À bord et à terre/Chapitre 4

À bord et à terre ou les Aventures de Miles Wallingford
Traduction par A. J. B. Defauconpret.
Furne, Gosselin (Œuvres, tome 22p. 44-57).


CHAPITRE IV.


Il y a dans les affaires humaines un courant qu’il faut savoir trouver. Quand on le rencontre et qu’on sait le suivre, on va droit à la fortune. Autrement tout le voyage de la vie ne se fait qu’au milieu d’écueils.
Shakespeare.


Quatre heures après le moment où je vis pour la dernière fois M. Hardinge, le bâtiment était en pleine mer. Il traversa la barre, et partit pour son long voyage par une bonne brise nord-ouest. Nous suivîmes une direction diagonale en sortant de la crique formée par les côtes de Long-Island et de New-Jersey, et nous perdîmes entièrement la terre de vue vers le milieu de l’après-midi. J’avais l’œil sur les hauteurs de Navesink, à mesure qu’elles s’évanouissaient comme des nuages vaporeux à l’occident, et il semblait qu’alors seulement je prenais possession de l’Océan. Mais un matelot du mât de misaine a peu le temps de se livrer au sentiment, lorsqu’il s’éloigne de son pays natal, et il en est très-peu, je crois, qui y soient portés. Pour ce qui est du temps, il faut rentrer les ancres et les mettre en place, d’étalinguer et rouer les câbles ; avoir des drisses toutes prêtes à passer, placer des cercles de bout dehors sur les vergues, et faire ces mille préparatifs qui font d’un bâtiment le centre d’une activité tout aussi continuelle que l’atelier le mieux organisé. Nous fûmes ainsi occupés jusqu’au soir où il fallut régler et établir les quarts. Je fus de celui de M. Marbre, le vieux marin m’ayant choisi le quatrième ; honneur que je dus à l’activité que j’avais déployée sur les mâts. Rupert fut moins favorisé ; il fut du dernier quart, et choisi le dernier. M. Marbre, dans la nuit, me laissa entendre ce qui avait édicté ces deux choix :

— Voyez-vous, Miles, me dit-il, vous et moi nous irons bien ensemble ; j’ai vu cela tout de suite, car il y a du vif-argent dans votre personne. Quant à votre ami qui est dans l’autre quart, c’est une autre affaire ; le vieux a trouvé son homme, et je vous réponds que pendant le voyage, le gars mettra plus d’encre sur le papier que de goudron sur les manœuvres.

Il était assez bizarre que Rupert, qui avait joué le premier rôle dans les préliminaires de notre aventure, se trouvât ainsi placé à l’arrière-plan dès que la pratique succédait à la théorie.

Je n’ai pas l’intention de m’appesantir sur tous les détails de ce voyage, le premier que je fisse sur mer ; ce serait allonger inutilement le récit, sans intérêt pour le lecteur. Cependant je ne puis passer sous silence un incident qui arriva trois jours après notre départ, car il se lie à des événements ultérieurs assez importants. Tout était en ordre à bord ; le bâtiment avait marché à merveille, et nous étions à deux cents lieues de la côte, quand la voix du cuisinier, qui était descendu dans la cale pour chercher de l’eau, se fit entendre au milieu des barriques, en poussant un de ces cris que les poumons d’un noir peuvent seuls produire.

— Il y a deux nègres là-dessous ! s’écria M. Marbre après avoir écouté un instant, et jetant un coup d’œil autour de lui pour s’assurer que le maître d’hôtel mulâtre était sur le pont. Un seul moricaud ne ferait pas un pareil bruit. Allez voir, Miles, ce que ce peut être. Est-ce que l’Afrique nous aurait pris cette nuit à l’abordage ?

J’allais obéir quand Caton, le cuisinier, sortit par l’écoutille, tirant après lui un autre nègre qu’il avait saisi par la laine. En un instant ils furent tous deux sur le pont, et qu’on juge de mon étonnement quand je reconnus les traits agités de Nabuchodonosor Clawbonny !

