À force d’aimer/2/09

Alphonse Lemerre, éditeur (p. 291-304).
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IX



Le lendemain, comme René arrivait au journal, il fut prévenu que M. Fortier l’avait fait demander deux fois et qu’une lettre pressée, apportée par un commissionnaire, l’attendait sur son bureau.

Avant d’aller prendre connaissance de cette lettre, il entra chez le directeur.

Horace lui montra une correspondance étrangère, lui parla de choses et d’autres. Mais une préoccupation toute différente dominait le chef socialiste. À la fin, il dit négligemment :

— « Tu viens de la salle d’armes ?

— Non, mon cher maître.

— Tu iras ce soir ?

— Non.

— Mais à quoi penses-tu ?

— Ce serait déloyal à moi de m’exercer, » dit Marinval. « Mon adversaire a le poignet abîmé, et ne prend que le temps de se guérir.

— Tu crois ça ?… Et d’un Chanceuil ?… Allons donc ! » s’écria Horace.

René fut touché de l’inquiétude qui faisait passer, à travers le calme habituel de cet homme, des mouvements de nervosité bizarres.

Il eut un petit rire attendri.

— « Mon cher maître, je vous assure qu’il doit avoir le poignet en marmelade. Je le lui ai tordu de façon peu tendre. Je ne le crois pas physiquement lâche, et il a crié comme une femme. D’ailleurs, mes témoins ont vu son médecin. On le surveille. »

Fortier haussa les épaules.

— « Quelle arme a-t-il choisie, ton loyal adversaire ?

— L’épée. »

Horace eut un soupir de soulagement.

— « Alors ce n’est pas sérieux.

— Mettons que ça ne le soit pas.

— Qu’est-ce que tu veux dire ? Quelles sont les conditions ?

— Mon cher maître, je vous en prie !…

– Ne me cache rien, René. À quoi me servirait d’avoir trempé mon cœur dans toutes les luttes et dans toutes les souffrances, si je ne pouvais pas entendre ce que tu vas affronter ? Allons, parle, mon garçon.

— Eh bien, nous aurons le gant de combat pour ne pas être arrêtés par des blessures à la main. Les témoins n’interviendront qu’en cas d’irrégularité, mais non pas si le sang coule. Les reprises seront de deux minutes, avec intervalles de repos de même durée. Et il y aura autant de reprises qu’il faudra pour que l’un de nous deux se déclare hors d’état de continuer.

Les traits de Fortier se contractèrent. Mais il ne fit que cette réflexion :

— « Heureusement, tu es de première force à l’épée. »

René pensa :

« Chanceuil aussi, puisqu’il a choisi cette arme avec de telles conditions. »

Cependant il ne le dit pas.

— « Crois-moi, » reprit son maître, « va tirer un peu tous les jours… »

Et, comme le jeune homme secouait la tête :

— « Au moins tous les deux jours, que diable ! puisque c’est ton habitude. »

René eut un petit sourire têtu, et sortit de la chambre.

Il avait oublié la lettre pressée qui l’attendait. À son entrée dans son propre bureau, il aperçut une longue enveloppe mauve en évidence sur son sous-main.

L’écriture élégante de l’adresse le fit tressaillir, bien qu’il n’eût jamais vu ces caractères élancés, d’une netteté fière.

Il ouvrit et lut :

« Mon cher frère René,

« Vous allez vous battre pour moi. Je l’ai compris, à travers les interprétations inexactes des journaux. Mon cœur est frémissant de reconnaissance et d’inquiétude. Je voudrais vous voir avant le grand danger que vous allez courir. Et il y a quelqu’un d’autre qui veut vous voir aussi. C’est Germaine. Elle est ma sœur par l’affection, et je lui ai tout dit. Je n’ai pas le droit de vous révéler quels sentiments votre noble caractère lui inspire. Mais si de tels sentiments peuvent être pour vous une source de force et de consolation dans le péril ou la souffrance, elle vous les laissera deviner elle-même.

« Dans la maison voisine de la vôtre, rue Montaigne, il y a un passage qui aboutit à une petite porte au fond de notre jardin. Soyez devant cette porte à quatre heures. Nous vous l’ouvrirons. Et je vous jure que vous nous trouverez toutes deux seules.

« Votre sœur qui vous aime, vous remercie et vous admire.

