Alphonse Lemerre (p. 130-132).

XXI

LE LÂCHE


 
Pour toi seule j’aurai vécu des jours stériles.

Le soir où je partis vers les luttes viriles,
Tragique, armé de pied en cap comme un guerrier,
Pour gagner à mon front la palme de laurier,
Ce soir fut magnifique et beau comme un mensonge.
Mon cœur en est encor plein d’orgueil, quand j’y songe.
J’allais, les yeux tournés vers l’horizon béni.

Puis je t’ai rencontrée ; alors ce fut fini.


J’aperçus tes grands yeux sur le bord de ma route ;
Et, pareille à la voix des vagues qu’on écoute
Du haut des monts, ta voix d’ange qui me trompa,
Ta voix triste, ta voix lente m’enveloppa.
Alors plus d’âme, plus d’orgueil, plus de délire ;
Tu venais de tuer en moi la sainte lyre.

Les femmes sont le mur contre qui tout vient choir.

Et maintenant le ciel vers qui je marche est noir.
Car j’eus comparé vite en mon cœur de poète
Les étoiles du ciel aux grands yeux de ta tête.
Mais le ciel, qu’est le ciel ? Regarde. Le voilà.
Tes yeux sont bien plus beaux que les astres qu’il a,
Encor que les lueurs n’en soient pas éternelles.

Et j’ai vécu depuis, penché sur tes prunelles.

Qu’ont-ils donc tes grands yeux, tes grands yeux triomphants
Et doux parfois aussi comme des yeux d’enfants ?
Et tes beaux bras, qu’ont-ils donc, tes beaux bras de neige,
Pour m’avoir pris sur la cîme que Dieu protége,
Sur le mont magnifique où je trônais debout,
Et m’avoir de si haut fait choir plus bas que tout ?


Quel roc as-tu donc, femme, au fond de tes entrailles ?

C’est ton cœur qui m’a pris dans ses horribles mailles,
Dans le filet funèbre où je dors à présent.
C’est ton cœur, c’est ton cœur, ton cœur stérilisant,
Ton cœur de courtisane impure et non de vierge,
Toujours plein de nouveaux passants comme une auberge,
C’est ton cœur toujours plus affreux toutes les nuits,
C’est ton cœur qui m’a fait le lâche que je suis !