À bout portant/Bouton symbolique

Éditions du Devoir (p. 73-76).


Bouton Symbolique

Tokio, 1911.


Monsieur le Directeur,

Permettez-moi, Monsieur, avant d’aller plus loin, de vous faire faire ma connaissance.

Je suis un type dans le genre de la Presse : je ne sais pas le français. Mais, moi, j’ai une excuse : je suis Japonais.

Ceci dit, je vais sans plus de préambule, vous poser une question :

La souscription nationale Lemiew est-elle fermée ?

Ne répondez pas non, de grâce, si vous ne voulez pas jeter une honorable famille — la mienne, naturellement, — dans le deuil.

Une réponse négative entraînerait, à coup sûr, mon trépas. Il faut vous expliquer que je suis un Rodolphile enragé, et, partant, si j’apprenais que la modeste contribution, destinée à faire la joie de mon Idole, est refusée, j’irais, sur l’heure, m’harikiriser.

Ici, j’ouvre une parenthèse pour m’ouvrir à vous et vous dire que l’opération consiste à s’ouvrir le ventre.

Que voulez-vous ? C’est plus fort que moi : j’aime votre ministre des Poches à l’égal de Bouddha.

C’est sa faute aussi : il est trop beau !

Pour m’évincer, vous allez probablement me conseiller de faire parvenir mon offrande directement au Grand Homme.

C’est ce que j’aurais préféré, afin de Lui témoigner personnellement toute mon admiration ; malheureusement un obstacle infranchissable nous sépare.

Je veux parler de la hiérarchie.

Lui, Sire Rodolphe, c’est une Lune éclairant de ses reflets argentés ($50 le reflet, me dit-on), les diplomates de l’Occident, de l’Orient et de l’Ungava ; moi, je ne suis qu’un enfant du Soleil Levant.

Vous voyez d’ici la distance qu’il y a entre Lui et votre serviteur.

Une autre raison me faisait aussi hésiter : c’est que mon cadeau est bien minime.

Je ne suis, hélas ! qu’un pauvre Nippon, et je ne saurais par conséquent donner plus qu’un mikado.

Ce que je vous offre est tout simplement un bouton à quatre trous.

Mais quel bouton ! Et quels trous !

Si le petit corps rond que je vous adresse pouvait parler il vous narrerait bien des choses.

Vous ne le croyez peut-être pas, mais chacun de ses trous contient, si on peut dire, un symbole.

Examinez un instant ce petit bouton et bientôt vous y verrez apparaître le portrait tout craché du célèbre Ambassadeur.

Voyez le premier trou. Ne représente-t-il pas, par sa rondeur, le grassouillet Rodolphe et n’est-il pas vide comme Lui ?

Le deuxième trou, n’offre-t-il pas l’image frappante de l’éloquence de l’ami du général Oku ? C’est creux ; c’est sans fond.

Jetez un œil dans le troisième trou et vous y verrez Rodolphe lyrique, Rodolphe poète. Ce trou, c’est toute une épopée : c’est Ajax, c’est Saint-Denis, en un mot, c’est le trou … badour.


Enfin, regardez le dernier trou. De tous il est le plus figuratif, car c’est le trou du rongeur dans le fromage, ou encore, c’est le trou permettant au poltron de prendre la fuite.

N’est-ce pas assez pour que mon bouton soit ajouté à la liste de souscription ?

En attendant une réponse, je me souscris,

Votre, etc., etc.
JAKO BU-RO.