À genoux/La Vie de Jean-Pierre Calloc’h
La Vie de Jean-Pierre Calloc’h
Jean-Pierre-Hyacinthe Calloc’h, le barde breton dont nous présentons aujourd’hui l’œuvre principale au public, naquit le 24 Juillet 1888, à l’lle de Groix, de Jean-Pierre Calloc’h, marin-pêcheur et de Marie-Josèphe Glouhec, originaire de Locmiquélic, village de pêcheurs aux environs de Lorient. Si le barde eut à souffrir plus tard des mécomptes de la vie, il fut toutefois heureux en ce qui concerne ses parents. Son père était un homme très intelligent et très bon, qui avait même commencé ses études en vue de la prêtrise, mais avait dû y renoncer faute d’argent. C’était un excellent chrétien, assistant régulièrement aux offices et l’on parle encore dans l’Ile du gros livre qu’il apportait toujours à l’Église. Sa mère, qui lui survit, est une femme courageuse et bonne, qui a toujours su donner à ses enfants l’exemple de sentiments profondément et sincèrement chrétiens. Devant les malheurs terribles qui l’ont accablée sans relâche, ses lèvres ont désappris le sourire, mais elle ne s’est pas aigrie ; calme et digne, résignée, elle a toujours tenu tête aux infortunes et Dieu sait, cependant, combien celles-ci furent nombreuses et pénibles. Tout d’abord, ce fut son mari qui mourut noyé au Croisic, à la suite d’un accident, un soir qu’il lisait à bord de son bateau. Jean-Pierre était alors au séminaire et n’avait que quatorze ans ; puis ce fut ses deux filles qui, après avoir donné les plus belles espérances, moururent successivement après une longue et cruelle maladie ; ce fut ensuite l’état de santé de Jean-Pierre lui-même qui donna des inquiétudes sérieuses à un moment et l’empêcha d’accomplir le rêve de sa vie, c’est-à-dire l’entrée dans les ordres après de solides et brillantes études ; ce fut enfin le coup terrible de sa mort et, aujourd’hui même la malheureuse femme n’a pas encore achevé de gravir son dur calvaire. Ah ! que le souvenir des premières années de son ménage, alors que toute la maisonnée heureuse et nombreuse disait en commun la prière du soir autour du foyer familial doit être à la fois cher et douloureux à la mère du barde breton et qu’il doit lui sembler lointain !
Dès l’âge de deux ans et demi, Jean-Pierre fut envoyé à l’école chez les Sœurs ; de là, à six ans, il passa chez les Frères, où il resta quatre ans ; comme il montrait beaucoup d’intelligence et d’application, un prêtre, l’abbé Leroux, lui donna des leçons particulières et, à onze ans, il obtint d’entrer au petit séminaire de Vannes ; à 16 ans, il passa son baccalauréat ès-lettres et l’année suivante quitta le séminaire. Entre temps, il avait perdu son père, comme nous l’avons vu plus haut, mais Dieu lui en avait donné un autre en la personne de l’abbé Corignet, alors vicaire à Groix et qui pleure aujourd’hui en lui celui qui fut son fils adoptif.
Il semble bien que c’est au séminaire que s’est éveillée la vocation poétique de jean-Pierre Calloc’h et ce fut certes pour lui au cours de la vie un réconfort puissant que de pouvoir écrire ses larmes ; triste, voire même parfois sombre et muet, lorsqu’il pensait aux tristesses de son foyer, il cachait un cœur de la plus délicate tendresse ; il aimait comme les Bretons savent aimer l’île sauvage dont les rocs défient la puissance arrogante de l’Atlantique et dont les rudes pêcheurs vont arracher à l’Océan le pain de leurs familles au cours d’intrépides croisières ; pour chanter son île, pleurer ses douleurs et les endormir, clamer la foi religieuse qu’il avait si pure et si profonde, le jeune barde se servit tout d’abord du français, puis, trouvant le breton un meilleur instrument poétique pour lui, il arriva à s’en servir à peu près exclusivement. Il est inutile de dire qu’à cette époque du réveil du sentiment breton et de la langue littéraire bretonne, Jean-Pierre Calloc’h devait prendre de bonne heure une place importante dans le mouvement de renaissance celtique sous le pseudonyme de Bleimor (loup de mer) qu’il adopta dès le début ; il en restera une des plus nobles gloires.