Neb était parvenu à se glisser à bord avant qu’on eût levé l’ancre, et il était resté caché parmi les barriques, les poches remplies de pommes et de pain d’épice, jusqu’au moment où le cuisinier l’avait découvert. Les provisions du pauvre diable étaient épuisées depuis vingt-quatre heures, et, de toute manière, il n’aurait pu garder l’incognito beaucoup plus longtemps. Dès qu’il fut sur le pont, Neb regarda vivement autour de lui pour reconnaître à quelle distance le bâtiment était de terre, et quand il ne vit de tous côtés que de l’eau, il fit des contorsions de joie. M. Marbre exaspéré, regardant ces démonstrations comme un nouvel outrage, lui donna sur l’oreille un coup de nature à envoyer un blanc à vingt pas ; mais ce coup bien appliqué, tombant sur la partie invulnérable de son être, ne produisit sur Neb aucun effet.

— Ah ! tu es un nègre, n’est-ce pas ? s’écria le lieutenant, mis hors de lui par l’insensibilité apparente de Neb ; en bien ! empoche cela, et voyons un peu si tu es pur sang.

Comme accompagnement à ces paroles, les coups de pieds se mirent à pleuvoir sur l’os de la jambe du pauvre Neb, qui tomba aussitôt à genoux, demanda merci, et dit qu’il allait tout expliquer, protestant qu’il ne s’était pas enfui de chez son maître, comme M. Marbre le lui reprochait tout en lui appliquant cette rude correction.

J’intervins alors, en apprenant à M. Marbre avec tout le respect que je devais à mon supérieur, ce qu’était Neb, et quel avait été probablement son motif en me suivant à bord. Cette révélation me coûta cher ; car l’idée de « Jack » se faisant servir par un domestique fut la cause de mille quolibets pendant le voyage. Si je n’avais pas été si actif et si prêt à tout faire, ce qui est le meilleur moyen de se faire bien venir à bord, il est probable que ces plaisanteries auraient été encore plus fréquentes, et de nature à emporter encore plus la pièce. Quoi qu’il en soit, j’en éprouvai beaucoup d’ennui et il fallut tout l’attachement que je portais à Neb pour que je ne lui fisse pas payer cher son exploit. Mais je réfléchis qu’après tout, c’était par dévouement pour son maître qu’il l’avait suivi, et que le goût des aventures n’avait été pour lui qu’un mobile secondaire, tandis que moi, je n’avais obéi qu’à cet instinct aveugle en brisant tous les liens du cœur.

Lorsque le capitaine monta sur le pont, on lui raconta l’histoire de Neb, et en voyant ce jeune nègre plein de vigueur et de santé, il calcula que c’étaient deux bons bras qui lui seraient utiles et qui ne lui coûteraient rien, et il ne fit pas difficulté de l’admettre dans l’équipage. À la grande joie de Neb, comme il n’y avait aucune place vacante pour lui aux fourneaux, ni au service du capitaine, ce fut au service des vergues et des manœuvres qu’il fut destiné. Le nègre commença par satisfaire son appétit, et puis il fut placé dans le quart de tribord. Cet arrangement me fit plaisir, car je n’aurais pas aimé à le voir du même quart que moi, attendu que, dans son zèle officieux, il eût toujours voulu faire ma besogne. Rupert ne fut pas si scrupuleux, et j’appris, par la suite, qu’il se faisait suppléer par lui, toutes les fois que la chose était possible. À force de questionner Neb, j’appris qu’il avait conduit le bateau à l’endroit que nous lui avions indiqué, qu’il l’avait vu mettre à bord du Wallingford, et que, grâce à un ou deux dollars que je lui avais donnés en partant, il avait été se loger dans une taverne fréquentée par des gens de son espèce, jusqu’au moment où le bâtiment devait appareiller, et qu’alors il s’était faufilé à bord et roulé parmi les barriques.

L’apparition de Neb cessa bientôt d’être un événement, et son zèle ne tarda pas à le rendre le favori de l’équipage. Robuste, actif, accoutumé au travail, il était au premier rang pour tous les ouvrages qui demandaient des muscles et de la force ; et même sur les mâts, quoique moins agile qu’un blanc, il savait se rendre utile. Je puis le dire sans vanité, parce que c’est la vérité, mes progrès faisaient aussi l’admiration générale. En moins d’une semaine, j’étais familier avec les manœuvres courantes ; je reconnaissais un cordage à sa grosseur, à l’endroit où il était placé, à la manière dont il était plié, même au milieu de la nuit la plus sombre, comme le plus vieux marin qui fût à bord. Je le devais d’abord au modèle de navire que j’avais à la maison ; mais aussi, il faut considérer qu’à l’abri du mal de mer, dont je n’éprouvai jamais la plus légère atteinte, je m’étais mis à étudier toutes ces choses avec une ardeur qui fut récompensée par le succès. Au bout de quinze jours, je mettais seul les rabans du perroquet de fougue ; et, avant de passer la ligne, ceux du grand et du petit perroquet. En toute occasion, M. Marbre se faisait un plaisir de m’employer, et il me donnait en particulier toutes les explications nécessaires. Le capitaine, de son côté, complétait mon instruction pratique. Nous n’étions pas encore à la latitude de Sainte-Hélène, que j’avais déjà demandé et obtenu de tenir à mon tour le gouvernail ; et, à partir de ce moment, sauf la fabrication des épissures, etc., je remplissais dans toute leur étendue les fonctions de matelot. Ayez du zèle, de l’activité, du goût pour votre état, et, en six mois de service actif, vous ferez, j’en suis sûr, un très-bon marin.

