Pruneau et Kirouac ; V. Retaux et fils (p. 5-9).


II


Née d’une famille distinguée de la magistrature, Gisèle Méliand était pupille de M. Garnier et la parente éloignée de sa femme. Orpheline dès le bas âge, elle avait été élevée à Port-Royal-des-Champs.

La célèbre abbaye, qui fut, moins d’un siècle après, démolie jusqu’en ses fondements, bouleversée jusqu’en son cimetière par ordre souverain, était alors dans toute la gloire de sa réforme, et saint François de Sales l’appelait ses chères délices.

M. et Madame Garnier, se voyant chargés de la petite orpheline, avaient cru ne pouvoir mieux assurer son éducation qu’en la confiant aux religieuses de Port-Royal.

Gisèle avait donc grandi dans le trop fameux monastère auquel se rattachent de si grands noms et de si étranges souvenirs de renoncement et d’orgueil.

Bâti au plus creux d’une vallée déserte qu’entouraient et dominaient des bois sauvages, Port-Royal-des-Champs avait un caractère de singulière tristesse.

Rien n’égayait cette solitude sombre et brumeuse.

Le jardin de l’abbaye n’était qu’un potager. C’est à peine si les yeux pouvaient y rencontrer, çà et là, quelques châtaigniers de belle venue.

L’église allait s’ensevelissant par le travail du temps ; et, à cette époque, on n’y entrait plus qu’en descendant une dizaine de marches.

Cependant, est-il besoin de le rappeler : dans cette vallée étroite et fermée, la vieille abbaye exerçait une sorte de fascination sur bien des âmes.

Madame de Sévigné l’appelait une Thébaïde dans un vallon affreux. « Je vous avoue, écrivait-elle à sa fille, que je suis ravie d’avoir vu cette divine solitude dont j’avais tant ouï parler ».

Mais la tristesse n’a guère de charme pour les enfants ; et Port-Royal, si cher à Pascal et à Racine, devait leur sembler bien vieux, bien sombre, bien ennuyeux.

Faut-il ajouter que la vie y était dure, même pour les élèves ?

Mais, dans ces siècles vigoureux, personne ne songeait à s’en étonner ni à s’en inquiéter ; et les jeunes filles des plus grandes familles de France étaient élevées à Port-Royal.

Gisèle y était entrée à sept ans.

Alors, on ne connaissait pas les vacances et l’enfant avait passé neuf longues années entre les murs de la vieille abbaye : toujours debout à quatre heures, hiver comme été, et assujettie au travail du matin au soir.

Ses jours se ressemblaient comme des grains de sable. Heureusement, Gisèle possédait ce qui peut tout animer, tout adoucir, tout colorer — un grand amour. — Jetée, par la mort de ses parents, dans la famille de M. Garnier, qu’elle nommait son oncle, elle s’était prise, pour le plus jeune de ses fils, d’une affection extraordinaire.

Cette enfantine tendresse avait grandi avec elle, se nourrissant de tout, et charmant ses ennuis, en les augmentant.

De temps en temps, Charles venait la voir au parloir. Il lui écrivait souvent ; et cela laissait à l’enfant une douceur, une lumière qui l’enlevait à la froide austérité de Port-Royal et à la solennelle tristesse qui l’entourait.

Pour cette âme vive et tendre, le chant avait été aussi d’un merveilleux secours.

Le chant : c’était le seul luxe de Port-Royal régénéré, et les auteurs du temps s’accordent à en louer la beauté. Admirablement cultivé, il se mêlait au travail comme à la prière, et donnait un grand charme aux offices du chœur.

Gisèle en jouissait délicieusement. Elle avait le goût inné, réel, inspiré de la musique, et surtout une voix incomparable.

Dans la vieille et sombre église de Port-Royal, cette voix enfantine et céleste avait fait couler bien des larmes.

— Il me semble entendre un ange exilé du ciel, disait la mère Angélique, qu’en ce temps on nommait encore la grande Angélique.

Parfois, la célèbre religieuse se faisait amener l’enfant. Sa voix la ravissait : et, si la règle l’eût permis, elle l’aurait écoutée, des heures entières, avec délices.

Aussi fut-elle fort attristée en apprenant son départ, et toute la communauté partagea son chagrin.