Traduction par Henriette Loreau.
Hachette (p. 97-103).


CHAPITRE VI

Fuite


Il était presque nuit quand nous arrivâmes à la maison, et j’eus soin, pendant tout le reste de la soirée, d’agir avec autant de naturel que si rien d’extraordinaire ne s’était passé dans mon esprit. Combien mon oncle et les domestiques de la ferme étaient loin de se douter du projet caché dans ma poitrine, et qui par intervalles me faisait bondir le cœur.

Il y avait des instants où je me repentais d’avoir pris cette résolution. Quand je regardais les figures qui m’étaient familières, quand je me disais que je les voyais peut-être pour la dernière fois, que plus d’une serait triste de mon départ, j’en étais certain, quand je songeais à la déception de ces braves gens, qui m’accuseraient de les avoir trompés, je déplorais ma passion maritime et j’aurais voulu ne pas partir. Que n’aurais-je pas donné pour avoir quelqu’un à qui demander conseil au milieu de toutes mes incertitudes ! Si l’on m’avait donné l’avis de renoncer à ce voyage, je suis sûr que je serais resté à la maison, du moins pour cette fois-là ; car à la fin mon esprit aventureux et mes goûts nautiques m’auraient toujours entraîné à la mer.

Vous vous étonnez sans doute qu’en pareille circonstance je n’aie pas été voir mon ami Blou, pour lui confier mon dessein et recevoir son opinion ; c’est bien ce que j’aurais fait si Henry avait encore été au village ; mais il n’y était plus ; il avait vendu son bateau, et s’était engagé dans la marine, il y avait déjà six mois. Peut-être que s’il fût resté au pays, je n’aurais pas eu si grande envie de partir ; mais depuis qu’il nous avait quittés, je ne songeais plus qu’à suivre son exemple, et chaque fois que je regardais la mer, mon désir de m’embarquer se renouvelait avec une violence inexprimable.

Un prisonnier qui regarde à travers les barreaux de sa prison n’aurait pas aspiré plus vivement après la liberté que je ne souhaitais d’être bien loin, sur les vagues de l’Océan. Je le répète, si j’avais eu près de moi mon ami Blou, il est possible que j’eusse agi différemment ; mais il n’y était pas, et je n’avais plus personne à qui faire part de mon secret. Il y avait bien à la ferme un jeune homme que j’aimais beaucoup et dont j’étais le favori ; j’avais été vingt fois sur le point de tout lui dire, et vingt fois les paroles s’étaient arrêtées sur mes lèvres. Il ne m’aurait pas trahi, j’en avais la certitude, mais à condition que je renoncerais à mon dessein ; et je n’avais pas le courage de demander un avis que je savais d’avance opposé à mes désirs.

On soupa ; j’allai me coucher comme à l’ordinaire. Vous supposez que je fus debout peu de temps après, et que je m’échappai pendant la nuit ; vous vous trompez ; je ne quittai mon lit qu’au moment où chacun se levait d’habitude. Je n’avais pas fermé l’œil ; les pensées qui se pressaient dans ma tête m’avaient empêché de dormir ; et je rêvais tout éveillé, de grands vaisseaux ballottés sur les vagues, de grands mâts touchant les nues, de cordages goudronnés que je maniais avec ardeur, et qui me brisaient les doigts, et les couvraient d’ampoules.

J’avais d’abord songé à m’enfuir pendant la nuit, ce que je pouvais faire aisément sans réveiller personne. De temps immémorial on ne se rappelait pas qu’un vol eût été commis dans le village, et toutes les portes, même celle de la rue, n’étaient fermées qu’au loquet. Cette nuit-là, surtout, rien n’était plus facile que de s’échapper sans bruit ; mon oncle, trouvant la chaleur étouffante, avait laissé notre porte entr’ouverte, et j’aurais pu sortir sans même la faire crier.

Mais après mûres réflexions, car j’avais plus de jugement qu’il n’est ordinaire à mon âge, je compris que cette équipée aurait le même résultat que si je n’étais pas revenu avec John. On s’apercevrait de mon départ dès le matin, on se mettrait à ma poursuite ; quelques-uns des chercheurs se douteraient bien de la route que j’avais prise, et l’on me trouverait à la ville, absolument comme si j’y avais passé la nuit. Il était d’ailleurs bien inutile de quitter la ferme longtemps d’avance : elle n’était qu’à huit ou neuf kilomètres du port ; j’arriverais trop tôt si je partais avant le jour ; le capitaine ne serait pas levé, et je serais obligé d’attendre son réveil pour me présenter à lui.

Je restai donc à la maison jusqu’au matin, bien que j’attendisse avec impatience l’heure où je pourrais partir. À déjeuner quelqu’un fit observer que j’étais pâle, et que je ne semblais pas dans mon assiette ordinaire. John attribua mon malaise à la fatigue que j’avais eue la veille par cette chaleur excessive, et chacun fut satisfait de l’explication.