Il est rare qu’une traversée d’Amérique en Chine produise beaucoup d’incidents. Si le moment de mettre à la voile a été bien choisi, le temps est généralement beau, et le vent favorable pendant la plus grande partie de la route. Il y a bien quelques passages où l’on peut juger de ce que la mer est quelquefois ; mais, à tout prendre, le voyage de Canton est plus long que rude, et le nôtre ne fit pas exception, quoique nous ayons eu le contingent ordinaire de rafales, de bourrasques, et des autres vicissitudes de l’Océan. Nous restâmes quatre mois sous voiles, et quand nous eûmes jeté l’ancre dans la rivière, qu’on les cargua enfin, et que nous sortîmes de dessous leur ombre, l’effet produit fut à peu près celui du lever du rideau, le jour d’une première représentation. Le Chinois a été si souvent décrit, que je ne m’arrêterai pas à refaire son portrait. Les marins sont très-philosophes pour ce qui regarde les mœurs et les habitudes des peuplades qu’ils visitent. Ils croiraient au-dessous de leur dignité de manifester le moindre étonnement. De tout l’équipage, les officiers, le maître d’hôtel et le cuisinier étaient les seuls qui eussent jamais doublé le cap de Bonne-Espérance avant ce voyage, et cependant nos hommes regardèrent les crânes rasés, les yeux bridés, les robes bizarres, les pommettes saillantes, et les souliers pointus du peuple qu’ils voyaient alors pour la première fois, avec la même indifférence que s’il se fût agi de quelque nouvelle mode dans leur pays. À les entendre, ils avaient vu des spectacles bien plus curieux dans les diverses contrées qu’ils avaient visitées auparavant. Jack est ainsi fait ; c’est toujours dans son dernier voyage que se sont accumulées toutes les merveilles de la création ; celui qu’il exécute est invariablement vulgaire et indigne de toute attention. D’après ce principe, mon voyage en Chine devait être pour moi plein de prodiges, puisque c’est de là que devaient dater ma vie et mon expérience de marin ; et pourtant la vérité m’oblige d’avouer que ce fut un des plus monotones que j’aie jamais faits, sauf sa dernière partie.

Nous restâmes plusieurs mois sur la rivière, renouvelant notre cargaison en thé, nankins, soieries et autres articles sur lesquels notre subrécargue pouvait mettre la main. Pendant tout ce temps. nous vîmes des Chinois ce qu’il est possible à un étranger d’en voir, et ce n’est pas beaucoup dire. J’allai souvent aux factoreries avec le capitaine, étant chargé de son canot. Quant à Rupert, il passait la plus grande partie de son temps à aider le subrécargue à terre, ou à écrire dans la chambre du capitaine. Je ne négligeais pourtant pas mon instruction, et j’appris à me servir du maillet à fourrer, de l’épissoir et de la manivelle, sans rester étranger à l’aiguille et à la paumelle de voilier.

Marbre, malgré sa figure rébarbative, était très-bon pour moi, et il me continuait ses leçons. C’était, parmi les officiers, à qui contribuerait à rendre le fils du capitaine Wallingford digne de son origine honorable. Je glissai un jour dans la conversation que le bisaïeul de Rupert avait été capitaine d’un vaisseau de guerre, mais M. Kite, le troisième officier, refusa net de le croire. M. Marbre fit la réflexion qu’à la rigueur la chose était possible, puisque je convenais que son père et son grand-père avaient été ou étaient dans l’Église.