« Huguette. »

« Post-scriptum. Je ne vous parle pas de notre père. Si vous voyiez pourtant combien il est touché de votre conduite, vous comprendriez que certains mouvements du cœur peuvent racheter bien des torts. »

La tentative conciliatrice de cette dernière phrase laissa René indifférent. Mais, à l’exception de ce post-scriptum, il relut dix fois la lettre. Il baisa le papier. Il tremblait de joie. Des larmes d’ivresse lui voilaient les yeux. Un orgueil délicieux le soulevait. Il se grisait d’héroïsme et d’amour. Il balbutiait des mots sans suite, bénissait les chères petites filles, bénissait Chanceuil lui-même. Il avait envie de le tuer et de l’embrasser. Sa haine contre lui tombait. Toutefois il se sentait sûr de le vaincre. Pour tout dire, il traversa quelques minutes de folie — mais de cette folie rare et divine que cause la soudaineté d’un extrême bonheur.

Dans l’incapacité absolue de s’appliquer au travail, ou de s’entretenir avec quelqu’un sans déraisonner, René quitta le journal et alla s’enfermer dans sa chambre. Là, il resta en contemplation devant les arbres de ce jardin sacré dans lequel il entrerait tout à l’heure. Qu’ils étaient beaux, ces arbres ! Avec quelle douceur leurs cimes s’arrondissaient sur le ciel bleu ! Quelle tendresse indicible dans les ondulations de leurs feuillages ! Ô muettes choses ! de quelles passions bienfaisantes ou funestes le pauvre cœur humain ne fait-il pas frémir vos impassibles contours !

Rêve… — rêve bien supérieur à la réalité, qui le transforme en souvenir… René s’en grisa, dévoré d’impatience, jusqu’à l’heure fixée. Enfin, elle sonna !… Il était prêt depuis longtemps. Rien dans sa tenue fort simple ne trahissait les soins anxieux donnés à sa toilette. Mais le choix de sa cravate et de ses gants, le moindre pli de sa jaquette, lui avaient causé des préoccupations inconnues. Des regrets l’avaient saisi d’être si peu au courant de la mode. Chaque détail, jusque-là inconsciemment adopté, soulevait un problème. Pourtant, son miroir, en reflétant son jeune et mâle visage, ses admirables yeux, son front gracieusement encadré de cheveux touffus et vivaces, sa bouche amoureuse sous sa martiale moustache, tout l’ensemble fier et passionné de sa physionomie, avait de quoi rassurer même une timidité plus farouche que la sienne.

À quatre heures, il se trouva devant la petite porte.

Il cherchait vainement un bouton de timbre ou un marteau, et ne savait s’il devait donner un signe de sa présence, lorsque le battant s’écarta comme de lui-même. Il entra vivement, et on referma derrière lui.

Une sensation de caressante fraîcheur et d’ombre parfumée, la vue de ces deux jeunes filles ravissantes et tout émues, le transportèrent dans une autre existence.

Il se trouvait dans un coin de verdure et de mystère, un de ces asiles cachés par un labyrinthe d’arbrisseaux taillés en muraille, qui ont tant de charme dans les jardins du siècle dernier. Un banc circulaire s’enfonçait dans une niche de feuillage. Les trois jeunes gens s’y assirent. Huguette s’était placée au milieu, ayant René à sa droite et Germaine à sa gauche ; ceux-ci, par la courbe du siège, se faisaient presque face.

Ils ne parlèrent pas tout de suite, mais se contemplèrent en souriant. Nul mot ne leur venait aux lèvres. La même confusion délicieuse les oppressait. Ils goûtaient avec intensité la saveur de ce moment unique, la beauté des sentiments qu’ils éprouvaient et s’attribuaient réciproquement, l’âpre volupté de leur trouble et le romanesque de leur singulière aventure.

Enfin Huguette prononça d’une fine voix de cristal, qui se fêlait un peu :

— « René, puisque vous allez vous battre, nous avons voulu vous dire notre reconnaissance, et combien nous vous trouvons héroïque… généreux.., et aussi vous assurer de notre affection profonde… »

Elle s’arrêta. Les derniers mots amenèrent une rougeur sur les trois charmants visages.

René, avec une tendresse encore timide, toucha, sans oser la prendre, la main de celle qui venait de parler.

