Alphonse Lemerre (p. 234-237).

XIV

L’INCONNU


J’avais marché depuis le matin jusqu’au soir.
Le ciel redevenait insensiblement noir.
Le soleil s’enfonçait tout rouge dans les grêves.
Un moment je levais la tête vers mes rêves,
Quand je vis se dresser devant moi dans le fond
Du ciel un Inconnu grave au regard profond.
À gauche s’étendait une forêt de mousse
Où des femmes allaient et venaient dans la douce
Lueur du crépuscule avec de tendres voix
Comme celles qu’avaient en elles autrefois

Les Sirènes ! À droite une forêt, plus noire,
Plus triste, mais gardant au fond d’elle la gloire
Des visions que l’œil de la chair ne voit point.
Et le grand Inconnu me la montrait de loin.

J’étais jeune, j’étais lâche, j’étais sans force.
Je dirigeai mes pas à gauche où sous l’écorce
Des arbres je voyais en travers des chemins
Les Déesses d’argent qui me tendaient les mains.
Oh ! comme en peu de temps toutes choses chavirent !
Rappelle-toi, mon cœur, les peines qui suivirent
Et l’isolement noir dans lequel tu tombas.
Faut-il, Seigneur, monter si haut pour choir si bas !
La beauté de la femme est pareille à la houle
Des fleuves qui pendant des mois entiers vous roule
Doucement et de vague en vague vous conduit
Jusqu’à l’obscur et froid silence de la nuit
Où pour l’éternité des ans il faut qu’on meure.
Quand je me réveillais après la nuit, à l’heure
Où le dernier éclat des lunes disparaît,
Où l’on n’entend encor par toute la forêt
Que la voix des petits rossignols dans les branches,
Sans mouvement, couché sur ces poitrines blanches,
Je semblais un cadavre en la neige enfoncé,
Et les gens qui passaient disaient : Il est glacé.

Un matin l’Inconnu se leva dans l’aurore
Et, me regardant, dit avec sa voix sonore
Et douce : « Tu n’as pas suivi le vrai chemin.
Tu t’es laissé tromper par le délire humain,
Cet aveugle qui veut guider l’âme des hommes.
Là-bas, dans la forêt formidable, nous sommes
Quelques-uns qui vivons de luttes pour gagner
Les cieux étincelants. Rien ne peut éloigner
L’âme, le blanc lutteur, du ciel, la palme offerte.
Veux-tu venir là-bas sous la forêt déserte ?
Tu n’y souffriras pas les effroyables maux
Qui font les hommes vils comme les animaux
Et qui brisent le corps mortel sans hausser l’âme
Divine. Mais le feu du soleil et la flamme
Des astres guideront nuit et jour tes pensers
Vers les deux que ta vie ancienne a courroucés.
Et quand tu les auras regagnés à ta cause,
Tu les verras s’ouvrir sur toi comme une rose
Immense, les grands cieux ! et rayonnants et purs
Te verser l’éternel parfum des jours futurs.
Car, ô mon fils, la vie humaine est trop charnelle
Pour être toujours forte et pour être éternelle…
Le corps n’est rien, et l’âme est tout. Après les jours
D’ici-bas, par les uns vécus dans les amours,
Et par les autres dans la haine insatiable,
Quand le corps, étant fait de boue et périssable,

Retourne dans le fond de l’ombre et du néant,
L’âme surgit alors comme un œil de géant,
Et monte. Mais quand l’homme a méconnu le rêve,
Et que sur lui le jour mortuaire se lève,
L’âme suit au tombeau le corps évanoui,
Et, n’ayant pas prévu le ciel, meurt avec lui.
Si tu veux vivre après la mort, si tu veux être
Un de ceux qui verront l’aube immense apparaître
Sur ce néant des jours qui passeront, alors
Suis-moi ! sinon va-t-en, et meurs avec ton corps. »

Il se tut. Et sa main forte élevant la mienne
Me fit voir, au-dessus de la forêt ancienne,
Toute noire, le beau ciel tout bleu, rayonnant
D’étoiles, pour lequel je lutte maintenant.