Nous repartîmes au commencement du printemps de 1798. Nous avions traversé la mer de Chine et nous cinglions à pleines voiles dans l’Océan indien, quand il arriva une aventure, la première de notre voyage qui mérite réellement d’être racontée. Je vais le faire en aussi peu de mots que possible :

Nous étions sortis du détroit de la Sonde au point du jour, et nous avions bien marché dans la journée, quoique par un brouillard épais. Cependant, au coucher du soleil, le temps s’éclaircit, et nous aperçûmes deux petits bâtiments qui semblaient se diriger vers la côte de Sumatra. D’après leur gréement et leurs dimensions, c’étaient des pros. Ils étaient si éloignés et se dirigeaient si évidemment vers la terre, que personne n’y fit beaucoup d’attention. Ce genre de bâtiments n’est jamais vu sans inquiétude dans cette partie des mers, quoique souvent bien à tort ; car les actes de violence de leur part sont bien moins communs qu’on ne le suppose. Au surplus, la nuit survint et les déroba complètement à notre vue. Une heure après le coucher du soleil, il n’y avait qu’un souffle de vent qui semblait devoir imprimer à peine à notre bâtiment la rapidité nécessaire pour gouverner. Mais le John n’était pas seulement bon voilier, il sentait le gouvernail comme une jeune fille sent la mesure dans une valse légère. Jamais je n’avais été à bord d’un bâtiment qui gouvernât mieux, surtout par un temps ordinaire.

M. Marbre avait le deuxième quart de nuit, et par conséquent je fus sur le pont de minuit à quatre heures. Pendant une heure entière, il tomba une pluie fine. Le bâtiment, pendant tout ce temps, courait au plus près, sous ses cacatois. Comme tout le monde s’était attendu à une nuit paisible, où il n’y aurait ni ris à prendre, ni voiles à ferler, la plupart des hommes de quart dormaient de côté et d’autre, partout où ils avaient pu s’allonger en dérangeant le moins possible. Je ne saurais dire ce qui me tint éveillé ; car, à mon âge, on est toujours porté à dormir le plus qu’on peut. Je pensais sans doute à Clawbonny, à Grace, à Lucie, l’excellente fille, dont l’image était sans cesse présente à mes yeux dans ces jours d’innocence. Enfin, j’étais éveillé, et j’arpentais le passe-avant du vent d’un pas de marin. M. Marbre ronflait, je crois, paisiblement, sur la cage à poules. Dans ce moment, j’entendis un bruit familier aux marins, celui d’un aviron tombant dans un canot. Mon esprit errait si complètement dans un autre monde d’idées et de sentiments, que, d’abord, je n’éprouvai point de surprise, comme si nous avions été dans un port, entourés de bâtiments de toute grandeur, se croisant dans toutes les directions ; mais une seconde pensée détruisit cette illusion, et je regardai vivement autour de moi. En droite ligne, sur notre bossoir du vent, peut-être à une encablure de distance, je vis une petite voile, et je pus la distinguer assez pour me convaincre que c’était un pros. Je m’écriai aussitôt : — Une embarcation ! et tout près du bord.

M. Marbre fut sur pied en un instant. Il me dit ensuite que, lorsqu’il avait ouvert les yeux, ce qu’il m’avoua en confidence, ils étaient tombés droit sur le bâtiment. Il avait trop d’expérience pour avoir besoin d’un second coup d’œil pour savoir ce qu’il fallait faire. — Arrive, arrive tout ! cria-t-il au timonier, — brasse carré ; tout le monde en haut ! — Capitaine Robbins, monsieur Kite, venez vite, ces maudits pros sont bord à bord.

Tout le monde était déjà en mouvement. On ne saurait croire combien les matelots sont vite éveillés, quand il y a véritablement quelque chose à faire. Tous nos hommes étaient sur le pont en moins d’une minute, la plupart n’ayant sur eux que leurs chemises et leurs pantalons. Le bâtiment faisait presque vent arrière, lorsque j’entendis la voix du capitaine ; et alors M. Kite vint nous rejoindre, ordonnant à la plupart des matelots de haler sur les bras de misaine, tandis qu’il restait lui-même sur le gaillard d’avant et me conservait auprès de lui pour filer les écoutes. De l’avant, on ne voyait plus la voile étrangère, qui était alors sur l’arrière du travers ; mais j’entendais M. Marbre jurer qu’il y en avait deux, et que ce devaient être les drôles que nous avions vus sous le vent, et qui gouvernaient vers la terre au coucher du soleil. J’entendis aussi le capitaine demander une corne à poudre. Immédiatement après, l’ordre fut donné de filer toutes les écoutes, et alors je reconnus que nous virions vent arrière. Rien ne nous sauva que la promptitude avec laquelle M. Marbre donna ce commandement, grâce auquel, au lieu de porter vers les pros, nous commençâmes à nous en éloigner. Quoiqu’ils fissent trois pas sur nous deux, cela nous donna un moment pour respirer.