— « Ma chère petite sœur, je vous ai promis de faire ce que je peux pour vous. Je n’y ai aucun mérite… Car, moi aussi, je vous aime de tout mon cœur, depuis bien longtemps. Et vous me récompensez au delà de toute espérance en associant à votre affection pour moi celle de votre amie… mademoiselle… Germaine. »

En disant cela, il eut le courage de lever vers Mlle de Percenay l’adoration de ses prunelles.

Il rencontra le beau regard de Germaine, plein de la franchise et de la fierté d’une sympathie ardente qu’elle laissait monter librement de son cœur enthousiaste.

Il en fut ébloui.

— « Monsieur, » dit-elle avec fermeté, « je vous ai entendu parler, le jour où vous avez développé vos idées dans une conférence, avant la représentation de ce drame sublime : La Force inconnue. Aujourd’hui, je vous vois agir. C’est peut-être bien peu de vous dire que je suis avec vous de toute mon âme dans vos pensées comme dans vos actes.

— Mademoiselle, » prononça René, « c’est pour moi la suprême récompense… une récompense bien supérieure à mes faibles efforts. Ma sœur peut vous dire ce que je lui ai confessé… En moi, votre souvenir ne s’est pas séparé du sien depuis qu’enfants nous avons joué ensemble. Toutes deux, je vous ai chéries de loin, sans espérer qu’un jour j’aurais ce bonheur de pouvoir vous le dire. Vous ignoriez mon existence… mais moi je vous admirais du fond de mon ombre modeste… Je me plaçais sur votre chemin, je vous suivais à distance… En hiver, quand ces arbres n’ont pas de feuilles qui me cachent les allées de ce jardin, j’ai la bonne fortune de vous y apercevoir quelquefois, du haut de ma fenêtre… Ah ! pardonnez-moi cet aveu !…

— Vous connaissiez mon nom ? » demanda naïvement Germaine, qui pensait à l’héroïne de La Force inconnue.

— « Votre nom !… » s’écria René. « Combien de fois je l’ai répété dans le secret de mon cœur ! Songez donc que je vous le disais quand vous étiez petite…

— Alors, dans votre drame ?… »

Il se troubla légèrement. Le jeune socialiste de sa pièce n’aspirait-il pas à épouser l’idéale Germaine, d’une caste et d’une fortune supérieures à sa propre situation ? L’allusion ne s’arrêterait pas au nom seul. Mlle de Percenay ne blâmerait-elle pas son audace ?

Comme il s’excusait, en hésitant, d’avoir mis sur la scène les chères syllabes, surtout pour désigner une héroïne aussi imparfaite que la sienne, Huguette l’interrompit :

« Oh ! votre Germaine est adorable. Mais elle a le tort de se laisser mourir. Tandis que la nôtre » (et elle entoura de son bras les épaules de son amie) « vivra pour épouser celui qu’elle aime, en dépit de tous les obstacles. »

Mlle de Percenay sourit et eut un mouvement comme pour imposer silence à l’indiscrète. Mais en même temps elle regarda René. Ce regard, rapide et presque aussitôt voilé, disait cependant son choix et sa résolution.

— « Ô René ! » s’écria Huguette, donnant le commentaire expressif et inconscient de cette courte scène, « survivez à cet affreux duel, et nous serons heureux… nous serons si heureux ensemble tous les trois !…

— Mon Dieu !… » murmura le jeune homme, « ce serait un trop beau rêve… un rêve impossible…

— Pourquoi impossible ? » demanda Huguette.

Quelle énergie ne fallait-il pas à René pour expliquer que tout le séparait d’elles, les conventions sociales et le devoir qu’il s’était imposé, les idées et les circonstances, leurs chemins si éloignés dans le passé, plus divergents peut-être encore dans l’avenir. Il parla de sa pauvreté, dans laquelle il resterait volontairement, de l’œuvre à laquelle il consacrait sa vie et qu’il ne consentirait jamais à trahir.

— « Votre père, Huguette, et le vôtre, mademoiselle, représentent la richesse et le pouvoir. Je suis avec ceux qui veulent abolir, ou du moins transformer, l’une et l’autre.

