À genoux/Préface
PRÉFACE
Parmi tant de ses enfants qui ont versé leur sang pour la défense, la réputation et l’honneur de notre pays, Jean Calloc’h est, sans conteste, un de ceux qui méritent le plus d’être pleurés par leur mère la Bretagne. Vous n’avez qu’à parcourir d’un bout à l’autre, lecteur et cher compatriote, le recueil de ses poésies, pour avoir de lui un portrait fidèle. Il vit et respire dans chacune de ses pages ; il s’y montre tel qu’il était : vrai Breton, vrai chrétien, vaillant soldat, n’ayant d’autre souci nuit et jour que le bien, la gloire et le progrès de la Bretagne. Le monde avait été rude et dur pour lui. Il cachait dans un grand corps (il mesurait six pieds anglais de haut) une âme tendre, susceptible et extraordinairement sensible.
Lorsqu’il lui fallut quitter Groix et ses relations, quitter l’Arvor, le pays tant aimé où il avait toujours espéré vivre et mourir, il se faisait l’effet d’être un marin jeté dans une barque fragile, sur une mer pleine d’écueils. Parfois il perdait courage : écoutez-le appeler la mort. « Je ne fais que soupirer après la mort… j’ai envie, j’ai faim de mourir. Oh, être foulé sous six pieds de terre lourde, pourri dans les ténèbres, loin de l’air ! Etre raide mort ! — Rêve bon et doux, rêve aimé, tu me mets dans la joie de mon pauvre cœur et dans mon esprit ». Mais cet accès de désespoir ne durait pas longtemps, aussitôt il entendait une voix intérieure à laquelle il obéissait : « Lorsque vous me voyez à bout de forces à terre, alors au fond de mon cœur votre voix parle doucement et je me lève fortifié, puisqu’il est vrai que vous êtes là ».
Au lieu de s’insurger contre la volonté de Dieu ou de lui demander d’enlever de dessus de ses épaules la croix si lourde dont il les avait chargées, ce sont des remerciements qu’il lui adressait : « Soyez béni de m’avoir choisi tout pécheur que je sois, quoique je ne sois rien, pour traîner votre croix sur tous les chemins du monde : aller après vous, aller après vous, que cela fait du bien ! »
Pour tenir tête à la tempête et aux coups de vent
du monde, c’est à l’amour de Dieu qu’il se recommandait.
Il se compare lui-même dans une de ses
plus belles poésies à la patelle attachée à un rocher
au milieu de la mer en furie « Sans frein et impitoyables, les vagues monstrueuses éclataient, mais la patelle tenait bon. Et voici que la mer s’est calmée et la pauvre patelle frêle est toujours attachée au rocher. Elle sait s’accrocher à la roche qui la supporte, la patelle ; rien ne pourra l’en détacher. Eh bien, rien n’est plus vrai : comme la patelle au rocher, mon cœur vous est attaché". »
À Paris il n’avait pas un regard pour les théâtres
et les lieux de plaisirs. Balloté, suivant ses propres
expressions, comme sur une mer agitée, pleine de
rochers cachés, il avait cherché des îlots pour jeter
l’ancre, y attacher sa barque, et laisser reposer
quelque temps son corps et son esprit près de
défaillir. Il en avait trouvé trois qu’il aimait par
dessus tout et qu’il fréquentait : L’île des Pauvres,
c’est-à-dire, l’Eglise de Notre-Dame-des-Victoires ;
L’île des Nations (l’Église du Sacré-Cœur) ; L’île des Anges
(La Chapelle des Bénédictines de la rue
Monsieur).
Si Calloc’h avait voue sa vie à la Bretagne, il était prêt aussi à la sacrifier pour elle. Il n’avait aucune peur de la mort : quoiqu’il eût le pressentiment qu’il
était destiné à tomber avant peu sur le champ de
bataille, personne ne courut avec plus d’élan au
combat, au premier appel du pays : « Avant peu je
serai dans la tuerie. — Quels signes y a-t-il sur
mon front ? Verrai-je ta fin, année nouvelle ? Et
qu’importe ? Plus tôt ou plus tard, quand sonnera
l’heure d’aller vers le Père, j’irai joyeux : Jésus sait
consoler les mères.
« Année nouvelle, année de guerre ! sois bénie, quand même tu apporterais dans ton manteau avec le renouveau pour le monde, la mort pour moi.
