Traduction par Henriette Loreau.
Hachette (p. 131-137).


CHAPITRE XX

Mal de mer


Le balancement du navire, le bouillonnement des flots, tout me donnait la preuve que je ne m’étais pas trompé ; nous allions quitter le port et gagner la pleine mer. Combien j’étais heureux ! Plus d’inquiétude, plus de crainte d’être ramené à la ferme ; dans vingt-quatre heures je serais enfin sur l’Océan, loin de la terre, et ne pouvant plus être ni poursuivi ni renvoyé. Le succès de mon entreprise me plongeait dans l’extase.

Je trouvai bien un peu bizarre de partir pendant la nuit, car il ne faisait pas encore jour ; toutefois je présumai que le pilote avait une si parfaite connaissance de la baie qu’il s’engageait à en sortir les yeux fermés. Ce qui m’intriguait davantage, c’était la durée des ténèbres : il y avait là quelque chose de mystérieux ; je commençai à croire que j’avais dormi pendant le jour, et que je ne m’étais réveillé qu’après le coucher du soleil, ce qui m’avait fait deux nuits pour une ; ou bien c’était un rêve qui avait produit cette illusion. Quoi qu’il en soit, j’étais trop heureux de notre mise à la voile pour rechercher le motif de notre départ nocturne. Peu m’importait l’heure, pourvu que nous pussions arriver sains et saufs en pleine mer, et je me recouchai en attendant qu’il me fût permis de sortir de ma cachette.

Deux raisons surtout me faisaient appeler de tous mes vœux le moment de la délivrance : la première c’est que j’avais une soif ardente. Il y avait longtemps que je n’avais bu ; le fromage et le biscuit m’avaient encore altéré, et j’aurais donné toute une fortune, si je l’avais possédée, pour me procurer un verre d’eau.

La seconde raison qui me faisait souhaiter de changer de place était la courbature que j’avais gagnée dans mon petit coin, où j’étais forcé de m’accroupir, n’ayant pour me reposer que des planches qui m’avaient tout meurtri. C’est à peine si je pouvais remuer, tant la douleur était vive, et je souffrais encore plus lorsque j’étais immobile, ce qui d’ailleurs, n’arrivait pas souvent, tant l’instinct me poussait à changer d’attitude pour diminuer mes crampes et me distraire de ma soif.

Il ne fallait rien moins que la crainte d’être renvoyé à la ferme pour me donner la force de supporter ces tortures. Je savais que les navires ne sortent guère d’un port sans avoir un pilote. Si j’avais eu le malheur de révéler ma présence, avant le départ de celui que nous avions probablement, on me jetait dans son bateau, et je perdais le fruit de mes efforts, ce qui après l’heureux début de mon entreprise était une humiliation que je ne pouvais accepter.

En supposant même qu’il n’y eût pas de pilote sur l’Inca, nous étions encore dans les parages que fréquentent les bateaux-pêcheurs, ceux qui font la côte ; l’un d’eux, retournant au port, serait hélé facilement, et l’on m’y descendrait comme un colis pour être déposé sur le quai.

J’étouffai donc ma soif, et me cuirassant contre la douleur, je pris la résolution de rester dans ma cachette.

Le navire glissa tranquillement sur les flots pendant une heure ou deux ; sa marche était ferme, d’où je supposais que le temps était calme et que nous étions toujours dans la baie. Comme je faisais cette réflexion, je m’aperçus que le roulis devenait de plus en plus fort ; les vagues fouettaient les flancs du bâtiment avec une telle violence qu’elles en faisaient craquer le bordage.

J’étais bien loin de m’en plaindre ; c’était la preuve que nous nous trouvions en pleine mer, où la brise était toujours plus forte, et les lames plus puissantes. « Bientôt, pensai-je, on renverra le pilote, et je pourrai sans inquiétude me montrer sur le pont. »

Quand je dis sans inquiétude, ce n’est pas tout à fait vrai ; j’avais au contraire des appréhensions assez vives au sujet de l’accueil qui m’était réservé ; je pensais à la brutalité du second, aux railleries de l’équipage. Le capitaine ne serait-il pas indigné de mon audace ; lui qui avait si nettement refusé de me prendre à bord, que dirait-il de m’y voir introduit par surprise ? Il m’imposerait quelque punition outrageante, peut-être le fouet. J’étais, je le confesse, très-peu rassuré à cet égard, et j’aurais volontiers dissimulé ma présence jusqu’à notre arrivée au Pérou.

