À bord et à terre/Chapitre 22

À bord et à terre ou les Aventures de Miles Wallingford
Traduction par A. J. B. Defauconpret.
Furne, Gosselin (Œuvres, tome 22p. 274-287).


CHAPITRE XXII.


Les vaisseaux ne sont que des planches ; les marins ne sont que des hommes ; il y a des rats de terre — et des rats d’eau, des voleurs de mer aussi bien que de terre, — je veux dire, les pirates ; — puis il y a danger de l’eau, danger des vents, danger des récifs. — Cet homme, néanmoins, offre une garantie suffisante. — Trois mille ducats, — oui, je crois que je puis prendre son billet.
Shakespeare.


Je voyais Grace, le bon M. Hardinge et ses enfants tous les jours, mais ce ne fut qu’à la fin de la semaine que je pus trouver le temps d’aller rendre visite aux Mertons. Ils parurent bien aises de me voir, mais leurs intérêts n’avaient eu nullement à souffrir de mon absence. Le major avait exposé ses droits au consul anglais, qui, natif lui-même de Manhattan, avait des relations étendues, ce qui lui assurait une influence que ses fonctions seules n’auraient pu lui donner. Le colonel Barclay — c’était son nom — avait pris les Mertons sous son patronage, et son exemple ayant été suivi par d’autres, ils étaient déjà reçus dans la meilleure société. Émilie me cita les noms de plusieurs des personnes avec lesquelles elle avait déjà échangé des visites, et je reconnus aussitôt, tant par la conversation de Lucie et de Grace que par ma connaissance générale des traditions de la colonie et de l’état, qu’au point de vue, sinon politique, du moins social, c’étaient les premières familles du pays ; classe évidemment au-dessus de celles avec lesquelles je m’étais trouvé en relations. En même temps je savais très-bien que le capitaine d’un bâtiment de commerce avait beau être au mieux avec ses armateurs ou avec ses camarades, il n’en avait pas moins très-peu de chances d’être admis dans cette société ; de sorte que j’avais devant moi la douce perspective de voir ma propre sœur et les deux jeunes personnes que j’aimais le plus au monde, — après elle, cela va sans dire, — fréquenter des maisons dont les portes m’étaient fermées. C’est désagréable dans toutes les positions ; dans la mienne ce le fut encore davantage, et voici comment :

Quand je dis à Émilie que Grace et Lucie étaient à New-York, et qu’elles se proposaient de venir la voir le matin même, il me parut qu’elle manifestait moins d’empressement qu’elle n’en aurait montré un mois auparavant.

— Miss Hardinge est-elle parente de M. Rupert Hardinge auprès de qui je me suis trouvée hier dans un dîner ? demanda-t-elle après avoir exprimé le plaisir qu’elle aurait à les recevoir.

Je savais que Rupert avait dîné en ville ce jour-là, et, ne connaissant aucune autre personne du même nom, je répondis affirmativement.

— Il est le fils d’un ministre respectable, et très-bien posé dans le monde, m’a-t-on dit ?

— Les Hardinges sont en grand renom parmi nous. Le père et le grand-père de Rupert ont été ministres, et son bisaïeul était marin : Ce ne sera pas, je l’espère, une défaveur à vos yeux.

— Marin ! mais il me semblait avoir entendu dire… — Pardon, je me trompe sans doute.

— Peut-être vous a-t-on dit que son bisaïeul était un officier anglais ?

Émilie rougit, puis elle sourit faiblement, et convint que j’avais deviné juste.

— Eh bien ! tout cela est vrai, ajoutai-je, quoiqu’il fût marin. Le vieux capitaine Hardinge, ou le commodore Hardinge, comme on avait coutume de l’appeler, — car il avait commandé une fois une escadre, — était dans la marine militaire anglaise.

— Oh ! des marins de ce genre, à la bonne heure ! dit vivement Émilie ; je ne croyais pas qu’il fût d’usage d’appeler ainsi les gentlemen de la marine militaire.

— Ils feraient une triste figure, s’ils ne l’étaient pas, miss Merton ; autant vaudrait dire qu’un juge n’est pas un homme de loi.

C’en était assez toutefois pour me convaincre que miss Merton ne regardait plus le capitaine de la Crisis comme le premier homme du monde.

La cloche annonça l’arrivée des deux jeunes personnes, et Émilie leur fit un accueil gracieux. Elle mit de l’abandon et même une certaine chaleur dans l’expression de sa reconnaissance pour tout ce que j’avais fait pour elle et pour son père. Elle remonta même jusqu’à notre rencontre au parc, et poussa l’amabilité jusqu’à dire que dans cette circonstance, elle et ses parents avaient dû la vie à mon dévouement. De pareils propos faisaient grand plaisir aux deux amies ; car je crois qu’elles ne se seraient jamais lassées ni l’une ni l’autre d’entendre faire mon éloge. Après ces premiers compliments, la conversation tourna sur New-York, ses plaisirs et les différentes personnes qu’on connaissait mutuellement. Je m’aperçus que ma sœur et mon amie étaient presque ébahies de voir dans quelle société était lancée miss Merton. Cette société était d’une nuance au-dessus même de celle de mistress Bradfort, quoique l’une et l’autre eussent, par leurs extrêmes, quelques points de contact. Comme les personnes dont on parlait m’étaient toutes inconnues, je n’avais rien à dire, et j’écoutais en silence. C’était une excellente occasion pour moi de comparer entre elles les trois jeunes filles.

