À bout portant/Triste fin

Éditions du Devoir (p. 17-19).


Triste Fin

Lorsque Théophraste naquit, sa famille célébra cet heureux événement par des fêtes, que les historiens du temps manquèrent d’enregistrer. Un incident cependant, méritait d’être relaté.

Théophraste avait une vieille tante, dont un mariage, manqué il y avait près de trente ans, avait aigri le cœur. Cette vieille fille qui, depuis des mois, faisait le rêve de porter son neveu sur les fonts baptismaux, fut oubliée ou évincée, toujours est-il, que ses espérances ne se réalisèrent point. Elle en fut très fâchée et manifesta son mécontentement en jetant un « sort ». Telle une sorcière des contes de Perreault, elle toucha Théophraste au front, en l’anathématisant : « Ce gibier-là, prédit-elle, tournera mal ! »

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Théophraste dès sa plus tendre enfance, montra les instincts les plus pervers ; il ne manquait jamais l’occasion, si un bon monsieur ou une bonne dame le faisait sautiller sur leurs genoux, de commettre des incongruités ; plus d’une robe et plus d’un veston portèrent sa carte de visite.

À l’école, il fit mille tours à ses maîtres et ses compagnons ne pouvaient le souffrir. S’il jouait à la « poque », il ne manquait jamais de fendre le moine de son voisin. Il chipait les billes de ses camarades, et fit tant et si bien qu’on dût le flanquer à la porte. Ses professeurs déclarèrent qu’il avait un « sale caractère ». Ses parents désespéraient de lui, et pour le ramener dans le bon chemin, ils résolurent de le mettre dans le Droit. Il entra à l’Université et son irrespect des autorités le mena devant les tribunaux.

Un jour le malheureux insulta un agent de police dans l’exercice de ses fonctions : le brave gardien de la paix dormait, adossé à un poteau télégraphique, et Théophraste, pensant faire une bonne farce, l’éveilla. L’affaire causa tout un scandale et ce n’est que grâce à des influences, venues de haut, que notre héros put s’en tirer sans aller aux galères.

Sa famille était désespérée et maudissait sait cette vieille fille de malheur qui avait voué Théophraste à une fin ignominieuse.

— Plus tard, après avoir échoué plusieurs fois devant les examinateurs, Théophraste fut enfin reçu dans l’honorable Confrérie du « Barreau ». Ce succès fit croire que le mauvais sort était conjuré, mais il n’en était rien.

Théophraste gagna beaucoup d’argent et fréquenta toute sorte de gens, qui lui firent descendre les derniers degrés de sa décadence. Un jour, jour néfaste s’il en fut dans l’histoire de Théophraste, ils lui soufflèrent dans la « trompe d’Eustache », une idée qui devait le perdre.

— « Toi qui n’es bon à rien, lui dirent-ils, tu devrais te présenter aux prochaines élections ! »

Il accepta, et fut élu député !…

IM-MORALITÉ

La prédiction s’était accomplie : Théophraste avait mal tourné.