À sa sortie du séminaire, ne pouvant, par suite de sa santé, poursuivre ses études de prêtrise — ce qui fut pour lui un désappointement atroce, — il fut appelé à remplir quelques postes de maître-surveillant dans divers établissements religieux d’éducation. C’est ainsi qu’il passa trois ans à Paris et un an à Reims. Il y donna entière satisfaction, mais ne s’y plût pas : le Breton s’y sentait trop déraciné. Même avant de partir, en Septembre 1907, il écrivait à un correspondant : « Je compte donc plus que jamais, mon cher J…., sur le secours de tes prières. Tu devines toi-même qu’à présent, je vais en avoir plus besoin que jamais en cette grande ville que je déteste d’avance, si pleine de dangers de toutes sortes et où, par dessus le marché, je serai isolé ou à peu près ». Dans une lettre écrite de Paris même, il disait : « Je n’ai pas grand chose à faire dans ce Paris, et je m’y ennuie, et je n’ai pas le courage de me désennuyer en écrivant aux amis de Bretagne. Ma mélancolie est aux grandes marées tous ces jours-ci… En attendant, Paris me dégoûte. Vive la province, mon cher…, et vive la Bretagne ! Cette « ville-lumière » est immensément lâche et malpropre. Je comprends que les Bretons y meurent en foule ». En Novembre de la même année (1907) il déclare : « J’aimais bien ma Bretagne avant de venir à Paris ; à présent, je crois que j’en suis fou ». Dans une autre lettre, il s’exprime ainsi : « Paris ne vaut pas grand chose, tiens ! Il y a du bien là-dedans, mais pas plus qu’ailleurs, tandis que le mal déborde, surtout en ces jours de Carnaval et de Mi-Carême » ; parlant des « aristocrates », il se montre sévère à leur égard et les accuse de n’être que des païens et des païennes ; plus loin, on rencontre une autre note, bien caractéristique de ce garçon si doux, si timide, mais qui, des fois, était terrible : « Comme la Bretagne est bonne et belle à côté de cette Géhenne ! Quand le grand Paris flambera dans le feu de Dieu, je connais quelqu’un qui se frottera les mains !… »
Un passage d’une autre lettre adressée à M. l’abbé Corignet, montre bien à quel point montait parfois sa détresse morale et fait comprendre ainsi l’idée qu’il se faisait de son rôle de maître : « Il faut que je finisse cette lettre dans laquelle je vous entretiens de mes chers morts : c’est un flot de souvenirs qui me monte au cœur avec un flot de larmes, et je suis en étude du soir, après la promenade faite par mon confrère, devant vingt-cinq petits mousses qui ne bronchent pas ; il ne faut pas qu’ils s’aperçoivent que leur maître, leur « ennemi », a grand besoin de pleurer. Pauvres chers bambins ! Ils me trouvent sévère, grâce aux dix minutes d’arrêt que je leur lance à tort et à travers. J’ai même donné un pain sec. Que Dieu et la Très Sainte Vierge m’inspirent les meilleurs moyens de faire du bien à leurs petites âmes. Chaque matin, j’offre à Dieu, pour elles, mes souffrances ». Jean Calloc’h fut, en effet, toujours à la recherche des moyens de faire du bien autour de lui et de communiquer ses convictions religieuses et bretonnes aux personnes avec lesquelles il entrait en contact. En ce sens, il avait véritablement une âme d’apôtre.
À l’époque des vacances, c’était une joie profonde pour lui que de pouvoir venir se retremper dans l’air natal et revoir sa chère île ; il vivait alors de la vie du marin et s’embarquait souvent pour les campagnes de pêche au thon, qui est celle préférée des Groisillons. Une des poésies de ce recueil racontent les misères et les déboires de ce dur métier ; c’est celle qui a trait à la croisière de l’ « Aquilon » mais il aimait cette vie qui avait été celle de son père et de ses ancêtres, et puis, comme il n’était pas riche, cela lui permettait parfois de faire des gains assez appréciables et d’aider ainsi sa famille. Il vivait à bord des robustes bateaux groisillons, comme ailleurs, en Breton et en chrétien. Le capitaine de l’ « Aquilon », lui-même, M. Eugène Even, me disait que la grande préoccupation de son ami Jean-Pierre était de rechercher les mots bretons les plus anciens pour en enrichir le vocabulaire moderne courant. Souvent, dans ses moments de loisir, au large, il jouait à l’équipage assemblé quelques airs sur la flûte, principalement des airs bretons et religieux ; bien souvent aussi, il restait seul dans ses réflexions et interrogeait muettement l’immensité qui l’entourait sans que l’équipage osât le déranger.
