Traduction par Henriette Loreau.
Hachette (p. 87-96).


CHAPITRE XIV

En partance pour le Pérou.


Même cette aventure où j’avais dû mille fois mourir ne me servit pas de leçon ; je crois au contraire qu’elle augmenta mon amour pour la vie maritime, en me faisant connaître l’espèce d’enivrement qui accompagne le danger. Bientôt un désir excessif de traverser la mer, de voir des pays lointains s’empara de mon esprit ; je ne pouvais plus jeter les yeux sur la baie sans aspirer vers des régions inconnues qui passaient dans mes rêves.

Avec quel sentiment d’envie je suivais du regard les navires dont les voiles blanches disparaissaient à l’horizon ; avec quel empressement j’aurais accepté la plus rude besogne pour qu’on tolérât ma présence à bord !

Peut-être n’aurais-je pas soupiré aussi ardemment après l’heure du départ si j’avais été plus heureux, c’est-à-dire si j’avais eu mon père et ma mère. Mais mon vieil oncle, taciturne et bourru, me portait peu d’intérêt, et nulle affection réelle ne m’attachait au logis. De plus, il me fallait travailler dans les champs, faire l’ouvrage de la ferme, et la vie agricole me déplaisait par-dessus tout.

L’ennui que m’inspirait ce genre d’occupations ne fit qu’attiser mes désirs. Je ne pensais qu’aux endroits merveilleux qui sont décrits dans les livres, et dont les marins, qui revenaient au village, m’avaient fait des récits encore plus miraculeux. Ils me parlaient de tigres, de lions, d’éléphants, de crocodiles, de singes aussi grands que des hommes ; de serpents aussi longs que des tables ; et les aventures qu’ils avaient eues avec ces êtres surprenants, me faisaient souhaiter plus que jamais d’aller voir de mes propres yeux ces animaux étranges, de les poursuivre, de les capturer ainsi que l’avaient fait les matelots que j’écoutais avec enthousiasme. Bref, il me devint presque impossible de supporter la vie monotone que nous menions à la ferme, et que je croyais particulière à notre pays, car suivant les marins qui nous visitaient quelquefois toutes les autres parties du globe étaient remplies d’animaux curieux, de scènes étranges, d’aventures plus extraordinaires les unes que les autres.

Un jeune homme, qui n’était allé qu’à l’île de Man, je me le rappelle comme si c’était hier, racontait des épisodes si remarquables de son séjour parmi les nègres et les boas constricteurs, que je ne rêvais plus que d’assister aux chasses mirobolantes qui s’étaient passées sous ses yeux. Il faut vous dire que, pour certains motifs, on m’avait poussé assez loin en écriture et en calcul, mais que je ne savais pas un mot de géographie, étude qui était fort négligée dans notre école ; voilà pourquoi j’ignorais où était située l’île de Man, cette contrée mystérieuse que j’étais bien résolu de visiter à la première occasion.

Malgré ce que cette entreprise avait pour moi d’aventureux, je caressais l’espérance de l’exécuter un jour. Il arrivait parfois des cas exceptionnels où un schooner sortait du port de notre village pour se rendre à cette île renommée ; et il était possible que j’eusse la chance de me faire admettre à bord. Dans tous les cas j’étais décidé à tenter l’aventure ; je me mettrais en bons termes avec les matelots du schooner, je les intéresserais en ma faveur, enfin j’obtiendrais qu’ils me prissent avec eux.

Tandis que je guettais avec impatience cette occasion désirée, un incident imprévu changea tous mes projets, et fit sortir de ma tête le schooner, l’île de Man, ses nègres et ses boas.

À peu près à cinq milles de notre village, il y avait, en descendant la côte, une ville importante, un vrai port de mer où abordaient de grands vaisseaux, des trois-mâts qui allaient dans toutes les parties du monde, et qui chargeaient d’énormes cargaisons.

Il arriva qu’un jour, par hasard, mon oncle me fit accompagner l’un des domestiques de la ferme qui allait mener du foin à la ville ; j’étais envoyé pour tenir le cheval pendant que mon compagnon s’occuperait de la vente du foin. Or, il se trouva que la charrette fut conduite sur l’un des quais où les navires faisaient leur chargement : quelle belle occasion pour moi de contempler ces grands vaisseaux, d’admirer leur fine mâture, et l’élégance de leurs agrès !

Un surtout, qui était en face de moi, attira mon attention d’une manière toute spéciale ; il était plus grand que ceux qui l’environnaient, et ses mâts élancés dominaient tous ceux du port. Mais ce n’était ni la grandeur, ni les heureuses proportions de ce navire qui fixaient mes regards sur lui. Ce qui le rendait si intéressant à mes yeux, c’est qu’il allait partir, ainsi que vous l’apprenait l’inscription suivante, placée dans l’endroit le plus visible du gréement :

L’inca
met à la voile demain
pour le Pérou.