Je tremblais qu’en sortant de table on ne me donnât quelque ouvrage qui ne me permît pas de m’échapper, tel que de mener un cheval en compagnie d’un domestique, ou de servir d’aide à quelque travailleur. Mais, ce jour-là, fort heureusement, il ne se trouva pas de besogne pour moi, et je gardai ma liberté.

J’allais encore, de temps en temps, m’amuser avec mon sloop sur le bassin du parc ; d’autres enfants de mon âge avaient également de petits bateaux, des schooners ou des bricks ; et c’était pour nous un grand plaisir de lancer nos esquifs, et de les faire jouter ensemble. Or, le jour en question était précisément un samedi ; l’école était fermée ce jour-là, et je savais que la plupart de mes camarades se rendraient au bassin dès qu’ils auraient déjeuné. Pourquoi n’y serais-je pas allé, puisque je n’avais rien à faire ? Le motif était plausible, et me fournissait une excuse pour ne revenir que le soir. Je pris donc mon sloop, que je portai visiblement pour qu’on sût où je me rendais. Je traversai la cour sous les yeux des domestiques, et me dirigeai vers le parc ; il me sembla même prudent d’y entrer et de faire une apparition près du bassin, où plusieurs de mes camarades étaient déjà réunis.

« Si je leur confiais mes intentions, s’ils pouvaient seulement s’en douter, pensais-je, quelle surprise et quel tumulte cela produirait parmi eux ! »

Ils me dirent tous qu’ils étaient enchantés de me voir, et m’accueillirent de manière à me le prouver. J’avais été pendant ces derniers mois constamment occupé à la ferme, et les occasions où je pouvais venir jouer avec eux étaient maintenant bien rares ; aussi ma présence leur fit-elle un vrai plaisir. Mais je ne restai au bord du bassin que le temps nécessaire à la flottille pour faire sa traversée. Je repris mon sloop, qui avait été vainqueur dans cette régate en miniature, et le mettant sous mon bras, je souhaitai le bonjour à mes amis. Chacun fut étonné de me voir partir sitôt ; mais je leur donnai je ne sais quelle excuse dont ils se contentèrent.

Au moment de franchir l’enceinte du parc, je jetai un dernier regard sur mes compagnons d’enfance, et des larmes couvrirent mes yeux, lorsque je me détournai pour continuer ma route.

Je rampai le long du mur, dans la crainte d’être aperçu, et me trouvai bientôt sur le chemin qui conduisait à la ville ; je me gardai bien d’y rester, et pris à travers champs, afin de gagner un bois qui suivait la même direction. Vous sentez de quelle importance il était pour moi de me cacher le plus tôt possible ; je pouvais rencontrer quelque habitant du village qui m’aurait embarrassé en me demandant où j’allais, et qui du reste, en cas de poursuites, aurait guidé les gens qui se seraient mis à ma recherche.

Une autre inquiétude ne me tourmentait pas moins, j’ignorais à quel moment on lèverait l’ancre de l’Inca, j’avais craint, en partant de meilleure heure, d’arriver trop tôt, et de laisser aux gens, qui s’apercevraient de mon absence, le temps nécessaire pour me rejoindre avant qu’on eût mis à la voile. Mais si j’arrivais trop tard, mon désappointement serait plus cruel que toutes les punitions que j’aurais à subir au sujet de mon escapade.

Il ne me venait pas à l’idée qu’on pût refuser mes services ; j’avais oublié la petitesse de ma taille ; la grandeur de mes desseins m’avait élevé dans ma propre estime jusqu’aux dimensions d’un homme.

J’atteignis le bois dont j’ai parlé plus haut, et le traversai complétement sans rien voir, ni garde, ni chasseur. Il fallut bien en sortir, lorsque je fus arrivé au bout, et reprendre à travers champs ; mais j’étais loin du village, à une certaine distance de la route, et je ne craignais plus de rencontrer personne de connaissance.

Bientôt j’aperçus les clochers de la ville qui m’indiquèrent la direction qu’il fallait prendre ; et franchissant des haies et des fossés nombreux, suivant des chemins privés, des sentiers défendus, j’entrai dans les faubourgs, je m’engageai au milieu de rues étroites, et finis par en trouver une qui conduisait au port. Mon cœur battit vivement lorsque mes yeux s’arrêtèrent sur le grand mât qui, de sa pointe, dépassait tous les autres, et dont le pavillon flottait fièrement au-dessus de la pomme de girouette.

Je courus devant moi sans regarder à mes côtés, je me précipitai sur la planche qui aboutissait au navire, je traversai le passavant, et me trouvai sur l’Inca.