Traduction par Henriette Loreau.
Hachette (p. 163-167).


CHAPITRE XXVI

Une caisse de biscuits


Je pris non-seulement la résolution de ne pas me suicider, mais celle de vivre le plus longtemps possible. Bien que mes deux biscuits fussent insuffisants pour me faire faire un bon repas, je les partageai en quatre, et me promis de laisser entre chacune de mes collations autant d’intervalles que la faim me le permettrait.

Le désir de prolonger mon existence devenait de plus en plus vif depuis que j’avais ouvert la futaille ; j’avais le pressentiment que ce n’était pas la faim qui me tuerait, tout au moins que je ne mourrais pas par inanition ; et si léger, si fugitif que fût cet espoir, il soutint mon courage et me rendit un peu de force.

Je ne saurais dire où je puisais cette confiance ; mais quelques heures auparavant je ne croyais pas trouver d’eau, et maintenant j’en avais assez pour me noyer ; n’était-ce pas la Providence qui m’avait été favorable ? Pourquoi me laisserait-elle mourir de faim, après m’avoir sauvé de la soif ? Je ne voyais pas comment elle me délivrerait ; mais la première chose était de vivre, et, je le répète, j’avais le pressentiment que j’échapperais à la faim.

Je mangeai la moitié d’un biscuit, j’avalai un peu d’eau, car la soif était revenue ; puis ayant rebouché la futaille, je m’assis à côté d’elle. Je ne songeais pas à faire d’efforts ; à quoi bon ? Tout mon espoir reposait sur le hasard, ou plutôt sur la bonté divine, et j’attendis qu’elle voulût bien se manifester.

Néanmoins le silence et les ténèbres avaient quelque chose de si affreux que le murmure intérieur dans lequel résidait ma force devint de plus en plus faible, et fut bientôt étouffé par le découragement. Il y avait à peu près douze heures que j’avais mangé ma première part de biscuit ; j’essayai d’attendre plus longtemps, ce fut impossible. Je dévorai le second morceau ; bien loin de me rassasier, il m’affama davantage, et la quantité d’eau que je bus remplit mon estomac sans satisfaire mon appétit.

Six heures après, la troisième portion avait disparu, et ma faim croissait toujours ; à peine attendis-je vingt minutes pour finir mon biscuit. C’était ma dernière bouchée ; j’avais résolu de la faire durer jusqu’au quatrième jour ; le premier n’était pas passé qu’il ne me restait plus rien. Que devenir ? Je pensai à mes chaussures j’avais lu quelque part que des hommes s’étaient soutenus pendant quelque temps en mâchant leurs bottes, leurs guêtres ou leurs selles. Le cuir, étant un produit animal, conserve quelques propriétés nutritives, même après avoir été travaillé ; et je songeai à mes bottines.

Comme je me baissais pour en défaire les cordons, je fus saisi par quelque chose de froid qui me tombait sur la tête ; c’était un filet d’eau. Le chiffon que j’avais mis à la futaille en avait été repoussé, et l’eau s’échappait par l’ouverture que j’avais faite. Mon étonnement cessa dès que j’en connus la cause. Je bouchai le trou avec mon doigt, je cherchai ma futaine de l’autre main, et l’ayant retrouvée à tâtons, je la replaçai le mieux que je pus.

L’accident se renouvela, il se perdit beaucoup d’eau, et je pensai avec terreur que si la chose se répétait pendant que je serais endormi, la futaille serait vide à mon réveil ; il fallait aviser. Par quel moyen ? Cette question me tira de mon abattement ; je cherchai autour de moi une bûchette, un copeau ; je n’en trouvai pas. Je songeai aux douelles de la futaille dont l’extrémité dépassait le fond : c’était du cœur de chêne, recouvert de peinture, et sa dureté défia tous mes efforts. Avec de la persévérance j’y serais peut-être parvenu, mais il me vint à l’esprit qu’il me serait plus facile d’entamer le bois de la caisse ; cela devait être du sapin, et non-seulement j’aurais moins de peine, mais la cheville que j’en tirerais vaudrait mieux comme bouchon.

Me retournant aussitôt vers le colis de bois blanc, j’en tâtai la surface pour l’attaquer au bon endroit. L’une des planches de côté faisait saillie ; j’enfonçai mon couteau entre cette planche et la voisine, puis employant toute ma force, j’attirai mon outil vers le bas, en m’en servant comme d’un ciseau, pour détacher les pointes. Je n’avais pas renouvelé mon premier effort que la planche s’écartait déjà de celle où elle était clouée. Probablement que, dans l’arrimage, une secousse violente avait préparé la besogne. Toujours est-il que le haut de cette planche ne tenait plus à la paroi où il avait été fixé ; j’enlevai mon couteau, je saisis la planche à deux mains et la tirai tant que je pus. Les planches grincèrent en s’arrachant, le bois éclata où elles me résistèrent ; et je redoublai d’efforts, quand un bruit tout diffèrent éveilla mon attention : diverses choses, d’une certaine consistance, s’échappaient de la caisse et tombaient avec fracas sur le plancher.

Curieux de savoir ce que cela pouvait être, je suspendis mon travail, et cherchant à mes pieds, j’y trouvai deux objets d’égal volume, dont le contact me fit pousser un cri de joie.

On se rappelle que j’avais acquis au toucher la délicatesse d’un aveugle ; mais alors même que ce sens eût été chez moi plus obtus que chez un autre, je n’en aurais pas moins reconnu ce que j’avais ramassé. Pas moyen de m’y méprendre : c’étaient bien deux biscuits.