À bord et à terre/Chapitre 27

À bord et à terre ou les Aventures de Miles Wallingford
Traduction par A. J. B. Defauconpret.
Furne, Gosselin (Œuvres, tome 22p. 341-354).


CHAPITRE XXVII.


Avec un regard où se peint la douceur et la patience de Job ; avec des mouvements aussi gracieux que ceux de l’oiseau dans l’air, tu es, au fond, le plus affreux démon qui ait jamais entrelacé ses griffes dans les cheveux d’une captive.
Halleck.


Je sortais des bureaux de la maison de commerce à laquelle était adressé mon chargement, et je me dirigeais vers l’hôtel de la Cité, alors, comme aujourd’hui, l’un des meilleurs de New-York, quand au détour de Wall-Street je tombai inopinément sur Rupert Hardinge. Il descendait la rue en grande hâte, et il parut très-surpris et même assez embarrassé de me voir. Néanmoins il n’était pas homme à se déconcerter aisément, et il me fit un accueil empressé. Il était en deuil, mais il était mis néanmoins à la dernière mode.

— Wallingford ! s’écria-t-il — c’était la première fois qu’il ne m’appelait pas Miles ; — Wallingford, mon très-cher, de quelles nues nous tombez-vous donc ? Il courait tant de bruits divers sur votre compte que votre apparition ici fera autant d’effet qu’en ferait celle de Bonaparte lui-même. Votre bâtiment est arrivé ?

— Vous savez que nous nous quittons peu, répondis-je en prenant la main qu’il m’offrait ; il n’y a guère que la mort ou un naufrage qui pourrait nous séparer.

— C’est ce que j’ai toujours dit à ces dames : « Vous verrez que Wallingford n’épousera jamais que son Aurore. » — Mais vous avez une mine excellente ; savez-vous que la mer vous va joliment ?

— Je n’ai pas à me plaindre de ma santé ; mais parlez-moi de celle de notre famille, de nos amis ? votre père… ?

— Il est à Clawbonny pour le moment. Vous savez comment il est. Aucun changement de fortune ne l’empêchera jamais de regarder sa petite bicoque d’église comme une cathédrale, et sa paroisse comme un diocèse. Aujourd’hui qu’il n’a plus besoin de tout cela, je voudrais bien — vous sentez que je ne m’aviserais pas de le lui dire à lui-même — qu’il cessât ses prédications.

— Soit ; mais parlez-moi de vous tous maintenant. Je suis d’une impatience !…

— Oui, la patience n’a jamais été votre fort. Eh bien ! vous savez sans doute que j’ai été reçu au barreau ?

— Je n’en doutais pas ; votre noviciat maritime a dû vous être d’un grand secours aux examens.

— Allons, ne parlons plus de mes péchés de jeunesse. J’ai du moins le mérite de n’y avoir pas persisté longtemps. Mais de quel côté allez-vous ? dit-il en me prenant le bras. Si vous remontez la rue, je ferai quelques pas avec vous. Il y a à peine une âme en ville à cette époque de l’année ; mais néanmoins vous verrez prodigieusement de jolies filles dans Broadway à cette heure ; ce n’est pas positivement la première volée ; car pour rester ici dans cette saison, il faut n’avoir pas la plus petite maison de campagne. — Eh bien ! qu’est-ce que je disais donc ? Ah ! qu’on change terriblement en quelques années. Savez-vous bien que tous les goûts, toutes les inclinations de ma première enfance se sont envolés dans les airs ? Rien ne reste des premières années. Notre corps, nos traits, toute notre personne subit les plus grands changements ; comment nos sentiments, nos désirs, nos vues nos affections, nos espérances, resteraient-ils les mêmes ?

— Savez-vous bien, Rupert, que ce que vous dites là n’est pas flatteur pour quelqu’un dont les relations avec vous remontent justement à ces premières années ?

— Oh ! ce n’est pas là ce que je veux dire, vous le savez bien. L’habitude a aussi son influence ; et certes je vous serai toujours aussi attaché que je l’étais dans l’enfance… Mais enfin nous suivons des lignes divergentes, et nous ne saurions rester toujours enfants.

— Et n’avez-vous plus à me parler de personne ? demandai-je avec quelque hésitation ; car je tremblais d’apprendre que Lucie était mariée. — Comment va Grace ?