À Paris, il avait aussi ses moments de liberté, mais il les occupait d’une manière qui n’est pas commune à beaucoup de jeunes gens, c’est-à-dire à la prière, à l’étude, aux recherches dans les bibliothèques. Il s’intéressait extrêmement à l’histoire de son île natale et était toujours à l’affût des documents y ayant trait. Pendant tout ce temps, il espérait parfois et désespérait plus souvent de pouvoir atteindre l’objet de ses vœux : l’ordination et l’église paisible dans une de nos calmes campagnes bretonnes. C’est au cours de son service militaire, accompli comme soldat auxiliaire à Vitré, qu’il apprit qu’il devait renoncer définitivement à ses espoirs et il ne se consola jamais de leur naufrage.
Néanmoins, il était chef et soutien de famille et il ne lui fallait pas se décourager. À sa sortie du régiment, il rentra donc dans l’enseignement comme surveillant pour pouvoir préparer sa licence. Au moment où la guerre éclata il était maître-surveillant à l’école Supérieure de Commerce et d’Industrie de Paris. Il avait su, en dépit de ses abords froids et réservés, s’y attirer la sympathie de son Directeur, l’amitié et le respect de ses collègues et l’affection de ses élèves. Comme me le disait M. Wiriath, le directeur de l’École, un homme qui s’y connaît en hommes, dans un milieu où les idées religieuses n’étaient pas précisément en honneur, mais où l’on savait rendre un juste hommage aux convictions sincères, Jean-Pierre Calloc’h pratiquait sans ostentation, mais aussi sans la moindre fausse honte. Il y jouait même aussi le rôle de directeur de conscience à l’occasion ; c’est ainsi que parmi ses papiers j’ai retrouvé une lettre très curieuse d’un de ses anciens élèves, avec lequel il était resté en relations épistolaires après son départ à la guerre. Ce jeune homme y parle philosophie avec une fougue et une emphase naïves et discute les grands problèmes qui la confondent avec une amusante désinvolture ; il écrit même à son ancien maître que ce qu’il avait pris pour son système philosophique n’était, il le voyait bien d’après sa dernière lettre, que des lambeaux de scolastique et de religion ! Il serait assez intéressant de lire la réponse de Calloc’h à cette boutade du jeune philosophe.
Nous avons dit que Calloc’h était une des figures, une des valeurs du mouvement breton. Pour bien comprendre le poète et son œuvre, il nous faut dire en quelques mots rapides ce en quoi consistent les idées bretonnes auxquelles j’ai déjà fait allusion. Comme on le sait, la Bretagne qui ne fut réunie qu’assez tard à la France — l’absorption de l’une par l’autre n’eut lieu en réalité qu’à l’époque de la Révolution — la Bretagne, dis-je, a conservé plus que nulle autre province une originalité très accusée et une mentalité bien nettement distincte. Peuplée par une race celtique fortement attachée à ses traditions, sans toutefois être ennemie du progrès comme on le croit assez généralement, la Bretagne, ou tout au moins la Basse-Bretagne, a conservé l’héritage précieux de la langue bretonne. Cette langue, apparentée de très près à celle que parlaient les ancêtres des Français, avant la conquête romaine et à celles que parlent encore aujourd’hui les Gallois comme M. Lloyd George et les Irlandais est dédaignée, ignorée par les pouvoirs publics et son emploi est même formellement interdit à l’école, ce qui est monstrueux en ces temps de liberté et de culture. Quoiqu’il en soit, la Bretagne représente en France la tradition celtique ; elle y est une lumière que la France ne peut laisser s’éteindre sans diminuer son propre éclat. Les Bretons savent mourir courageusement pour la Grande Patrie quand il le faut — Bleimor et tant d’autres l’ont bien montré, — mais l’idée celtique, l’idée bretonne que représente la Petite Patrie peut encore rendre de plus grands services que le sang breton lui-même à la France qui est, elle aussi, il ne faudrait jamais l’oublier, une nation celtique. Comme le disait le poète lui-même : « La Bretagne est un vaisseau à côté d’un autre plus grand, la France », mais pour qu’il en soit ainsi, il faut évidemment que notre pays ne soit pas étouffé par une centralisation contre nature et sottement poussée à l’excès ; il faut qu’il puisse se développer librement dans le sens où il peut atteindre au plein rayonnement de sa force, c’est-à-dire dans le sens breton, dans le sens celtique, et il lui faut pour cela conserver l’idiome si cher et si jalousement défendu par tant de générations.
