À force d’aimer/2/08

Alphonse Lemerre, éditeur (p. 277-290).
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VIII



René pensait :

« Je n’ai qu’une chose à faire. Provoquer Ludovic Chanceuil, et le tuer, si je peux. Mais comment m’y prendre ? C’est très difficile d’obtenir un duel sérieux avec un monsieur qu’on n’a jamais vu. Et je n’ai pas de temps à perdre. »

Ce n’était pas seulement par suite d’un raisonnement fait de sang-froid que le jeune homme souhaitait le combat à mort avec un adversaire inconnu même de visage. Une vraie fureur physique le soulevait quand il songeait au désir que ce misérable pouvait avoir de Huguette. Certes, il pensait bien que, dans une âme pareille, la fortune de la jeune fille et la situation politique à laquelle pourrait aspirer celui qu’elle épouserait, constituaient les appâts les plus capables d’inspirer une ténacité si féroce. Mais, après tout, l’abominable prétendant avait des sens. Huguette, par sa grâce délicieuse, en eût éveillé chez l’homme le plus froid. Et, dans ses rêves d’avenir, nul doute que ce Ludovic Chanceuil n’escomptât, par l’imagination, ses droits de futur mari. À cette idée, René bondissait comme un amant jaloux. Non pas qu’il éprouvât, pour celle en qui toujours il avait vu sa sœur, autre chose que la plus pure affection fraternelle, mais les circonstances mêlaient à cette affection quelque vivacité romanesque ; et, depuis son entretien avec cette sœur, la suavité découverte en elle affinait son sentiment, l’imprégnait de respect, d’ombrageuse délicatesse.

D’ailleurs, une haine montait en lui contre l’homme auquel il devait la révélation tragique des crimes de son père, et qui l’acculait au rôle, sinon de justicier, du moins d’assesseur consentant et presque d’aide-bourreau. Oui, ce serait un soulagement et une solution de tuer Chanceuil. Si cette mort ne sauvait pas Vallery, elle délivrerait Huguette. Elle empêcherait le sacrifice volontaire de la jeune fille.

Et pourquoi cette juste exécution d’un misérable ne suspendrait-elle pas le drame dont, à l’avance, Marinval frissonnait d’appréhension ? Fortier avait beau dire, la campagne entreprise par l’Avenir social s’embarrasserait dans les tergiversations et les lenteurs, peut-être même n’aboutirait pas, sans le document que détenait Chanceuil. Celui-ci disparaissant, le fameux papier, trop bien caché par lui, devenait peut-être introuvable, ou tombait dans les mains de gens qui seraient heureux de le vendre au prix que Vallery pouvait y mettre. Ainsi, de nouveau, le silence se ferait autour des hontes irréparables. La vengeance n’éclaterait pas. La sensation de cauchemar dans laquelle vivait René disparaîtrait, avec l’invincible remords dont il était vaguement troublé. (Car, de temps à autre, s’éveillait en lui la voix disant : « Je suis son fils… son fils !… ») Et les beaux yeux de Huguette continueraient à s’ouvrir dans l’innocence et l’ignorance, — les beaux yeux, destinés, sans son fraternel secours, à des larmes si affreuses !

« Mais Chanceuil peut me tuer, » se dit une fois le jeune homme.

Cette réflexion n’amena sur ses lèvres qu’un sourire de fatalisme et de mélancolie.

Sa résolution était donc bien prise. Restaient les difficultés de l’exécution. Où, comment, à quel propos, insulterait-il Chanceuil assez gravement pour que des témoins acceptassent les conditions d’un duel à mort ? S’il laissait soupçonner au chef de cabinet qu’il connaissait sa conduite de Judas, il compromettrait Horace. Celui-ci, en effet, avait dû engager sa parole de sauvegarder l’incognito du dénonciateur. Et lui, René, rédacteur de l’Avenir social, était implicitement solidaire de la discrétion de son maître. Ce n’était pas par Fortier qu’il connaissait le nom de Chanceuil ; mais pouvait-il faire intervenir Huguette ?… Ce sujet d’attaque, le seul plausible et grave, lui était donc interdit.

Il y songea vainement toute une nuit, déconcerté par l’extravagance des plans qui lui venaient en tête.

« Je pourrais payer une femme pour l’aborder quand il sortira du ministère, » pensait-il, « et pour jouer ensuite le rôle de ma maîtresse, dans la scène de jalousie que je provoquerai immédiatement… »

Toutefois ce moyen le dégoûtait. D’ailleurs comment désignerait-il son adversaire à la complaisante créature ? Il ne le connaissait même pas de vue.