— Oh ! Grace, moi qui l’oubliais ! j’en suis vraiment honteux, car naturellement c’est par elle que j’aurais dû commencer. Hélas ! mon cher capitaine, pour ne vous rien cacher, votre sœur n’est pas aussi bien qu’à votre départ, je le crains du moins ; car il y a un siècle que je ne l’ai vue. Elle a passé l’automne avec nous ; puis elle a voulu s’en aller pour les fêtes de Noël, parce que, disait-elle, sa famille les avait toujours passées à Clawbonny. Depuis lors elle n’est pas revenue ; mais je crains qu’elle ne soit pas bien. Vous savez comme Grace a toujours été une frêle créature ; elle est si Américaine ! Ah ! Wallingford, nos femmes n’ont pas de santé ; belles comme des anges, sveltes comme des fées, elles ne peuvent être comparées aux Anglaises pour la santé.

Le feu me monta à la figure, et j’eus toutes les peines du monde à ne point précipiter dans le fossé le misérable qui s’appuyait sur mon bras. Cependant un moment de réflexion me fit sentir la nécessité de la prudence. Après tout, il était le frère de Lucie ; et je n’avais point de preuves qu’il eût jamais donné à Grace lieu de croire qu’il l’aimait. Il était si facile de se tromper sur ce point, quand on avait été élevé ensemble comme nous l’avions été tous les quatre ; l’amitié, l’habitude, comme disait Rupert, pouvait si bien être prise pour un sentiment plus tendre, que je ne pouvais agir avec trop de circonspection. Et puis je devais avant tout éviter de compromettre Grace ; je devais ménager sa sensibilité, en même temps que sa réputation, et je parvins à dissimuler ma colère, quoique j’étouffasse.

— Voilà une nouvelle qui me désole, répondis-je après une longue pause, la vive douleur que j’éprouvais expliquant assez naturellement mon trouble ; Grace est une personne qui a besoin des plus tendres soins et des plus grands ménagements ; et moi qui m’amuse à courir de mers en mers pour gagner quelque argent, quand ma place devrait être à Clawbonny auprès de ma sœur ! Je ne me le pardonnerai jamais !

— L’argent est une très-bonne chose, capitaine, répondit Rupert avec un sourire qui me parut en dire plus que sa bouche n’exprimait ; c’est une excellente chose que l’argent ! mais il ne faut pas vous exagérer l’indisposition de Grace, qui sera passagère. J’espère que vos nombreux voyages n’ont pas été infructueux ?

— Et Lucie ? repris-je sans daigner lui répondre ; où est-elle à présent ?

— Miss Hardinge est en ville, dans sa c’est-à-dire dans notre maison de Wall-Street ; mais elle va tous les matins à la campagne ; car il est impossible de rester enfermé au milieu de ces briques brûlantes. Mais j’oubliais : vous ne savez pas le malheur qui nous est arrivé ?

— J’ai appris en Italie la mort de mistress Bradfort, et en vous voyant en deuil, j’ai vu que la nouvelle n’était que trop vraie.

— Mon Dieu oui ! c’est une excellente femme que nous avons perdue. Elle aurait été ma mère qu’elle n’aurait pas été meilleure pour moi. Sa mort, mon cher Wallingford, a été des plus édifiantes qu’on ait vues à New-York depuis bien des années.

— Et mistress Bradfort vous a nommé son héritier ? Il est temps à présent de vous féliciter de votre bonne fortune. Mais Lucie ? j’espère qu’elle n’a pas été complètement oubliée ?

Rupert balbutia, et je vis clairement qu’il était sur des charbons ardents. Comme je le découvris ensuite, il voulait cacher au monde ce qui en était, et cependant il prévoyait bien que je serais mis au courant par son père. Dans tous les cas, il crut qu’il valait mieux me faire son confident. Nous nous promenions alors dans les allées qui séparent les églises de la Trinité et de Saint-Paul ; et, avant de s’ouvrir à moi, mon compagnon me fit prendre plusieurs rues de traverse, comme s’il craignait de mettre des rues trop fashionables dans sa confidence. Enfin, arrivé dans un quartier désert, il commença le récit de ses griefs avec plus d’abandon qu’il n’en avait montré dans le commencement de notre entrevue.

— Vous saurez, Miles, dit-il en commençant, que mistress Bradfort était une personne assez originale, — oui, très-originale en vérité. Excellente personne au fond, j’en conviens, et qui a fait une fin très édifiante ; mais dont les singularités égalaient sa fortune. Vous savez que les femmes ont souvent les idées les plus bizarres, et les Américaines plus que toutes les autres. Une république n’est nullement favorable au maintien des biens dans la même ligne. Miss Merton, qui est une personne pleine de sens, comme vous avez pu en juger, Miles, dit qu’aujourd’hui en Angleterre, j’aurais hérité de toutes les propriétés de mistress Bradfort, sans la moindre difficulté.