Mais impossible ; je ne pouvais pas rester dans ma cachette pendant six mois ; qui pouvait dire si la traversée ne durerait pas davantage ? Je n’avais pas à boire, presque rien à manger, il fallait bien tôt ou tard remonter sur le pont, en dépit de la colère du capitaine.

Pendant que je faisais ces tristes réflexions, je me sentis envahir par une angoisse étrange qui n’avait rien de commun avec mon inquiétude ; elle était toute physique et plus affreuse que ma soif et mes crampes. Le vertige s’était emparé de moi, la sueur me couvrait la figure, elle s’accompagnait d’horribles nausées, d’étranglement, de suffocation, comme si mes poumons comprimés entre les côtes n’avaient pu se dilater, et qu’une main de fer m’eût serré à la gorge. Une odeur fétide s’élevait du fond de la cale, où j’entendais clapoter l’eau qui s’y était introduite, sans doute depuis longtemps, odeur nauséabonde qui aggravait mon agonie.

D’après ces divers symptômes, il n’était pas difficile de reconnaître ce qui me faisait tant souffrir ; ce n’était que le mal de mer. Je ne m’alarmai pas des suites que cela pouvait avoir, mais j’endurai toutes les tortures que vous impose cette atroce maladie. Il est certain que dans la situation où j’étais, elle fut pour moi plus atroce qu’elle ne l’est d’ordinaire. Il me semblait qu’un verre d’eau pure, en apaisant ma soif, eût guéri mes nausées et diminué l’étreinte qui me serrait la poitrine.

L’effroi que m’inspirait le bateau du pilote me fit d’abord endurer mon supplice avec courage ; mais à chaque instant le roulis devenait plus fort, l’odeur du fond de cale plus pénétrante et plus fétide ; la révolte de mon estomac augmentait en proportion, et les maux de cœur finirent par être intolérables.

Que le pilote fût parti ou resté, je ne pouvais plus y tenir ; il fallait monter sur le pont, avoir de l’air, une gorgée d’eau, ou c’en était fait de moi.

Je me levai avec effort et me glissai hors de ma cachette, en m’appuyant sur le tonneau, qui m’aidait à me conduire, car je marchais à tâtons. Lorsque je fus au bout de la futaille, j’étendis la main pour retrouver l’issue par laquelle j’étais entré ; mais elle me parut close. Je n’en pouvais croire mes sens ; j’étendis la main de nouveau, et recommençai vingt fois mon exploration, l’ouverture n’existait plus : une caisse énorme fermait l’endroit par lequel je m’étais introduit, et le fermait tellement bien que je pouvais à peine fourrer le bout de mon petit doigt entre cette caisse et les ballots entassés qui la bloquaient de toute part.

J’essayai de la mouvoir, mais elle ne bougea pas ; j’y appuyai l’épaule, j’y employai toute ma force, elle n’en fut pas même ébranlée.

Voyant que je ne pouvais y parvenir, je rentrai dans ma cachette avec l’espoir de passer derrière la futaille et faire le tour de cette malheureuse caisse ; nouveau désappointement ! il n’y avait pas de quoi fourrer la main entre le fond de la barrique et une autre futaille exactement pareille ; une souris devait être obligée de s’aplatir pour se glisser entre ces deux tonnes, dont la dernière s’appliquait exactement à la paroi du vaisseau.

Je pensai alors à grimper sur la futaille, et à me faufiler au-dessus de la caisse qui m’obstruait le passage ; mais entre le point culminant du tonneau et une grande poutre qui s’étendait en travers de la cale, c’est tout au plus s’il y avait un espace de quelques centimètres, et si petit que je pusse être, il ne fallait pas songer à m’y introduire.

Je vous laisse à imaginer quelle fut mon impression lorsque j’eus acquis la certitude d’être enfermé dans la cale au milieu des marchandises, emprisonné, muré par la cargaison tout entière.