Calloc’h avait donc sa place toute marquée parmi les militants bretons qui commencèrent leur ardente campagne vers les premières années de ce siècle. Il fit partie de l’ « Union Régionaliste Bretonne », puis de la « Fédération Régionaliste de Bretagne ». Il collabora également à différentes revues bretonnes, comme Dihunamb (Réveillons-nous), revue mensuelle dont l’histoire est un véritable roman de foi patriotique, le Pays Breton, Brittia, etc. Finalement, il songeait à l’établissement, pour la défense de la langue bretonne, d’une nouvelle Société de combat pour l’après-guerre, mais ne s’était ouvert de ce projet qu’à peu de personnes, craignant l’intervention intempestive de ces brouillons et de ces détraqués qui n’ont pas, hélas, plus manqué au mouvement breton qu’aux autres mouvements intellectuels. Soudain la guerre éclate ; la France, la grande patrie est attaquée ; la Bretagne n’hésite pas et les Bretons veulent partir au front : Calloc’h, quoique classé dans le service auxiliaire, voulut faire la campagne. D’après son livret militaire, elle lui compte à partir du 25 Janvier 1915 ; il fut d’abord élève-aspirant au centre d’instruction de Saint-Maixent du 1er Avril au 12 Août 1915 et fut promu aspirant le 20 Août de la même année.
À l’armée, il donna toujours l’exemple du plus beau et du plus simple courage et l’on en pourrait donner maints exemples ; à l’assaut, armé de la hache d’abordage que lui avait envoyé un ami, M. A. Colin de Larmor, il était terrible ; quand ses hommes de garde étaient trop « marmités » au poste, il prenait lui-même leur place sans dire un mot et y restait toute la nuit ; on se demande vraiment pourquoi sa nomination au grade de sous-lieutenant se fit si longtemps attendre et pourquoi il ne fut pas décoré[1].
En tout cas, le souvenir du lieutenant Jean-Pierre Calloc’h n’est pas oublié parmi ceux de ses frères d’arme qui lui survivent et ils se rappellent encore cet officier modèle, qui fut à la fois une belle intelligence, un bon soldat, un Breton et un bon chrétien. La simple énumération des livres trouvés dans sa malle d’officier après sa mort, le dépeint bien : la Biblia Sacra ; Bourru, soldat de Vauquois, de Jean des Vignes Rouges ; Gingolph l’Abandonné, de René Bazin ; l’Imitation de Jésus-Christ (en breton), le Livre du gradé, l’Histoire de M. Polly, de H.-G. Wels, l’Orestie, les Choëphores, les Euménies, d’Eschyle, Notennou diwar benn ar Gelted Koz, Ar Ouiziegez, Skiant ar Vuhezegez, ar Gelennadurez (en breton. Notes sur les Anciens Celtes, les Connaissances, la Science sociale, l’Instruction). Sonnenneu Bretoned er Morbihan (Chants des Bretons du Morbihan, en breton), voire même un de ces romans policiers qui plaisent à son esprit épris de récits d’aventures.
Calloc’h, au début, espérait bien revenir de la guerre ; il me l’avait souvent dit, mais hélas il se trompait, en effet, le mardi de Pâques 1916, alors que la nature se reprend à la vie et à l’espérance, le barde breton, frappé d’un éclat d’obus à la tête mourait à Urvillers pour la France. Ce fut une perte douloureuse pour sa mère, sa famille, ses amis ; c’en fut aussi une très dure pour la Bretagne, qu’il aimait si tendrement et pour laquelle il voulait tant faire ; avant toutefois d’aller courir les risques de la guerre, il avait eu soin de me confier un manuscrit de poésies bretonnes pour le faire imprimer au cas où il viendrait à disparaître. C’est là un pieux devoir que j’ai estimé un honneur de remplir de mon mieux et je concluerai ces lignes rapides en exprimant le vœu sincère, qui était aussi celui de Jean-Pierre Calloc’h, que ce livre puisse faire refleurir au cœur de nos compatriotes bretons l’amour de leur langue magnifique, vieille peut-être mais toujours noble et vigoureuse et que nous ne saurions laisser s’abâtardir sans déchoir et être indignes de nos pères.
- ↑ Il vient de l’être et cette croix posthume a été une grande joie pour sa mère, sa famille et ses amis (1920).