— Comment ? vous êtes avocat, et il faut qu’une jeune Anglaise vous apprenne ce que la loi décide dans tel ou tel cas ?

— Oh ! dans ce pays-là ils ont comme nous un dédale de statuts, dans lesquels il est impossible de se reconnaître. Au milieu de tout cela le droit commun est devenu la chose la plus rare du monde. Mais, pour abréger, vous saurez que mistress Bradfort a fait un testament.

— Par lequel, je présume, elle partage également ses biens entre vous et Lucie, au grand mécontentement de miss Merton ?

— Pas tout à fait, Miles, pas tout à fait — c’était une personne si singulière, si capricieuse, que mistress Bradfort !

J’ai remarqué souvent que, quand une personne a réussi à jeter de la poudre aux yeux, et qu’elle se voit découverte, elle est très portée à accuser celui qui a été longtemps sa dupe, d’être capricieux, tandis qu’il a été tout simplement détrompé. Cependant je ne dis pas un mot, laissant Rupert patauger dans son bourbier tant qu’il le voudrait.

— Mais sa fin a été admirable, reprit-il après une pause, et édifiante au dernier degré. Elle a donc fait un testament, et dans ce testament elle laisse tout ce qu’elle possède, jusqu’aux maisons de ville et de campagne, à ma sœur.

Je fus stupéfait ! Toutes mes espérances étaient encore envolées.

— Et qui a-t-elle nommé pour exécuteur testamentaire ? demandai-je après un intervalle de silence, prévoyant ce qui arriverait infailliblement si ces fonctions étaient dévolues à Rupert.

— Mon père. Les affaires ne lui manquent pas, savez-vous bien ? Après les vôtres, viennent celles de mistress Bradfort. Par bonheur, celles-là sont toutes simples. Les maisons sont en bon état, bien situées, louées facilement ; l’argent est placé sur bonnes hypothèques ou en actions. Tout cela constitue un revenu liquide de sept mille bons dollars, toutes dépenses d’entretien ou de réparations payées.

— Et tout cela est à Lucie ! m’écriai-je avec angoisse, comme si je sentais qu’elle était plus que jamais perdue pour moi.

— Pour le moment, sans doute, quoique, voyez-vous, je ne regarde Lucie que comme dépositaire de la moitié. Vous connaissez les femmes : elles regardent tous les jeunes gens comme des prodigues, et voici le raisonnement qu’elles auront fait entre elles : Rupert est au fond un bon garçon ; mais Rupert est jeune, et il laissera couler l’argent entre ses doigts. — Eh bien, Lucie, je vais tout vous donner dans mon testament ; mais, naturellement, vous aurez soin de votre frère, et vous lui donnerez la moitié, ou même les deux tiers, comme il est l’aîné, dès que vous serez majeure, et que vous pourrez agir. — Vous savez que Lucie n’a que dix-neuf ans, et par conséquent il y a encore deux ans à attendre.

— Et Lucie connaît ces intentions de sa bienfaitrice ? vous en avez des preuves ?

— Des preuves ! j’en prêterais serment en justice. N’est-ce pas raisonnable ? n’est-ce pas ce que je suis en droit d’attendre ? Et puis, écoutez bien. Entre nous, j’avais deux mille dollars de dettes ; et pourtant la bonne dame ne me laisse pas un dollar pour payer même mes créanciers légitimes. Une femme si pieuse, qui a fait une fin si édifiante, n’aurait jamais agi ainsi, si elle n’avait pas eu des vues ultérieures. Du moment qu’elle regardait Lucie comme dépositaire, tout s’explique.

— Mais Lucie, qu’en dit-elle ?

— Vous connaissez Lucie ; elle n’aime pas les phrases ; elle aime à surprendre les gens, surtout lorsqu’elle songe à leur rendre service. Elle n’a donc pas ouvert la bouche ; mais tout indique ses intentions. D’abord, elle a chargé son père de payer mes dettes. Elle eût mieux fait de me donner l’argent pour satisfaire les créanciers ; car j’aurais commencé par les plus pressés. Mais enfin c’est quelque chose d’avoir toutes les quittances dans ma poche et de pouvoir recommencer sur nouveaux frais. Voilà où j’en suis pour le moment. Ah ! j’oubliais encore : elle m’alloue une pension annuelle de quinze cents dollars provisoirement. — Vous voyez, Miles, que je n’ai rien de caché pour vous ; je n’ai pas attendu que mon père vous donnât tous ces détails, ce qu’il n’eût pas manqué de faire quand vous serez à Clawbonny ; mais vous sentez bien que je ne vais pas crier cela sur le toit des maisons. La belle mine que je ferais vraiment, si on savait qu’un des jeunes gens les plus à la mode de New-York est dans la dépendance de sa sœur, et d’une sœur qui a trois ans de moins que lui ! Ce serait à me faire montrer au doigt. Aussi n’ai-je confié le fait qu’à quelques intimes. On croit généralement que c’est moi qui hérite, et que Lucie n’a rien. Excellent moyen au surplus pour écarter les coureurs de dot, comme vous le verrez du premier coup d’œil.