Le matin, de très bonne heure, il se rendit au journal. Dans l’antichambre, un monsieur insistait auprès du garçon pour faire passer sa carte au directeur.

— « M. Fortier n’est pas arrivé, monsieur, je vous assure, » répétait l’homme.

— « C’est bien contrariant. Où demeure-t-il ? Croyez-vous que je le rencontrerais chez lui ?

— Ah ! » dit le garçon, qui leva les yeux au bruit de la porte, « voici M. Marinval, à qui vous pouvez parler comme à M. Fortier lui-même. »

Le monsieur se retourna. René vit un jeune homme à la physionomie arrogante et nulle, assez joli garçon malgré sa pâleur fripée de noctambule parisien et la prétention de son costume : son menton guindé sur une haute cravate, et ses hanches enjuponnées dans une ample et longue redingote, qui efféminait sa silhouette. Machinalement le garçon de bureau tendait au rédacteur la carte de ce visiteur pressé. Mais Marinval eut à peine besoin d’y jeter les yeux pour savoir qu’il était en face de Ludovic Chanceuil. La lecture du nom sur le carré de bristol ne fit que confirmer une instinctive certitude.

— « Que voulez-vous ?… » prononça-t-il d’un ton si agressif et dédaigneux que le garçon de bureau en sursauta d’étonnement.

— « Mais… vous apprendre à être poli, d’abord, monsieur ! » riposta Chanceuil, avec un mouvement nerveux de la main qui tenait sa canne et un redressement rageur des épaules.

René n’écouta pas sa réponse. Il le regardait, sentant d’abord la nécessité de fixer ce visage dans sa tête, pour le retrouver tout à l’heure autre part, — dans un café, au théâtre, n’importe où, mais ailleurs que dans cette antichambre de journal. Car il n’avait ici ni le lieu ni le sujet d’une provocation sérieuse. Cependant l’envie de lever la main et de frapper cet homme au visage grandissait en lui, menaçait de l’emporter sur sa raison et sur sa volonté. Chanceuil vit une telle menace dans son silence et dans ses regards, que, malgré une dose suffisante de bravoure, il en fut secrètement impressionné.

— « On dirait que vous me cherchez querelle, monsieur ? » reprit-il.

Et il ajouta, avec un petit ricanement qui sonna faux :

— « Est-ce bien à moi que vous en voulez ? Nous ne nous sommes jamais vus… Et vous m’avez l’air assez égaré par la colère… ou autre chose… pour ne pas trop savoir à qui vous vous adressez.

— Si, » dit Marinval avec une froideur apparente plus redoutable que la violence, « je sais à qui je m’adresse. Vous vous appelez Ludovic Chanceuil. Vous avez été longtemps le secrétaire particulier » (il appuya sur le mot) « d’Édouard Vallery. Vous êtes maintenant le chef de cabinet du ministre de Percenay. Et de plus vous êtes… » (Il hésita, déterminé encore à se contenir. Mais, dans un éclair, il entrevit une interprétation possible à son attaque, et il ouvrit l’écluse à son furieux mépris) : « Vous êtes un misérable !…

— Insolent !… » cria Chanceuil, qui en même temps leva sa canne.

René saisit le jonc et le rabattit.

— « Oui… » poursuivit-il avec la hâte de s’expliquer sans laisser s’égarer les soupçons de l’autre. « Je ne sais pas ce que vous venez faire ici. Mais le seul fait que vous mettez les pieds dans ce journal est une lâcheté de votre part. Vous appartenez au parti que nous attaquons. Votre patron actuel et celui que vous avez servi ont été récemment menacés par nous de révélations foudroyantes. Que venez-vous donc faire chez nous, si vous n’êtes pas envoyé par eux pour acheter notre silence ? Donc votre démarche me déplaît, et je vous chasse !… »

Chanceuil fut tellement abasourdi par cette accusation, toute contraire à celle qu’il attendait, que, sans relever les expressions offensantes de son agresseur, il tenta de remettre la situation dans son vrai jour :

— « Monsieur, » dit-il, « si vous n’êtes pas absolument fou, dans un instant vous me ferez des excuses. Je ne connais qu’un directeur à ce journal, et ce directeur, c’est M. Fortier. Lui seul aurait le droit de m’interdire ses bureaux, et il y songe si peu qu’il est en négociation avec moi pour une affaire qu’il considère comme du plus haut intérêt. Je ne l’autorise pas à vous la confier. Mais il vous dira du moins qu’elle est absolument en opposition avec les intentions que vous me supposez.

— Vous mentez, » dit René tranquillement.

