Alphonse Lemerre (p. 252-256).
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XXIII

STANCES


Lorsque nous qui vivons aujourd’hui, nous qui sommes
La génération présente, nous irons
Dans la claire demeure où s’en vont tous les Hommes,
Plus radieux, plus forts, avec de plus beaux fronts ;

Lorsque nous sortirons de ce siècle d’armures,
Quand les chênes des monts et les cèdres chanteurs
Auront vu fuir avec de tragiques murmures
Cette dispersion suprême de lutteurs ;


Quand nous ressurgirons du fond de nos désastres
Comme une rêverie au-dessus d’un ravin,
Abandonnant la terre obscure pour les astres
Et le combat humain pour le combat divin ;

Quand nous déposerons la flamboyante épée
Qui depuis plus d’un siècle ensanglante nos bras,
Rien ne sera fini dans la grande épopée.
Ô bataille des jours anciens, tu renaîtras !

Tu renaîtras, bataille amoureuse et farouche,
Et, foulant nos corps froids et te vautrant dessus,
Tu viendras embrasser avec ta belle bouche
Les fils retentissants que nous aurons conçus.

D’autres enfants naîtront et d’autres jeunes hommes,
Guerriers graves emplis d’un rêve surhumain,
Plus beaux que nous n’étions, plus forts que nous ne sommes,
Qui prendront l’effroyable épée avec leur main,

Et qui se jetteront du fond de leur demeure
Dans la lutte, portant notre âme dans leurs flancs,
Et qui s’acharneront jusqu’à ce qu’elle en meure
Sur la Réalité féroce aux yeux sanglants.


Et qui célébreront l’Amour vivante et forte,
La Musique aux sons clairs et l’Art éblouissant,
Jusqu’à ce que la Mort à leur tour les emporte
Sous les pieds du Vainqueur des Hommes tout-puissant.

On les verra venir en bon ordre, la tête
Austèrement levée, indomptables, joyeux,
Considérant le monde avec un air de fête,
Magnifiques et fiers et beaux comme des Dieux.

Les uns s’avanceront en chantant des cantiques,
Illuminés, avec un regard infini,
Les yeux fixés en haut sur des rêves mystiques
Qui les dirigeront vers l’idéal béni ;

D’autres s’arrêteront par intervalles, calmes,
Et s’agenouilleront sur le bord du chemin
Pour cueillir des lauriers et des branches de palmes,
Qu’ils entrecroiseront, une dans chaque main.

On verra des enfants, des vierges et des femmes
Les suivre avec des chants d’amour miraculeux,
Et de grands corps d’opale embaumés par leurs âmes
Marcher sur leur chemin comme des anges bleus.


Et du ciel descendront sur eux dans la lumière
Des chants tellement doux dans leur sonorité,
Que les vieux morts couchés dans leurs tombes de pierre
En rêveront pendant toute l’éternité.

C’est ainsi que dans les parfums, dans la musique,
Dans la splendeur, ce flux d’hommes démesuré,
Le cœur trempé trois fois dans la force imphysique,
Marchera gravement pour le combat sacré.

Or, je m’adresse à vous, magnifiques apôtres
Qui nous succéderez sur le libre chemin,
Imprimant dans le sol vos pas après les nôtres,
Peut-être les derniers de ce vieux genre humain !

Sur l’éternel sommet si voisin de la chute,
Quand vous retrouverez notre ombre sous vos pas,
Quand vous évoquerez notre âme dans la lutte,
Rêveurs victorieux, ne nous méprisez pas.

Vous serez la lumière étincelante et rose
Que maintenant notre œil lassé cherche et poursuit,
Et vous serez l’effet dont nous sommes la cause,
Et vous serez le jour dont nous sommes la nuit.


Alors à ce sommet de lumière profonde,
Si vous sondez l’horreur des âges engloutis,
La tête dans les cieux et les pieds sur le monde,
Ne dites pas de nous que nous fûmes petits.

Nous sommes dans un siècle où la grandeur humaine
N’a pas encor pendant assez de jours vécu.
Quand l’âme est comme un chien servile que Dieu mène,
Le corps a beau lutter, l’Homme est toujours vaincu.

Nous avons été vieux avant l’âge peut-être,
Faibles dans le combat, froids et dégénérés ;
Mais du moins, Idéal, et toi, l’éternel maître,
Ô Chimère, toujours tu nous as enivrés,

Et nous avons lutté quoique remplis de crimes,
Lutté sereinement pour nos rêves de feu,
Et creusé sur le bord des flamboyants abîmes
Le chemin par lequel vous monterez vers Dieu.