— Et qu’en dit un certain M. André Drewett ? demandai-je en affectant un sang-froid que j’étais loin d’éprouver. Il était toute attention quand je suis parti, et je m’attendais presque à ne plus retrouver ici une miss Lucie Hardinge.

— À vous parler franchement, Miles, il me semblait que la chose prenait cette tournure quand est survenue la mort de mistress Bradfort. Le deuil vint très à propos suspendre toute démarche, si on avait l’intention d’en faire. Vous sentez qu’il ne serait pas commode d’avoir un beau-frère, avant que toutes les affaires fussent réglées. Au surplus, je suis content d’André, et il sait que je suis son ami. Il a bon ton, est très-bien posé dans le monde, a une jolie petite fortune, qui jointe au tiers de celle de notre défunte cousine, assurerait à ma sœur le même revenu qu’aujourd’hui, et j’ai soin de faire entendre de temps en temps à Lucie qu’elle ne saurait faire un meilleur choix.

— Et comment votre sœur reçoit-elle ces insinuations ?

— Oh ! fameusement, comme toutes les jeunes filles, vous savez bien. Elle rougit, et quelquefois paraît mécontente ; puis elle se met à rire, fait la moue et dit : — Quelle extravagance ! Taisez-vous donc, Rupert ; vous êtes fou ! — Enfin toutes ces exclamations de convention qui ne trompent personne, pas même son benêt de frère. Mais, mon cher, il faut que je vous quitte, je dois accompagner quelques personnes au spectacle, et j’allais les rejoindre quand je vous ai rencontré. Cooper joue ce soir, et vous savez qu’il fait fureur. On ne voudrait pas perdre une seule syllabe de son Othello.

— Rupert, encore un mot. Ne disiez-vous pas que les Merton sont encore ici ?

— Les Merton ? mais sans doute ; ils sont fixés aux États-Unis et sont lancés dans le plus grand monde. Le colonel se trouve très-bien du climat, et il est parvenu à trouver quelque emploi qui le retient parmi nous. De plus il a des parents à Boston, et je crois qu’il a quelques droits à faire valoir par là sur je ne sais quel héritage. Les Merton ! et, grands dieux, que ferait New-York sans les Merton !

— Ainsi donc mon vieil ami a obtenu aussi de l’avancement ; car je crois vous avoir entendu l’appeler colonel ?

— Croyez-vous ? il me semble qu’on l’appelle général, plus souvent que toute autre chose. Vous avez dû vous tromper, en croyant qu’il n’était que major, Miles ; ici tout le monde l’appelle général ou colonel.

— Je ne demande pas mieux. Adieu, Rupert ; je ne vous trahirai pas, et…

— Et quoi ?

— Rappelez-moi au souvenir de Lucie ; vous savez que nous nous connaissons depuis l’enfance. Dites-lui que je lui souhaite tout le bonheur possible dans sa nouvelle position, et que je tâcherai de la voir, avant de remettre à la voile.

— Est-ce que vous ne viendrez pas ce soir au spectacle ? Cooper mérite bien une visite ; Othello est son plus beau rôle.

— Je ne crois pas. Ne m’oubliez pas auprès de votre sœur, — adieu.

Nous nous séparâmes ; Rupert se dirigea à grands pas vers Broadway, et moi j’errai quelque temps à l’aventure. J’avais envoyé Neb s’informer si, par hasard, le Wallingford serait à New-York, et j’appris qu’il devait remettre à la voile le lendemain pour Clawbonny. Je me décidai à profiter de l’occasion ; car, sans ajouter une entière confiance aux allégations de Rupert, j’étais inquiet de la santé de ma sœur. Sans que je m’en aperçusse, mes pas m’avaient conduit sur le quai ; j’allai rendre une petite visite à l’Aurore, j’échangeai quelques mots avec Marbre, puis je revins à terre au bout d’une demi-heure. Par une sorte d’attraction secrète, je pris le chemin du parc, et bientôt je me trouvai à la porte du théâtre. Je me dis que Lucie n’était plus qu’en demi-deuil, qu’il n’était pas impossible qu’elle fût de la partie dont Rupert avait parlé. Je pris donc un billet, dans l’espoir de la voir, et je montai à l’amphithéâtre des secondes : si j’avais mieux connu les localités, c’est au parterre que je me serais placé, pour l’objet particulier que j’avais en vue.