J’en profitai pour jeter un regard autour de moi. Je vis les deux pros, et je reconnus avec plaisir qu’ils ne nous avaient pas gagnés d’une manière sensible. M. Kite le remarqua également, et dit que nos mouvements avaient été si prompts que nous avions fait « culer les drôles. » Il voulait dire qu’ils n’avaient pas compris notre manœuvre, et qu’ils n’en avaient pas fait une semblable.

À cet instant, le capitaine et cinq ou six des plus vieux marins, commencèrent à démarrer tous nos canons de tribord, au nombre de quatre ; c’étaient des pièces de six. Nous les avions chargées à mitraille dans le détroit de Banca, afin d’être prêts à parler aux pirates que nous pourrions rencontrer, et rien ne manquait, que l’amorce et une pince chaude. Il paraît qu’on en avait fait mettre deux au feu, quand nous avions vu les pros au coucher du soleil ; et elles étaient alors toutes prêtes à servir, du charbon vif ayant été entretenu toute la nuit par ordre autour d’elles. Je vis de l’avant un groupe d’hommes occupés auprès du second canon et le capitaine qui le pointait.

— Il ne saurait y avoir de méprise, monsieur Marbre ? demanda le capitaine, hésitant s’il ferait feu ou non.

— De méprise, commandant ! grand Dieu ! vous auriez beau canonner pendant une semaine toutes les îles qui restent à l’arrière, que vous n’atteindriez jamais un honnête homme. Envoyez-leur cela, commandant. Je vous réponds qu’ils le méritent.

La question se trouvait décidée. La pince fut appliquée, et l’une de nos pièces fit entendre son langage expressif. Un silence solennel succéda. Les pros continuaient à approcher ; le capitaine braqua sa longue vue de nuit, et je l’entendis qui disait à Kite, à voix basse, que leurs ponts étaient couverts d’hommes. L’ordre fut alors donné de démarrer tous les canons sans exception, d’ouvrir le coffre aux armes, et d’en tirer les mousquets et les pistolets. J’entendis le cliquetis des piques d’abordage, lorsqu’elles furent détachées du gui de brigantine et qu’elles tombèrent sur le pont. Tous ces apprêts avaient quelque chose de lugubre, et je commençai à croire que nous aurions une lutte désespérée pour commencer, et tous le cou coupé pour finir.

Je m’attendais à entendre tirer les canons l’un après l’autre ; mais on se tenait prêt, sans faire feu. Kite alla à l’arrière, et revint avec trois ou quatre mousquets et autant de piques. Il donna les piques aux hommes qui n’avaient point à servir les pièces. Notre bâtiment était alors au plus près du vent, faisant porter plein, tandis que les deux pros étaient droit par notre travers. Des deux côtés régnait un silence de mort. Cependant ils restèrent un peu de l’arrière ; et, comme ils marchaient plus vite que nous, le but de leur manœuvre était évidemment de se mettre dans nos eaux, afin d’avoir beaupré sur poupe, et d’éviter notre bordée. Comme ce n’était pas notre affaire, et que le vent vint à fraîchir de manière à nous donner un espace de quatre à cinq nœuds, circonstance très-heureuse pour nous, le capitaine se décida à virer de bord pendant qu’il avait la place nécessaire. Le John se comporta merveilleusement, et tourna sur lui-même comme une toupie. Les pros virent qu’il n’y avait pas de temps à perdre, et essayèrent de nous rejoindre, avant que nous pussions décharger nos voiles, et ils auraient réussi avec quatre-vingt-dix-neuf bâtiments sur cent. Mais le capitaine connaissait son bâtiment ; il ne lui laissa pas perdre de terrain, toutes les voiles le portant de nouveau en avant, comme par instinct. Les pros virèrent également, et comme ils étaient beaucoup plus près du vent, il semblait qu’ils n’avaient plus qu’à jeter le grappin sur nous. Si les pirates nous abordaient, nous étions perdus sans ressources ; il fallait, plus que jamais, du calme et du sang-froid. Le capitaine se montra à la hauteur de sa position dans cette circonstance critique, enjoignant un silence complet et la plus stricte attention à ses ordres.