Une seconde fois la canne de Chanceuil se leva, et une seconde fois Marinval la saisit. Mais il ne la lâcha plus, malgré les efforts de l’autre pour la lui arracher. Ce fut une courte lutte, dont le bruit attira deux autres témoins : un reporter et un compositeur d’imprimerie qui se trouvaient dans la salle de rédaction. Et ils constatèrent la confusion de Chanceuil, car, tout à coup, par une rotation brusque de la canne, René lui tordit le poignet d’une manière si soudaine et si douloureuse, que, malgré son orgueil et sa rage, le chef de cabinet ne put réprimer un cri.

René resta maître de la canne, qu’il jeta à terre, vers la porte, de la plus méprisante manière.

Blême et suffoqué d’humiliation, Chanceuil resta quelques secondes immobile. On crut qu’il allait se jeter sur Marinval. Le fait est qu’il avait la tête si perdue de fureur que, eût-il tenu un revolver, il aurait certainement tiré. Mais, outre la répugnance, due à son éducation, pour la lutte à coups de poings, le sentiment de sa vigueur moins grande et la douleur de son poignet le rendirent circonspect. Il fit signe au garçon de bureau de lui ramasser sa canne, et, comme ses doigts se fermèrent dessus assez péniblement, il comprit que cette arme elle-même ne pouvait le servir. Il prit donc le parti de recourir à la dignité. Il dit au garçon :

— « Voulez-vous m’écrire le nom de ce monsieur — car je ne le connais même pas — et son adresse personnelle, pour que je lui envoie mes témoins ? »

Sans mot dire, l’homme griffonna les quelques mots sur une feuille marquée en tête du titre : L’Avenir social, et la tendit à Ludovic Chanceuil. Celui-ci tourna sur ses talons, d’un mouvement vif, qui fit onduler la jupe de sa longue redingote, puis il disparut, et la porte battit derrière lui.

— « Ah !… » fit René, qui respira très fort, avec une évidente allégresse.

Il regarda les trois témoins de la scène, comme s’il s’apercevait pour la première fois de leur existence, puis il ouvrit la bouche pour les prier de ne pas raconter l’affaire à M. Fortier jusqu’à ce que le duel ait eu lieu. Mais le côté enfantin de cette précaution le frappa avant qu’il eût prononcé une syllabe. Il ne voulut pas avoir l’air d’un enfant qui craint d’être grondé. Il se tut donc et rentra dans son cabinet.

La querelle entre Marinval et Chanceuil ayant eu trois témoins, trois versions en circulèrent. Celles du garçon de bureau et du compositeur d’imprimerie défrayèrent les conversations des sous-sols. Mais le récit du reporter parut en « écho » dans les journaux du soir. Des rédacteurs bien informés annoncèrent que M. Ludovic Chanceuil, ancien secrétaire de M. Vallery, et jadis étroitement mêlé à l’affaire du Tunnel, était allé demander raison à M. Fortier, au sujet de l’article tant remarqué dans l’Avenir social. Reçu par M. Marinval, en l’absence du rédacteur en chef, il s’était pris de querelle avec l’auteur de La Force inconnue, et la scène s’était terminée par une provocation.

Par extraordinaire, aucun bavardage n’était parvenu aux oreilles d’Horace, et ce fut par les journaux qu’il apprit ce qui se passait.

Il les lisait, vers dix heures du soir, dans son cabinet de directeur. Il sonna le garçon, et lui demanda si M. Marinval se trouvait dans les bureaux.

— « Non, monsieur, » répondit l’homme.

— « Allez voir s’il est rue Montaigne, et priez-le de venir me parler immédiatement. »

Dix minutes après, le garçon de bureau apportait les excuses de M. Marinval. Impossible à celui-ci de quitter l’appartement, où il attendait deux de ses amis.

« Ainsi c’est exact, » pensa Fortier, « L’enfant va se battre avec Chanceuil. C’était fatal s’il apprenait son nom. Mais comment l’a-t-il découvert ? »

Malgré la fermeté de son caractère, — fermeté voulue autant que naturelle, et systématiquement cultivée, — le socialiste fléchit sous une anxiété voisine d’une défaillance. Une idée à demi superstitieuse fit palpiter en sursauts convulsifs son cœur presque inébranlable :

« Vais-je causer la mort du fils comme j’ai causé celle de la mère ?… »

Une image rapide lui représenta ce beau René, si ardent, si jeune, étendu, tout pâle, avec du sang sur ses habits. Aussitôt elle se confondit, cette image, avec une autre : celle d’Hélène, la tête renversée, un filet rouge sur la blancheur de sa joue. Horace eut un gémissement qui se transforma tout de suite en une exclamation exaspérée :

— « Damnation !… Comment Chanceuil et lui se sont-ils trouvés face à face ? L’histoire des journaux est absurde. Mais qu’y a-t-il au juste là-dessous ? »

Le directeur de l’Avenir social prit son chapeau et sortit.