Quoique la saison fût si avancée, la salle était pleine à comble ; Cooper faisait alors fureur. Le soin avec lequel il composait ses rôles, le naturel qu’il déployait, l’avaient fait triompher de tous ses rivaux, et il avait opéré une révolution sur la scène. Je n’avais pu trouver place sur le premier rang, de sorte que je ne voyais au-dessous de moi que les loges de côté, et encore imparfaitement. Je jetai un coup d’œil rapide, et j’entrevis bientôt les cheveux bouclés de Rupert ; il était assis près d’Émilie Merton ; puis venait le major, — s’il était colonel ou général, ce ne pouvait être que par une de ces promotions soudaines dont les salons de New-York sont si prodigues ; — et auprès du major était une dame, que je supposai être Lucie. Un tremblement convulsif me saisit, dès que je l’aperçus. Je ne voyais que le haut de sa figure, mais un mouvement qu’elle fit en se tournant vers le major me laissa entrevoir ce sourire ouvert, auquel je ne pouvais me tromper : c’était bien elle.

Il restait encore deux places sur le devant de la loge, la première banquette pouvant contenir six personnes. On ouvrit la loge, tout le monde se leva, et je vis entrer André Drewett, donnant le bras à une dame âgée que je sus ensuite être sa mère. Les places avaient été gardées pour eux, et la dame devait sans doute servir de chaperon, quoique les deux jeunes personnes étant l’une avec son père, l’autre avec son frère, il eût été convenu qu’on ne se rejoindrait qu’au théâtre. La vieille dame serra la main de Lucie avec empressement, mais du moins je n’eus pas le supplice de voir son fils accomplir la même cérémonie. Il se contenta de saluer, quoique avec une intention marquée, et il sut s’arranger pour se placer à côté d’elle, pendant que le major s’occupait de la mère. Ces arrangements étaient naturels ; je devais m’y attendre, et pourtant ils me firent un mal que je ne saurais exprimer.

Je n’écoutais pas la pièce ; j’étais à méditer sur ma position, à l’égard de Lucie. Je me rappelais les jours de notre enfance, les diverses circonstances du départ et du retour, l’incident du médaillon, toutes les émotions si douces que j’avais éprouvées, et que j’avais crues partagées. Avais-je pu me tromper à ce point, et l’intérêt que la chère enfant m’avait témoigné n’était-il que la conséquence naturelle de son bon cœur, de l’habitude, comme l’insinuait si délicatement Rupert, pour ce qui le concernait ? Ensuite je ne pouvais me dissimuler que, maintenant, Lucie pouvait porter ses prétentions beaucoup plus haut. Tant qu’elle avait été pauvre, et moi riche, en comparaison, la différence de fortune compensait celle de position ; mais maintenant c’était une héritière, à la tête d’une grande fortune, tandis que je n’étais que dans l’aisance ; et puis enfin, toutes choses égales du reste, comment un pauvre marin, obligé de s’absenter si souvent, et ayant dû contracter un peu de la rudesse de son état, pourrait-il lutter contre une foule de prétendants de la ville, les uns, avocats de nom, paraissant un moment à leur cabinet, au sortir de leur déjeuner, puis se pavanant dans Broadway le reste du temps ; les autres, entièrement libres, comme André Drewett, n’ayant d’autres occupations que de toucher leurs rentes et leurs dividendes ? Plus je réfléchissais, plus mes chances me semblaient diminuer, et je me levai pour quitter le théâtre.

Et cependant, comment partir sans avoir vu au moins la figure de Lucie ? l’abnégation ne pouvait aller jusque-là. Je résolus donc de descendre au parterre, d’attacher un long regard sur la chère enfant, et de me retirer ensuite avec un souvenir durable de celle que j’avais tant aimée, et que je sentais que j’aimerais toujours.