« Qu’est-ce que la mort d’un homme, ou de cent, ou de cent mille, du moment que le pays sera vivant et glorieux, et que la race continuera ?
« Lorsque je mourrai, dites les prières et enterrez-moi comme mes pères, mon front tourné vers l’ennemi ». Ce n’est pas cette année-là cependant que ses pressentiments se sont verifiés ; c’est en avril, l’année suivante, qu’il est tombé au champ d’honneur.
La dernière poésie du recueil a été composée sur le front le 7 du mois de septembre ; on peut l’appeler le chant du cygne. Le tour était venu pour Calloc’h de faire le guet au front, dans les tranchées face à l’ennemi. Il lui semblait qu’il était un marin faisant le quart en mer : « Je suis un matelot faisant le quart. Dors, ô pays, dors en paix. Je ferai le quart pour toi, et si la mer germanique vient à s’enfler ce soir, nous sommes frères des rochers qui défendent la douce Bretagne ».
Quoiqu’il fut vaillant et sans peur, il appelait à son aide Celui en qui il avait mis toutes ses espérances. « Lorsque je bondis hors de la tranchée, une hache à la main, mes gars disent peut-être : « En avant ! celui-la est un homme ». Et ils me suivent dans la boue, le feu, les glaces ; mais vous, vous savez bien que je ne suis qu’un pécheur. Aussi, quand la nuit répand ses épouvantes sur la vallée, lorsque mes frères dorment dans les grottes des tranchées, ayez pitié de moi, écoutez ma demande, et la nuit sera pour moi pleine de clartés ».
Ce serait assez de cette poésie pour placer
Calloc’h au premier rang parmi nos bardes. On y
trouve réunies les qualités et le talent poétique
extraordinaire qu’on distingue dans ses écrits, c’est-à-dire :
une nature élevée et pure ; un esprit aux
trouvailles et aux élans surprenants ; une connaissance
approfondie du breton et de sa lexicographie,
le rendant capable d’exposer clairement et avec leurs
nuances les pensées les plus difficiles à exprimer.
Au lieu de mots français qu’on est heureux de voir
si fournis dans des livres appelés bretons, en particulier
le Catéchisme, Calloc’h préférait employer des
mots vraîment bretons, fussent-ils nouveaux,
inconnus, hors d’usage, jetés de côté ou depuis
longtemps oubliés comme par exemple : Klod, gloire
(qu’on trouve dans un manuscrit de Xe siècle après
la naissance de Jésus-Christ) ; kevrin, mystère ;
dihuz, consolation (il serait préférable de dire dihu,
en breton de Vannes) ; kevrin et dihuz se trouvent
dans des écrits du XVe ou du XVIe siècle ; Felan, fidèle
est le vieux breton fid-lon (plein de foi), mis en
breton de Vannes. Il y a des mots qui sont tirés de
racines bien connues, comme briel, digne ; kempredel,
contemporain (fait de : kem + pred + el − él à le
même sens et la même valeur que dans merù-el).
Il a été en chercher plus d’un dans un autre coin de
Bretagne, comme : eil-gériein, répliquer ; tuz, galop,
tuc’h d’après les règles de Vannes ; rouez, rare (roué
serait plus correct en Broérec, mais gloeù serait
préférable). Aberh, sacrifice, est tiré de aberth, usité
chez les Bretons d’Angleterre, les Kembré qu’on
appelle en français les Gallois.
En vérité, c’est une grande perte qu’a faite la
Bretagne en perdant Calloc’h ; et nous aurions lieu
de nous plaindre du sort cruel qui nous l’a enlevé si
tôt, dans la fleur de la jeunesse, mais semble-t-il, il
nous avait été envié par le chœur des bardes saints
de Bretagne et appelé à faire sa partie avec eux, là
haut, là où il avait eu toujours tant hâte d’aller. Oui,
disons de lui ce que disait au XIIIe siècle, un barde
des Bretons d’Angleterre, d’un chef qu’il aimait par
dessus tout, en s’adressant à Dieu :
« Vous étiez donc bien pressé de l’emmener avec vous ; j’aurais bien lieu de m’irriter de ce rapt, mais vous l’avez bien choisi pour faire partie de votre troupe, ô Christ, roi du ciel ».