J’étais alors trop intéressé pour éprouver l’inquiétude qu’autrement je n’aurais pas manqué de ressentir. Sur l’avant, nous pensions que l’abordage aurait lieu avant une minute ; car l’un des pros était alors à moins de cent pieds, quoique perdant un peu de son avantage en se trouvant sous le vent de nos voiles. Kite nous avait dit de nous rassembler sur le passe-avant, de répondre à l’abordage par une décharge de mousqueterie, et ensuite de présenter nos piques, lorsque je sentis un bras qui me saisissait par le milieu du corps, et je fus repoussé en dedans du bord, tandis qu’une autre personne prenait ma place. C’était Neb qui s’était précipité devant moi, pour affronter le premier le danger. J’en fus mortifié, tout en étant touché de cette nouvelle preuve d’affection et de dévouement du pauvre garçon, mais j’avais eu à peine le temps de la réflexion que les deux équipages des pros, en poussant un grand cri, firent siffler cinquante ou soixante balles à nos oreilles. Heureusement elles passèrent toutes au-dessus de nos têtes. Personne à bord du John ne fut blessé.

Nous ne voulûmes pas être en reste, et nos quatre pièces lâchèrent leur bordée, deux sur le pros le plus proche, deux sur le plus éloigné, qui n’était pourtant qu’à une encâblure. Comme il arrive souvent, celui qui semblait le plus loin du danger fut le plus maltraité. Notre mitraille eut de la place pour s’éparpiller, et aujourd’hui je crois encore entendre les cris de désespoir qui s’élevèrent de son bord. L’effet fut instantané. Au lieu de se maintenir de conserve avec l’autre pros, il vira tout à coup de bord, et prit chasse, sans doute pour se mettre à l’abri de notre feu.

Je ne crois pas qu’un seul homme eût été atteint à bord du pros le plus proche. En tout cas aucun bruit ne s’y faisait entendre, et il porta vivement sous notre bossoir. Comme tous nos canons étaient déchargés, et que le temps manquait pour les charger de nouveau, il s’agissait de repousser ceux qui voudraient sauter à l’abordage. Une partie de nos gens se réunirent sur le pont de cordage, les autres sur le gaillard d’avant. Au moment où cette répartition venait d’être faite, les pirates jetèrent leur grappin. Quoique admirablement jeté, il ne tomba que sur une enfléchure. Je le vis, et j’allais m’élancer aux agrès, quand Neb me devança encore et coupa l’enfléchure avec son couteau. C’était le moment où les pirates avaient abandonné voiles et avirons, et étaient montés pour s’élancer à bord. La secousse fut si brusque qu’une vingtaine d’entre eux tombèrent par-dessus bord. Aussitôt notre bâtiment alla de l’avant à pleines voiles, et passa assez près du pros pour que les hommes du John qui étaient sur l’arrière pussent voir distinctement les figures basanées de leurs ennemis.

Nous ne fûmes pas plutôt libres que le commandement de : pare à virer ! fut donné. La barre fut mise dessous, et le bâtiment porta au vent en une minute. Avant de nous éloigner, nous lâchâmes une dernière bordée de toutes nos pièces, et je crois que pour cette fois le pros le plus proche en eut sa bonne part, car il vira de bord aussitôt, rejoignit son camarade, et tous deux cinglèrent vers les îles à qui mieux mieux. Nous fîmes mine de leur donner la chasse, mais ce n’était qu’une feinte, car nous étions trop contents d’en être délivrés.

On ne doit pas supposer que nous n’eûmes rien de plus pressé que d’aller dormir. Cela fut vrai de Neb, qui ne manquait jamais une occasion de manger ou de dormir, mais il fut le seul. Le capitaine nous félicita, et comme une chose qui allait de droit, il appela tout le monde pour « épisser le grand bras ; » après quoi, le quart fut relevé aussi régulièrement que si rien n’était arrivé. Le capitaine visita le bâtiment avec ses deux lieutenants pour voir s’il y avait des avaries à réparer ; quelques manœuvres courantes avaient souffert, et nous eûmes quelques nouveaux cordages à placer dans la matinée, mais ce fut tout.

