de la terre. Alors pourtant, cette figure très maigre et très pâle n’avait de remarquable que l’expression singulièrement passionnée et rêveuse.

Le temps avait coulé. L’enfant chétive s’était fortifiée ; et sa beauté, qu’elle ignorait encore, commençait à briller d’un admirable éclat. L’austère religieuse ne le constata pas sans tristesse.

— La malheureuse est faite pour être l’idole du monde, se dit-elle, et, émue de compassion, elle traça le signe de la croix sur ce front paisible et charmant.

C’était sa grande caresse, la seule qu’elle se permît jamais ; et Gisèle en ressentit une sensible joie.

— Je ne vous oublierai jamais, reprit l’abbesse, de sa voix douce et ferme. Mes pensées, mes prières vous suivront partout… Mais, croyez-moi, n’attendez pas trop du monde et de la vie.

Gisèle avait pour la mère Angélique le plus grand respect : et, malgré la joie qui bouillonnait en son cœur, ces paroles firent sur elle une certaine impression.

— Vous me parlez, dit-elle, un peu troublée, comme s’il n’y avait pour moi que des dangers et des peines… Mais je ne suis pas abandonnée sur la terre. M. et Madame Garnier m’ont toujours témoigné beaucoup d’amitié.

L’abbesse sourit comme une personne qui ne se trouve pas comprise, et reprit :

— M. et Madame Garnier méritent toute votre reconnaissance, toute votre affection. Ils vous aiment comme si vous étiez leur propre fille… Ma pauvre enfant, ce n’est pas l’indifférence, ce n’est pas l’abandon que je redoute pour vous… Vous ne serez que trop aimée — ce qui est un grand malheur.

Ces mots furent dits avec une tendre et grave pitié ; et la mère Angélique avait la manière de dire qui fait les hommes éloquents.

Pourtant, un sourire involontaire effleura les lèvres de la jeune fille, et une flamme joyeuse s’alluma au fond de ses beaux yeux.

Cette flamme s’éteignit bien vite sous les larges paupières richement frangées ; mais la mère Angélique s’aperçut que ses paroles avaient manqué leur effet et resta un instant songeuse.

Elle savait que cette enfant privilégiée avait reçu, mille fois plus que les natures moyennes, la puissance redoutable d’aimer et de souffrir. Il lui semblait terrible de mettre cette âme ailée aux prises avec la réalité toujours chétive. C’est au fond d’un cloître qu’elle aurait voulu ensevelir Gisèle Méliand.

— Vous avez seize ans ? demanda-t-elle.

— Seize ans et demi, ma mère.

— Vous tenez encore aux fractions, répliqua l’abbesse, qui sourit. M. Garnier ne m’a pas laissée ignorer ses projets… Il dit des merveilles de son fils… Jamais union n’a paru mieux assortie. Pourtant, croyez-moi, le bonheur n’est pas de ce monde, et les cœurs ardents l’y trouvent encore moins que les autres… Ce qu’on jette dans les cœurs ardents est si vite consumé !

— Je voudrais bien être heureuse pourtant, murmura Gisèle.

— Savez-vous ce que le bonheur ferait de vous ? demanda gravement l’abbesse. On l’a dit : le bonheur est comme ces essences capiteuses qu’on ne peut prendre sans danger qu’à très petites doses, et encore… bien mélangées. Laissez faire le bon Dieu ; et, s’il vous envoie la douleur…

— La douleur ! répéta Gisèle.

— Oui, la douleur… la douleur qui élève l’âme… qui fortifie le cœur… qui l’arrache aux illusions de la vie, c’est-à-dire à ce qui aveugle… à ce qui empêche de voir le chemin tel qu’il est : court et mauvais. Les illusions, ma chère enfant, ne sont que des ombres qui nous cachent les épines et l’issue de la route. Heureusement, ajouta l’abbesse avec une expression touchante, ces ombres-là, à l’encontre des autres, vont s’éclaircissant, se dissipant à l’approche du soir.

Le son de la cloche arriva, doux et triste, jusqu’à elles.

— Le coup des vêpres, dit l’abbesse, se levant. M. Garnier m’écrit qu’il viendra vous chercher demain… Allez faire vos préparatifs… Mais je veux entendre encore une fois votre voix… Vous chanterez à la messe, demain matin.