— « Qu’on apporte les épreuves chez moi, rue Montaigne, et qu’on m’attende pour le tirage. »

À l’appartement, le bruit de sa clef dans la serrure fit sortir René de la bibliothèque.

— « Je vous demande pardon, mon cher maître… J’ai deux amis…

— Tes témoins, n’est-ce pas ?

— Oui, mes témoins. »

Il y eut un reproche attristé dans les yeux du maître, une apologie respectueuse mais fière dans ceux du jeune homme.

— « Va les retrouver, » dit Horace. « Puis tu viendras dans ma chambre, quand ils seront partis. »

Le conciliabule entre les trois hommes dura longtemps. Les témoins de René, surpris des conditions sévères proposées par ceux de Chanceuil, voulaient obtenir de leur client l’autorisation de les refuser. Mais ils trouvaient celui-ci plus acharné encore. Par son ironie, Marinval tâchait d’envenimer l’affaire, et décourageait toute tentative de conciliation.

— « M. Chanceuil a raison de se tenir pour gravement insulté. Mes griefs envers lui importent peu. Ils étaient suffisants pour motiver la correction que je lui ai infligée en le faisant crier de douleur. À moins de lui casser sa canne sur le dos, je ne sais pas de quelle façon j’aurais pu l’humilier davantage. »

Malgré les atténuations que les témoins pouvaient apporter au report de pareils discours, c’était de l’huile sur le feu, et ils le sentaient. Vainement essayaient-ils de surprendre quelque parole moins agressive.

— « Avouez que la colère vous a emporté plus loin que vous ne vouliez, cher ami. Savez-vous que vous avez mis dans un tel état le poignet de ce pauvre Chanceuil, qu’il ne pourra se mesurer avec vous avant trois jours au moins.

— Laissez-lui le temps nécessaire pour qu’il reprenne possession de tous ses moyens. Il en aura besoin, je vous assure, » dit René avec un ton plein de sous-entendus redoutables.

— « Mais enfin, qu’avez-vous l’un contre l’autre ? Qu’il soit exaspéré, qu’il demande une réparation féroce, nous le comprenons, après la façon dont vous l’avez traité. Mais vous, l’offenseur, vous devriez vous tenir pour satisfait, et nous mettre à même de régler plus modérément le combat.

— Je voudrais ce combat plus sévère encore. N’oubliez pas que vous parlez en mon nom, mes amis. Récusez-vous plutôt que de me trahir en ne fixant pas les conditions les plus rigoureuses qu’il soit possible. »

Il n’y avait pas à insister. Les deux témoins promirent de se conformer à ses intentions et le quittèrent.

En passant dans la chambre d’Horace, René se sentait plus troublé qu’il ne devait l’être sur le terrain.

— « Réponds-moi franchement, » dit le socialiste. « Ce n’est pas Chanceuil qui t’a provoqué ? C’est toi qui as cherché ce duel ?

— En effet. C’est moi.

— Comment as-tu su que le possesseur du document, c’est lui ?

— Je l’ai su par une femme.

— Soit, » dit Horace, « garde ton secret. Mais alors pourquoi t’étais-tu engagé à me laisser agir sans me susciter d’obstacles ?

— Mon cher maître, » répondit doucement René, « je n’ai pas de secrets pour vous. Les obstacles que je vous suscite sont venus se mettre d’eux-mêmes dans notre chemin. Vous allez me juger. Je vais tout vous dire. »

Il lui raconta la visite de Huguette.

— « Pourquoi ne m’as-tu pas confié cela tout de suite ? » demanda le directeur. « Si j’avais su qu’une jeune fille était l’enjeu de la partie, aurais-je consenti à relever les cartes ?

— Vous les teniez déjà dans la main. Vous ne pouviez plus vous retirer. »

Fortier se tut, le front irrité, la lèvre plissée de dégoût.

— « D’ailleurs, » reprit René, « comment arrêter Chanceuil si on ne le tue pas ? Il porterait ses documents à d’autres.

— Mais si c’est lui qui te tue, mon pauvre enfant ?

— Alors, » dit le jeune homme, « je vous supplierai d’avoir pitié de ma sœur innocente.

— Je te le promets, » fit Horace avec une émotion contenue.

Après un instant de silence, René reprit :

— « Vous ne me blâmez donc pas, mon cher maître ? Votre désapprobation m’eût ôté ma force et mon sang-froid.

Non, » dit Fortier. « Je t’approuve. Tu fais ton devoir. »