Je trouvai une place où, sans être trop en vue moi-même, je pouvais distinguer aisément les six personnes qui occupaient le devant de la loge. Je m’arrêtai peu au major et à mistress Drewett ; cette dame avait l’air respectable, et était mise avec assez de recherche. Son apparition dans le monde remontait à l’époque de la révolution, et on s’en apercevait à quelque chose de légèrement martial dans le port de la tête, et de guindé dans ses manières. Quant au major, il semblait beaucoup mieux portant, et l’atmosphère de prévenances et de petits soins dans laquelle il vivait à New-York avait évidemment agi sur lui ; c’était aujourd’hui un personnage tout autrement important que lorsque je l’avais vu pour la première fois à Londres. Entre les actes, je remarquai que c’était à qui échangerait un sourire avec « l’officier anglais, » preuve qu’il était au pinacle de la faveur dans le grand monde, et qu’il était parvenu à ce point où, « paraître ne point le connaître, c’était avouer qu’on était soi-même inconnu[1]. »

Émilie rayonnait de santé et de bonheur ; je pouvais voir qu’elle était charmée des propos galants que Rupert lui débitait sans doute, et je ne m’en tourmentais en aucune manière. Miss Merton, en ce moment, avait presque oublié qu’il existât un Miles Wallingford au monde, ou, si elle se le rappelait quelquefois, ce devait être à l’occasion du superbe collier de perles qui devait orner le cou de sa femme, si jamais il en trouvait une.

Mais Lucie, dont je ne parle pas, l’honnête, la confiante, la bien-aimée Lucie ! Qu’elle me semblait plus belle encore que je ne l’avais jamais vue ! Quelle douceur dans son sourire, quelle expression dans son regard, que de grâces dans tous ses mouvements, et comme le demi-deuil lui allait bien ! Et penser qu’elle était perdue pour moi, que nous allions devenir de plus en plus étrangers l’un à l’autre ! À cette idée, je sentais s’évanouir tout mon courage ; le marin, si rude, si endurci par la fatigue, n’avait pas plus de force qu’un enfant ; de grosses larmes roulaient dans mes yeux, et j’eus beaucoup de peine à cacher ma faiblesse à ceux qui m’entouraient. Enfin, la tragédie finit, la toile tomba, et le parterre se dégarnit sensiblement ; moi seul j’étais cloué à ma place, et il m’était impossible de m’en détacher.

Il était facile de voir le changement qui s’était opéré dans la position de Lucie, aux attentions dont elle était l’objet. Toutes les dames des principales loges échangeaient des sourires ou des signes de tête avec elle, et la moitié des jeunes élégants de la salle se pressaient autour de sa loge, ou entraient familièrement pour lui présenter leurs hommages. Il me parut que M. André Drewett avait un petit air satisfait qui semblait dire : c’est à moi que vous faites la cour indirectement en la faisant à cette jeune personne. Quant à Lucie, mon œil jaloux ne put surprendre le moindre changement dans ses manières, toujours simples, toujours naturelles. Perdu dans ma contemplation muette, j’oubliais l’univers entier, quand j’entendis une exclamation mal étouffée qui me fit tressaillir. J’étais trop près pour pouvoir me tromper : c’était la voix de Lucie. Je la regardai aussitôt ; ses yeux étaient fixés sur les miens, et elle étendait la main de mon côté avec un empressement charmant. J’avais été reconnu, et la surprise avait produit cette manifestation de l’ancienne amitié qui nous avait unis, avec tout l’abandon et toute la simplicité de nos premières années.

— Miles Wallingford ! me dit-elle dès que je me fus levé pour répondre à ses avances et que je fus assez près pour qu’elle pût me parler sans trop attirer l’attention, vous êtes arrivé, et nous n’en savions rien !

Il était clair que Rupert n’avait point parlé de mon retour et de notre rencontre dans la rue. Il en parut un peu honteux, et s’avança pour dire :

— Comment donc ai-je pu oublier de vous apprendre, Lucie, que j’avais rencontré le capitaine Wallingford, comme j’allais prendre le colonel et miss Merton. Oh ! nous avons causé longtemps ensemble, et je pourrai lui épargner la peine de répéter son histoire.

— Je puis dire néanmoins, ajoutai-je, combien je suis heureux de voir miss Hardinge si bien portante, et de pouvoir présenter mes hommages à mes anciens passagers.

Je serrai la main du major et celle d’Émilie, je saluai Drewett, je fus présenté à sa mère, et invité à venir prendre place dans la loge, attendu qu’il n’était pas très-convenable que la conversation se prolongeât de la loge au parterre. J’oubliai mes prudentes résolutions, et trois minutes après j’étais derrière Lucie… André Drewett eut la civilité de m’offrir sa place, bien que ce fût d’un air qui disait assez clairement : qu’ai-je à craindre ? c’est un patron de navire ; laissons-le un moment s’amuser ; le pauvre diable sera obligé de repartir au premier jour, et il me laissera la place libre. Du moins je crus lire ce langage dans l’expression de tous ses traits.

— Merci, monsieur Drewett, dit Lucie du ton le plus doux. Monsieur Wallingford et moi, nous sommes de vieux amis. Vous savez qu’il est le frère de Grace — Drewett inclina la tête d’une manière assez convenable — et j’ai mille choses à lui dire. Ainsi donc, Miles, venez vous mettre là, et racontez-moi tout votre voyage.