— Monsieur, » dit Germaine, « les distances entre les êtres sont établies, non par leurs situations sociales, mais par leurs façons de sentir. Vous me croyez sans doute trop gâtée par l’existence et trop frivole pour partager vos idées. Laissez-moi vous dire quelles sont les miennes. Vous condamnez la richesse et le pouvoir. Je considère qu’ils ne sont excusables aux mains d’un seul que lorsque celui-ci les met au service de tous. Je ne sais pas si la richesse et le pouvoir individuels sont nécessaires. Je suis trop ignorante pour trancher des questions pareilles. Mais je sais que s’ils tournent à la satisfaction d’un égoïsme personnel, ils constituent l’iniquité la plus monstrueuse. Je les vois accompagnés de telles responsabilités qu’ils m’effraient. Avant de vous rencontrer, je rêvais à quelque grande œuvre de bienfaisance à laquelle j’aurais consacré la fortune que mon père me donnera. Demandez à Huguette. C’était l’objet de mes conversations avec notre admirable institutrice, Mlle Bjorklund. Quand j’ai entendu votre théorie de la « force inconnue », de la Bonté triomphante, il m’a semblé voir s’ouvrir devant moi le chemin où j’aimerais marcher… »

Elle s’arrêta, décontenancée par ce qu’elle sentait lui monter aux lèvres plutôt que par ce qu’elle venait de dire. Et c’était adorable, la pudeur et l’embarras qui rosaient ce fier petit visage, qui faisaient hésiter cette petite âme résolue. L’admiration, un bonheur inouï, mirent des larmes dans les yeux de René. Alors, devant l’émotion de cet homme dont elle connaissait la dignité, la force d’âme, Germaine comprit qu’elle pouvait, qu’elle devait même lui montrer tout son cœur. La supériorité immense de sa position, au point de vue mondain, l’autorisait à se départir un peu de sa réserve féminine. D’ailleurs, chez cette hautaine jeune fille, l’orgueil se déplaçait : en ce moment elle mettait sa fierté dans son amour, et non plus dans la farouche pudeur de son sexe et de son inaccessible beauté.

Elle tendit donc la main à René, en répétant :

— « Oui, vous m’avez montré le chemin où j’aimerais marcher… »

Et elle ajouta :

— « Voulez-vous m’y servir de guide ? »

Le jeune homme se leva, s’inclina devant Germaine, posa un genou en terre, prononça des paroles divinement absurdes. Son discours confus impliquait que, loin de guider Germaine, il demandait à l’adorer comme une idole, à la sentir planer au-dessus de lui comme une inspiratrice… Mais le vrai sens était qu’il l’aimait éperdument et qu’il était fou de joie et d’espoir.

Huguette, triomphante, s’écriait :

— « Je savais bien que vous vous comprendriez ! »

Germaine lui mit les bras au cou, et lui dit, en riant, à l’oreille :

— « Chère petite sœur !… »

Puis, René s’étant relevé, tous les trois eurent en même temps l’idée de la séparation nécessaire, et aussi celle du duel prochain. Des radieuses régions où planaient leurs cœurs, ils redescendirent pour se trouver face à face avec les dangers, les douleurs, les difficultés de la vie réelle. René eut beau affecter l’insouciance, déclarer que maintenant il se sentait fort à combattre une armée, il ne put dissiper l’anxieuse tristesse qui venait de saisir les deux jeunes filles.

Huguette fondit en larmes.

— « C’est horrible ! » gémit-elle… « Et à cause de moi ! Me le pardonnerez-vous jamais ?

— Te pardonner, ma chérie ! » dit Germaine, dont les yeux de velours sombre noircissaient sans se mouiller. « Mais nous te remercions, puisque sans toi, et, hélas ! sans ce duel, ton frère et moi nous ne nous serions peut-être jamais rencontrés.

— Ah ! » dit le jeune homme impétueusement, « s’il fallait me battre chaque fois pour vous voir toutes les deux, je trouverais encore la condition bien douce. »

En prononçant les mots « toutes les deux », il n’avait regardé que Germaine, bien que sa sœur Huguette lui fût vraiment très chère.

Cependant il fallut partir, il fallut que cette heure inoubliable prît fin.

— « Adieu, » lui dit Germaine sur le seuil de la porte. « Quoi qu’il arrive, et même si les circonstances nous séparent momentanément, sachez que ma pensée vous accompagne. »

René baisa la joue de Huguette et la main de Mlle de Percenay… Puis il partit, ayant dans les veines un de ces philtres souverains qui, pour une heure ou pour un jour, donnent à un être mortel l’âme éternelle et rayonnante d’un dieu.