Je n’ai pas besoin de dire que nous étions tous fiers de notre exploit. Tout le monde reçut sa part d’éloges, excepté Neb, auquel on ne fit pas attention : c’était un nègre ! Je parlai de son courage et de son dévouement à M. Marbre, mais je ne pus lui faire partager l’admiration que m’inspirait la conduite du pauvre diable. J’ai maintenant assez vécu pour savoir que, comme l’or du riche attire à soi la monnaie du pauvre, de même les belles actions de ceux qui sont ignorés vont grossir la renommée des personnages déjà célèbres. Cela est vrai des nations, des races, des familles, comme des individus. Le pauvre Neb appartenant à une couleur proscrite, avait beau faire : il ne pouvait jamais avoir exactement le même mérite qu’un blanc.

— Ces moricauds tombent parfois en aveugles sur une heureuse idée, répondit M. Marbre à mes vives représentations, et j’en ai vu qui avaient presque autant d’intelligence que des blancs idiots ; mais chez eux tout ce qui sort de la routine ordinaire est pur hasard. Pour ce qui est de Neb, néanmoins, je dois dire une chose en sa faveur ; c’est que, pour un nègre, il saisit plus vivement les choses qu’aucun de sa couleur avec qui j’aie jamais fait voile. Et puis il n’a point de suffisance, et c’est beaucoup pour un noir. La suffisance chez un blanc est déjà assez odieuse, mais celle d’un nègre est intolérable.

Hélas ! Neb, né dans l’esclavage, accoutumé à regarder comme une présomption de songer même à recevoir sa pitance, avant que le dernier des blancs eût satisfait son appétit, modèle de soumission, de travail, de résignation, de patience, on croyait lui faire beaucoup d’honneur en laissant échapper comme malgré soi l’aveu qu’il n’avait point de suffisance. Et pourtant sa résolution et son courage avaient sauvé le John ; je l’ai toujours dit, et je le répéterai toujours.

Le lendemain de l’affaire des pros, nous commençâmes tous à renchérir les uns sur les autres dans le récit de nos exploits. Le capitaine lui-même ne sut pas résister à l’exemple ; et quant à Marbre, il alla si loin que, si je ne l’avais vu de mes propres yeux se comporter honorablement dans cette circonstance critique, je l’aurais pris certainement pour un autre Bobadil. Rupert céda aussi au torrent, quoique j’aie entendu dire que cette nuit-là il avait fait véritablement son devoir. Le résultat de tout ce bavardage fut de convertir l’affaire en un exploit des plus héroïques, exploit qui devait encore ajouter à l’illustration du nom Américain, et ce fut comme tel qu’il fut consigné dans les journaux.

Depuis ce moment, notre bâtiment marcha très-bien, et nous pouvions être avancés vers l’ouest jusqu’au cinquante-deuxième degré, quand le vent souffla légèrement du sud-ouest, et le temps devint lourd. Le capitaine avait été pincé, disait-il, deux ou trois fois dans ces parages, et il se mit dans la tête que les courants seraient plus favorables, s’il se rapprochait plus qu’il n’est d’usage de la côte de Madagascar. Nous portâmes donc au plus près, et nous cinglâmes vers le nord-ouest. Nous suivions cette direction depuis une semaine, faisant de cinquante à cent milles par jour, et nous attendant à chaque moment à voir la terre. Enfin nous la découvrîmes ; c’étaient des montagnes d’une hauteur prodigieuse, qui semblaient à une grande distance de nous, et qui cependant étaient très-enfoncées dans les terres, comme nous le reconnûmes ensuite. Le capitaine avait une théorie à lui sur les courants de cette partie de l’Océan, et ayant relevé un des pics au moyen du compas, au moment où l’on aperçut la terre, il se convainquit et fit partager sa conviction à tout le monde, Marbre excepté, que nous portions dans le vent avec une vitesse appréciable. Le capitaine Robbins était un homme qui avait les meilleures intentions du monde, mais qui était un peu borné ; et quand les gens bornés veulent donner dans la théorie, la pratique va ordinairement tout de travers.

Toute la nuit nous gouvernâmes au nord-ouest, quoique M. Marbre eût hasardé une remontrance au sujet d’un certain promontoire qu’on pouvait apercevoir, un peu par notre bossoir du vent. Mais le capitaine fit claquer ses doigts, et commença une série de raisonnements pour convaincre le premier lieutenant que la direction au vent du courant nous porterait à dix lieues au sud-ouest de ce promontoire avant le matin. Sur cette assurance, nous nous préparâmes à passer une bonne et paisible nuit.