Comme la moitié des spectateurs étaient partis après la tragédie, le second rang de la loge était vide, et nos messieurs y passèrent pour étendre librement leurs jambes, de sorte que j’eus la place libre pour m’asseoir à côté de Lucie. Comme elle insista pour entendre, avant tout, mon histoire, je fus obligé de la satisfaire.

— À propos, major Merton, lui dis-je, dès que j’eus terminé mon récit, une de vos vieilles connaissances, Moïse Marbre pour le nommer, est revenu à la vie, et il est en ce moment à New-York.

Je racontai alors la manière dont j’avais rencontré mon vieux lieutenant. J’avais eu là une bien malheureuse idée ; car le major profita de cette occasion pour se mêler à la conversation, et comme l’orchestre commençait l’ouverture de la seconde pièce, il m’emmena dans le corridor pour avoir plus de détails. J’étais au supplice ; et Lucie paraissait contrariée de son côté ; mais il n’y avait pas moyen de s’en défendre, et la seule consolation, c’est que nous n’aurions pu continuer à causer, une fois le rideau levé.

— Vous vous souciez peu sans doute de la petite pièce par laquelle on termine, dit le major après que j’eus raconté les aventures de Marbre ; voulez-vous rester ici jusqu’à ce qu’on sorte ? Nous causerons un peu.

Il fallait bien y consentir, et nous nous promenâmes dans le corridor jusqu’à la fin de l’acte. Le major fut très-aimable ; il semblait n’avoir pas oublié les nombreuses obligations qu’il m’avait. Il se mit à me communiquer quelques détails qui avaient trait à sa position actuelle, et il me fit entendre qu’il était probable qu’il passerait quelques années aux États-Unis. Tout en marchant, je jetais un regard vers la loge toutes les fois que nous passions devant.

— Eh bien ! me dit tout à coup mon compagnon, vos anciens amis les Hardinge ont eu une bonne aubaine, et j’ose dire qu’ils s’y attendaient peu il y a quelques années.

— Sans doute, répondis-je ; quoique la fortune soit tombée en excellentes mains, je suis néanmoins surpris que mistress Bradfort n’ait pas laissé les biens au vieux ministre, puisqu’ils avaient appartenu à leur grand-père commun, et qu’il était le plus proche héritier.

— Elle s’est dit sans doute que l’excellent homme ne saurait qu’en faire. Rupert Hardinge, au contraire, est actif, spirituel, en passe de briller dans le monde ; et la fortune sera mieux placée dans ses mains que dans celles du bon vieillard.

— Le bon vieillard a été pour moi l’intendant le plus zélé, et il eût été le même pour ses enfants. Mais est-ce que Rupert hérite de la totalité de la fortune ?

— Je crois que non ; il doit y avoir quelques dispositions particuculières, à ce que je lui ai entendu dire. Je ne sais si sa sœur n’a pas un petit legs, ou bien si la fortune n’est pas réversible sur sa tête, dans le cas où Rupert mourrait sans enfants. Croiriez-vous bien que le bruit avait couru que mistress Rradfort avait tout laissé à Lucie ? Comme on fait des histoires cependant ! moi qui sais de source certaine qu’il n’en est rien. — Cette source certaine, c’était Rupert qui, depuis son enfance, ne s’était jamais fait scrupule d’altérer la vérité dans son intérêt. — Enfin je sais qu’il y a un article qui la concerne, quoique de peu d’importance, et les dispositions faites en sa faveur sont sans doute soumises à la condition qu’elle se mariera avec le consentement de son frère. La vieille dame était pleine de bon sens, et elle a fait sans doute tout ce qui était nécessaire.

C’est étonnant à quel point on s’abuse sur les fortunes, et ceux qui s’en inquiètent le plus sont souvent les premiers trompés. Le major était évidemment la dupe de Rupert, quoique je ne visse pas ce que celui-ci pouvait espérer de tout ce manège. Il ne m’appartenait pas de le détromper ; mais je n’étais pas à mon aise, et je ne fus pas fâché d’entendre dans la salle un mouvement qui annonçait la fin de l’acte. Je courus à la porte de la loge, et, à mon grand regret, je vis sortir mistress Drewett ; ces dames trouvaient la petite pièce si insipide, qu’elles n’avaient pas la patience d’en entendre davantage. Rupert me jeta un coup d’œil inquiet, et il me prit même à l’écart pour me dire à l’oreille :

— Miles, ce que je vous ai dit ce soir est tout à fait confidentiel ; c’est un secret de famille.