Mou cœur battait bruyamment dans ma poitrine, comme si j’avais été en face d’un horrible danger ; pourtant je ne craignais rien ; c’était l’irruption des pensées tumultueuses qui se pressaient dans mon cerveau, tandis que mes yeux restaient fixés sur cette dernière partie de l’annonce ;

Demain, pour le Pérou.

Toutes mes idées, rapides comme l’éclair, surgissaient de cette réflexion que j’avais faite tout d’abord : si j’allais au Pérou ?

Et pourquoi pas ?

Il y avait à cela bien des obstacles ; le domestique de mon oncle était responsable de ma personne, il devait me ramener à la ferme ; et c’eût été folie que de lui demander la permission de m’embarquer.

Il fallait ensuite que le patron du navire y consentît. Je n’étais pas assez simple pour ignorer qu’un voyage au Pérou devait être une chose coûteuse, et que même un enfant de mon âge ne serait pas emmené gratis.

Comme je n’avais pas d’argent, la difficulté de payer mon passage était insurmontable, et je cherchai par quel moyen je pourrais m’en dispenser.

Mes réflexions, ai-je dit tout à l’heure, se succédaient avec rapidité ; bientôt les obstacles de tout genre, soit de la part du domestique, soit du côté de la somme que je ne possédais pas, furent effacés de mon esprit, et j’eus la confiance, presque la certitude de partir avec ce beau vaisseau.

Quant à savoir dans quelle partie du monde était situé le Pérou, je l’ignorais aussi complétement que si j’avais été dans la lune ; peut-être davantage ; car les habitants de ce satellite peuvent y jeter un coup d’œil, par les nuits transparentes, quand leur globe est tourné vers cette partie de la terre ; mais je le répète je n’avais qu’un peu de lecture, d’écriture et de calcul, et pas un atome de science géographique.

Toutefois les marins susmentionnés m’avaient dit maintes choses du Pérou ; je savais, grâce à eux, que c’était un pays très-chaud, très-loin de notre village, où l’on trouvait des mines d’or, d’une richesse merveilleuse, des serpents, des nègres et des palmiers ; précisément tout ce que je désirais voir. J’allais donc partir le lendemain pour ce pays enchanté, et partir à bord de l’Inca.

La chose était résolue ; mais comment faire pour la mettre à exécution, pour obtenir un passage gratuit, et pour échapper à la tutelle de mon ami John, le conducteur de la charrette ? La première de ces difficultés, qui vous paraît peut-être la plus grande, était celle qui m’embarrassait le moins. J’avais souvent entendu parler d’enfants qui avaient quitté la maison paternelle, et s’étaient embarqués avec la permission du patron, qui les avait pris en qualité de mousses, et plus tard comme matelots. Cela me paraissait tout simple ; j’étais persuadé qu’en allant à bord pour y offrir ses services on devait être bien accueilli, dès l’instant qu’on avait la taille voulue, et qu’on montrait de la bonne volonté.

Mais étais-je assez grand pour qu’on m’acceptât sur un brick ? J’étais bien fait, bien musclé, bien pris dans ma petite taille ; mais enfin j’étais petit, plus petit qu’on ne l’est à mon âge. On m’en avait raillé plus d’une fois, et je craignais que cela ne devînt un obstacle à mon engagement sur l’Inca.

Toutefois c’était à l’égard de John que mes appréhensions étaient les plus sérieuses. Ma première pensée avait été de prendre la fuite, et de le laisser partir sans moi. En y réfléchissant j’abandonnai ce projet ; le lendemain matin John serait revenu avec les gens de la ferme, peut-être accompagné de mon oncle, pour se mettre en quête de moi ; ils arriveraient probablement avant que le navire mît à la voile, le crieur public s’en irait, à son de cloche proclamer ma disparition, comme celle d’un chien perdu, on me chercherait dans toute la ville, on fouillerait peut-être le navire où je me serais réfugié, on me prendrait au collet, je serais ramené au logis, et fouetté d’importance. Je connaissais assez les dispositions de mon oncle à cet égard pour prédire avec certitude le dénoûment de l’aventure. Non, non, ce serait un mauvais expédient que de laisser partir John et sa charrette sans moi.

Toutes mes réflexions me confirmaient dans cette pensée ; il fallait donc chercher un autre moyen, et voici à quoi je m’arrêtai : je reviendrais avec le domestique, et c’est de la maison même que je partirais le lendemain.

Bref, les affaires de John terminées, je montai avec lui dans la charrette, et nous trottâmes vers le village, en causant de différentes choses, mais non pas de ce qui me préoccupait.