À bout portant/Bonheur perdu

Éditions du Devoir (p. 37-40).


Bonheur Perdu

Je suis bien malheureux !

J’aimais d’un amour tendre une blonde enfant aux yeux bleus comme les couvertures des livres du même nom. Chez elle, j’étais reçu avec bienveillance et civilité tous les mardis, jeudis et dimanches.

Le jour dominical j’y allais deux fois : l’après-midi et le soir.

Son père, un homme des plus graves, et sa mère, une femme supérieure, m’accueillaient comme un fils et j’entretenais dans le coin le plus profond de mon cœur l’espoir de devenir leur beau-fils.

Je faisais mille rêves et des économies en vue de mon prochain mariage. Les jours de fête, je dépensais quelques sous pour ma doulce. Je lui achetais des marguerites que nous épétalions ensemble :

— Elle m’aime, un peu, beaucoup, passionnément, à la folie, disait toujours la gentille pâquerette.

À l’occasion de l’anniversaire de naissance de ma future belle-mère, je me fendis d’un bronze : c’était une horloge. Elle symbolisait les douces heures passées dans l’honorable foyer.

À mon anticipé beau-père, j’offris, le jour qu’il reçut les palmes, une paire de pantoufles brodées en cachette et en soie par mademoiselle sa fille.

À mon petit beau-frère et à ma petite belle-sœur je donnais des jouets et des bonbons et je caressais Fédor, le chien de la maison.

Bref, j’avais su plaire à toute la famille et personne, je le croyais, ne pouvait me déloger de ma position.

Hier soir, comme d’habitude, je rendis visite à ma fiancée.

Ici, laissez-moi sécher un pleur en songeant à mon bonheur perdu.

Comme toujours, mon adorée était joyeuse et souriante, et ses dignes parents me firent fête.

Nous nous installâmes tous dans le coquet salon où trônait sur la cheminée, mon portrait, tout près du bronze de belle-maman, entre deux modestes pots en grès.

Par moment, Monsieur et Madame mes beaux-parents espérés échangeaient quelques mots à voix basse. J’en profitais pour pousser des oh ! amoureux à ma bien-aimée qui me répondait par des ah ! langoureux.

C’était peu, mais c’était assez : nous nous comprenions.

Tout à coup, maudit soit cet instant, nous parlâmes des nouvelles du jour.

— Oui, fis-je bien naïvement, j’ai vu ça dans la Presse.

Ma remarque jeta un froid ; tous se regardèrent interloqués :

— Antoinette, Hector, s’exclama madame la mère de ma promise d’un ton sec, en s’adressant à ses enfants, allez à la cuisine.

Les petits sortirent et beau-père, l’air courroucé, s’approcha de la cheminée et se mit à remonter l’horloge symbolique.

Ma fiancée était figée.

Je n’y comprenais rien ; le geste de beau-père était-il une invitation à déguerpir ?

Machinalement je prononçai un bout de phrase, je pris mon chapeau et je me sauvai comme un malfaiteur.

La nuit que je passai fut atroce ; pas un instant, je ne fermai l’œil.

De bonne heure, ce matin, celui que je n’appellerai jamais plus beau-père m’a fait parvenir ce billet explicatif :

Monsieur,

« Veuillez cesser vos fréquentations. Nous sommes des gens respectables, sachez-le, et nous ne saurions donner notre enfant à un individu qui se délecte à la lecture de la Presse »

X…

Je compris. Malheureusement il était trop tard.

Ah ! je suis bien malheureux !