— Je n’ai pas à me mêler de vos affaires particulières, Rupert ; permettez-moi seulement d’espérer que vous agirez loyalement, surtout lorsqu’il s’agit d’une sœur.

— Soyez tranquille ; tout s’arrangera à merveille. Vous savez ce que je vous ai dit.

Je vis Lucie qui regardait autour d’elle d’un air inquiet, pendant que Drewett était allé faire avancer les voitures, et je me berçai de l’espoir que c’était pour me chercher. En un moment j’étais à côté d’elle ; mais presque aussitôt M. Drewett vint lui offrir son bras, en disant que sa voiture barrait le passage. Nous sortîmes tous ensemble, et alors il se trouva que c’était la voiture de mistress Drewett qui était en tête ; celle de Lucie était derrière. — Oui, celle de Lucie ! la chère fille était entrée en possession de tout ce qui avait appartenu à sa parente, de l’équipage et des chevaux comme du reste. Les armes de la défunte étaient toujours sur la voiture, Rupert n’ayant jamais pu obtenir qu’elle y substituât celles des Hardinge. Mais il s’en vengeait en répétant partout combien c’était généreux à lui de donner une voiture à sa sœur.

Le major conduisit mistress Drewett à sa voiture, et son fils fut obligé de nous quitter pour monter à côté d’elle. Cette circonstance me procura une minute de bienheureux tête à tête avec Lucie. Elle me parla de Grace, me dit qu’il y avait des mois qu’elle ne l’avait vue, ce qui ne lui était jamais arrivé auparavant ; que toutes ses instances n’avaient jamais pu la décider à rester auprès d’elle, tandis qu’elle-même n’avait jamais pu trouver moyen d’aller à Clawbonny, Rupert prétendant que sa présence était indispensable pour terminer une foule d’affaires.

— Grace n’est pas aussi humble que je l’étais autrefois, dit la chère enfant en me regardant en face d’un air de reproche, et j’espère bien que vous n’imiterez pas son mauvais exemple. Elle veut me faire entendre qu’elle a un chez soi ; et moi, quand je n’en avais pas, que vous étiez riche, et que j’étais pauvre, est-ce que je rougissais de rester chez vous ?

— Merci, Lucie, merci ! lui dis-je tout bas, en lui serrant vivement la main ; mais ce ne peut être cela. Avez-vous entendu parler de la santé de Grace ?

— Oh ! elle se porte bien, je le sais. Rupert me l’a dit, et les lettres de cette bonne amie sont aussi tendres, aussi gaies que jamais, sans le plus petit mot de plainte. Mais il faut absolument que je la voie bientôt. Grace et Lucie ne sont pas nées pour vivre séparées. — Voici la voiture, — vous viendrez me voir demain matin, n’est-ce pas, Miles ? Nous déjeunons à huit heures précises.

— Je ne le puis. Je pars demain pour Clawbonny au commencement de la marée, qui est à quatre heures. Je vais coucher à bord du sloop.

Le major Merton mit Lucie en voiture ; les adieux furent échangés, et je restai debout sous le vestibule à la regarder partir pendant que Rupert s’éloignait rapidement.



  1. La génération actuelle ne comprendra jamais bien jusqu’où allait l’état de dépendance morale de notre pays à l’égard de l’Angleterre, il y a quarante ans. L’auteur a vu de ses propres yeux un prince italien, du plus grand mérite et de la plus haute distinction, passer inaperçu dans un salon où toutes les attentions étaient pour un « agent » des marchands de boutons de Birmingham ; et cela parce que l’un venait d’Italie, et l’autre d’Angleterre. Voici une petite anecdote toute personnelle. Il y a maintenant un quart de siècle que l’auteur publia son premier ouvrage. Deux ou trois mois après cette publication, il descendait Broadway avec un ami, quand un des hommes les plus haut placés de New-York vint à passer de l’autre côté de la rue. Dès que le personnage en question aperçut l’auteur, il le salua, et traversa la rue pour venir lui donner une poignée de main et s’informer de sa santé. — Vous êtes en grande faveur, dit l’ami de l’auteur, dès que l’autre fut parti ; quel honneur pour vous qu’une pareille démarche de la part de *** ! c’est l’effet de votre ouvrage. — C’était tout simplement l’effet d’une réclame dans une Revue anglaise, où l’auteur et son livre étaient portés aux nues — par l’éditeur anglais. La personne en question était un homme de mérite, mais il était né un demi-siècle trop tôt pour jouir d’une entière indépendance d’esprit dans un pays qui avait été si récemment une colonie.