J’avais le quart du matin, et quand je montai sur le pont à quatre heures, il n’y avait pas de changement dans le temps. M. Marbre parut bientôt, et il vint sur le passe-avant où je m’appuyais sur la lisse, et entra en conversation avec moi, oubliant quelquefois la distance qui nous séparait à bord, — non à terre, là, j’aurais repris l’avantage — jusqu’à m’appeler « Monsieur. » Toutefois je payais toujours cette inadvertance, car alors il coupait court à l’entretien. Un jour il alla plus loin dans sa vengeance : furieux de m’avoir traité ainsi d’égal à égal, non-seulement il s’interrompit brusquement au milieu de sa phrase, mais il m’ordonna de la voix la plus sèche de grimper au mât et de descendre quelques bonnettes sur le pont, quoique dans le cours du même quart, il fallût les remonter et les orienter. Mais la dignité offensée n’est pas toujours conséquente.

— Voilà une nuit tranquille, maître Miles, — le premier lieutenant voulait bien m’appeler de ce nom plus familier, — une nuit bien tranquille, commença M. Marbre, et un fort courant à l’ouest, suivant le capitaine Robbins. Eh bien ! moi, je préfère les courantes aux courants en fait de danse ; et voilà ! c’est ma manière de généraliser.

— Je suppose, d’après cela, Monsieur, que le capitaine est d’un avis différent.

— Mais oui, peut-être, — quoique le vieux ne sache peut-être pas bien lui-même quelle est son opinion. C’est le troisième voyage que je fais avec lui, et il est la moitié du temps dans les brouillards ou dans les courants. Maintenant c’est son idée que l’Océan est plein de Mississippi. Qu’on lui montre un courant, et il le suivra jusqu’au bout du monde. Il soutient de plus que quand on suit un courant, on n’a point à craindre la terre, attendu que ce n’est jamais vers la terre qu’un courant se dirige. Quant à moi, je n’ai pas besoin de meilleur promontoire que mon nez.

— Que votre nez, mousieur Marbre ?

— Oui, que mon nez, maître Miles. N’avez-vous pas remarqué à quelle distance je flairais la terre quand nous traversions les îles ?

— Ah ! oui, les Moluques, à cause des épices, et je crois que…

— Que diable y a-t-il ? s’écria M. Marbre, tressaillant tout à coup, comme s’il entendait quelque chose, quoiqu’il parût ne rien flairer.

— On dirait de l’eau qui frappe des rochers, Monsieur.

— Pare à virer ! s’écria-t-il de toutes ses forces. Courez en bas, et appelez le capitaine, Miles — lof tout ! debout tout le monde !

Une scène de confusion suivit, au milieu de laquelle le capitaine, le second lieutenant, et la plus grande partie de l’équipage, parurent sur le pont. Le capitaine Robbins prit naturellement le commandement, et fut à temps pour faire décharger les voiles d’arrière, le bâtiment virant lentement par un vent si faible. Cependant il vira, et quand son avant fut bien au sud-est, le capitaine demanda des explications. M. Marbre n’était plus disposé à s’en rapporter à son nez, mais il invita le capitaine à faire usage de ses oreilles. Nous en fîmes tous autant, et si les sons n’étaient pas trompeurs, nous étions au milieu d’une jolie collection de brisants.

— Nous pouvons certainement sortir par où nous sommes entrés, monsieur Marbre ? demanda le capitaine avec inquiétude.

— Oui, commandant, s’il n’y avait pas de courant ; mais on ne sait jamais où un courant infernal peut vous conduire dans l’obscurité.

— Attention pour laisser tomber l’ancre ! cria le capitaine — cargue partout, à l’avant et à l’arrière ; laissez tomber, dès que vous serez prêt, monsieur Kite.

Heureusement nous avions un câble tout étalingué en traversant le détroit, et ne sachant pas si nous ne toucherions pas à l’île de France, on avait laissé une ancre en veille. La question était de savoir si nous trouverions un fond. La réponse ne se fit pas attendre ; Kite annonça qu’il était à six brasses. Ainsi nous étions non-seulement au milieu de brisants, mais tout près de la côte. Cependant le fond était de bonne tenue, et nous nous mîmes à plier tous nos chiffons. En une demi-heure la toilette du bâtiment était terminée, il évitait au courant qui portait exactement dans la direction du nord-est, c’est-à-dire tout le contraire de la théorie du capitaine. Dès que M. Marbre se fut assuré du fait, je l’entendis murmurer quelques mots entre ses dents, parmi lesquels je ne distinguai que ceux-ci : — Cap infernal ! — maudit courant !