Traduction par Henriette Loreau.
Hachette (p. 156-162).


CHAPITRE XXV

Le fausset


Comme je bus de cette eau délicieuse ! je ne croyais pas pouvoir m’en rassasier. À la fin cependant la quantité d’eau absorbée fut suffisante, et je ne sentis plus la soif.

Toutefois ce résultat ne fut pas immédiat ; la première libation ne me désaltéra qu’un instant ; mes lèvres se rapprochèrent bientôt de la barrique, et j’y revins à plusieurs reprises avant d’être complétement soulagé.

Il est impossible, même à l’imagination la plus puissante, de se figurer les tortures de la soif ; il faut les avoir ressenties pour s’en faire une idée ; qu’on juge de leur violence par les expédients auxquels ont eu recours ceux qui les ont subies. Et pourtant, malgré cette angoisse indicible, aussitôt qu’on a bu largement, la douleur s’évanouit avec la rapidité d’un songe ; il n’est pas de souffrance comparable qui soit aussi vite guérie.

Ma soif était dissipée, et le bien-être succédait à mon supplice. Toutefois, je n’en perdis pas ma prudence habituelle ; durant les intervalles que j’avais mis entre mes libations, j’avais eu bien soin de fermer l’ouverture de la barrique, en y fourrant le bout de mon index en guise de fausset. Quelque chose me disait de ne pas gaspiller le précieux liquide, et je résolus d’obéir à cette pensée pleine de prudence.

Mais à la longue je me fatiguai de rester ainsi, le doigt passé dans la douelle, et je cherchai un objet qui pût me servir de bouchon. Impossible de rien trouver, pas la moindre baguette, le plus petit morceau de bois dont on pût faire une cheville, J’avais toujours mon index à la futaille, je n’osais pas l’en ôter, et cela paralysait mes recherches.

Comment faire ? Je pensai au fromage qui me restait, et je le tirai de ma poche ; il s’émietta dès que je voulus m’en servir ; du biscuit n’eût pas été meilleur ; c’était fort embarrassant.

Tout à coup je songeai à ma veste. Elle était de gros molleton, et en en déchirant un morceau, je pouvais boucher l’ouverture de la futaille.

À peine avais-je eu cette pensée, que mon couteau enlevait une pièce de mon habit, et que fourrant ce chiffon de laine dans la susdite ouverture, le poussant, le serrant avec la pointe de ma lame, je parvins à arrêter le liquide, bien qu’il suât légèrement à travers mon tampon ; mais c’était peu de chose, et je m’en inquiétai d’autant moins, que cet expédient n’était que provisoire ; pourvu qu’il me permît de trouver mieux, c’était tout ce que je demandais.

J’avais maintenant tout le loisir de la réflexion, et je n’ai pas besoin d’ajouter que le désespoir en fut bientôt la conséquence. À quoi me servirait d’avoir de l’eau ? à me faire vivre quelques heures de plus, c’est-à-dire à prolonger mon agonie, car j’avais la certitude de mourir de faim, mes provisions étaient presque épuisées : deux biscuits et quelques miettes de fromage étaient tout ce qui me restait. À la rigueur cela pouvait suffire pour un repas ; mais après ?… viendrait la faim, puis la faiblesse, le vertige, l’épuisement complet et la mort.

Chose étrange ! cette pensée ne m’était pas venue tant que la soif m’avait dominé. À différents intervalles j’en avais bien eu le soupçon ; mais les tortures présentes me faisaient oublier celles de l’avenir.

Une fois que les premières avaient été calmées, je compris que la faim ne serait pas moins impitoyable que la soif, et le sentiment de bien-être que j’éprouvais disparut devant le sort qui m’attendait. Ce n’était pas même, de l’anxiété, qui laisse toujours un peu de place à l’espérance, c’était l’affreuse certitude de ne plus avoir que deux ou trois jours à vivre, et de les passer dans une agonie trop facile à imaginer.

Pas d’alternative : il fallait mourir d’inanition, à moins que je n’eusse recours au suicide. Je pouvais me tuer ; je possédais une arme plus que suffisante pour exécuter ce projet ; mais l’espèce de délire qui, dans les premiers instants de désespoir, m’aurait poussé immédiatement à cet acte de démence, était dissipé, et j’envisageais la situation avec une tranquillité d’esprit qui m’étonnait.

Trois genres de mort se présentaient d’eux-mêmes : la faim, la soif et un coup de couteau pouvaient également terminer ma vie ; la première était inévitable, mais je pouvais choisir entre les trois supplices, et j’examinai quel était celui qui devait me faire le moins souffrir.

Ne soyez pas surpris de me voir livré à cet étrange calcul ; songez à la position où je me trouvais, et qui ne me permettait pas d’avoir d’autre idée que celle de la mort.

Le premier résultat de mes réflexions fut d’éliminer la soif ; je venais d’en subir les tortures, et je savais par expérience que de toutes les manières de quitter ce monde, c’est l’une des plus affreuses. Restaient la faim et le poignard. Je les pesai longtemps, en les comparant l’une à l’autre, sans savoir auquel des deux accorder la préférence. Malheureusement j’étais dépourvu de tout principe religieux ; à cette époque, je ne savais même pas que ce fût un crime d’attenter à ses jours, et cette considération n’entrait pour rien dans mes pensées ; la seule chose qui me préoccupait était, comme je l’ai dit plus haut, de choisir le genre de mort qui devait être le moins pénible.

Il faut cependant que le bien et le mal soient instinctifs ; malgré mon ignorance de païen, une voix intérieure me disait qu’il était coupable de se détruire, alors même que le supplice vous sauvait du supplice.

Cette pensée triompha dans mon âme, et rappelant tout mon courage, je pris la résolution d’attendre les événements, quelle que pût être la date que Dieu eût fixée pour mettre un terme à mes souffrances.