C’était par la délicatesse des formes que Grace et Lucie étaient surtout remarquables. Elles avaient la main et le pied plus petit, la taille plus svelte, la tournure plus élégante que la jeune Anglaise ; mais celle-ci avait des épaules et un buste irréprochables, et en même temps une fraîcheur de coloris que rien ne pouvait surpasser. Pour résumer en un mot le caractère de leurs physionomies, Émilie avait plus d’éclat, Lucie plus de finesse et d’expression. Je ne parle point de Grace, qui faisait classe à part par l’expression toute intellectuelle de sa figure. En les voyant toutes les trois assises en cercle et causant entre elles avec une douce et joyeuse liberté, Lucie me parut la plus jolie, dans sa toilette simple, mais soignée, du matin, tandis qu’il me semblait qu’Émilie aurait enlevé plus de suffrages dans un salon à la clarté des bougies. Je signale cette distinction parce que je la crois nationale.

La visite se prolongea, car j’avais exprimé le désir qu’on prît le temps de faire connaissance, et je n’eus pas besoin de le répéter. Pendant que les trois amies babillaient entre elles, j’écoutais le son de leurs voix, et il me parut que pour les inflexions et pour l’accent, Émilie avait un léger avantage, quoique ce fût aux dépens du naturel ; l’art se faisait un peu sentir, ce qui diminuait le charme. Si la supériorité n’était pas plus marquée, c’est qu’en 1802, les femmes à New-York se donnaient encore la peine de prononcer les mots ; aujourd’hui, cette partie si importante de l’éducation est négligée d’une manière déplorable, et il est presque aussi rare de trouver une jeune Américaine qui parle sa langue avec grâce, que d’en voir une qui ne soit pas charmante.

Quand les nouvelles amies se quittèrent, ce fut en se promettant de se revoir bientôt. Je secouai la main d’Émilie à la manière anglaise, et je pris congé d’elle en même temps.

— En vérité, Miles, dit Grace dès que nous fûmes dans la rue, la jeune personne qui vous a de si grandes obligations est vraiment charmante. — Elle me plaît extrêmement.

— Et vous, Lucie êtes-vous du même avis ?

— Oui, dit Lucie d’un ton beaucoup plus réservé, quoique les paroles fussent à peu près les mêmes ; c’est une des plus jolies personnes que j’aie jamais vues, et je ne m’étonne pas…

— De quoi ne vous étonnez-vous pas, ma chère ? demanda Grace, voyant que son amie hésitait à continuer.

— Oh ! j’allais dire quelque sottise, et il vaut mieux que je m’arrête. Mais quelles manières distinguées a miss Merton ! Ne trouvez vous pas, Grace ?

— À vous parler franchement, si je lui reproche quelque chose, c’est justement d’avoir un peu trop de manières. N’avez-vous pas remarqué que c’était, plus ou moins, le défaut de toutes les Européennes que nous avons vues l’hiver dernier ? Tout ce qui sent l’étude ne saurait me plaire, à moi.

— À nous, c’est possible ; mais pour ceux qui ont été habitués à cette perfection de manières, il doit leur être pénible de ne plus la rencontrer.

En faisant cette remarque, je crus observer que Lucie jetait un regard furtif de mon côté. J’eus la sottise de croire que c’était pour moi qu’elle parlait, et j’en fus un peu piqué. Il me semblait qu’elle voulait dire : ah ! monsieur Miles, maintenant que vous avez été à Londres et dans une île déserte des mers du Sud, les deux extrêmes de la civilisation, vous faites le difficile, et il faut être maniérée pour vous plaire ! — Je sentis que je perdais contenance, et, prétextant les exigences du service, je m’éloignai précipitamment pour retourner à bord. Je rencontrai sur le quai M. Hardinge qui me cherchait.

— Venez, Miles, me dit l’excellent vieillard, j’ai besoin de causer sérieusement avec vous.

Comme dans ce moment Lucie occupait la première place dans mes pensées, je me dis tout bas : de quoi donc le cher ministre veut-il me parler ?

— De tous les côtés j’entends dire de vous monts et merveilles, dit M. Hardinge, et j’apprends que vous êtes déjà un excellent marin. C’est un grand honneur pour vous d’avoir à votre âge commandé pendant un an un bâtiment allant aux Indes. J’ai causé de vous avec un de mes vieux amis, John Murray, de la maison Murray et fils, un des premiers négociants des États-Unis, et il m’a dit : « Si le garçon a de l’étoffe, poussez-le en avant. Donnez-lui un bâtiment à lui, et vogue la galère. Il n’y a rien de tel que d’avoir à soigner ses intérêts propres pour devenir vite un homme. » J’y ai bien réfléchi, j’ai certain bâtiment en vue depuis un mois ; et si ce plan vous sourit, je vais vous l’acheter.

— Mais ai-je assez d’argent pour cela, mon cher Monsieur ? Après avoir monté le John, le Tigris, la Crisis, je ne me soucierais pas de quelque navire subalterne, coté peut-être un tiers.

— Vous avez oublié la Polly dans votre énumération, dit le ministre en souriant. Mais soyez sans inquiétude. Le navire que j’ai en vue est de première classe ; il n’a encore fait qu’un seul voyage, et il est vendu par suite de la mort de l’armateur. Quant à l’argent, j’ai placé l’excédant de vos revenus sur les fonds publics, et ce qui a coûté dix mille dollars en vaut aujourd’hui treize mille ; car depuis la conclusion de la paix, tout est en hausse, et l’argent abonde. Vous avez dû de votre côté faire quelques économies ?

— J’ai près de trois mille dollars en réserve, et je n’aurai de longtemps à vous adresser aucune demande pour mes besoins personnels. Puis j’ai ma part de prise à toucher. Neb lui-même, avec sa paie et sa part de prise, me rapporte neuf cents dollars. Avec votre permission, Monsieur, j’aimerais à lui donner la liberté.

— Attendez votre majorité, Miles, et alors vous ferez ce que vous jugerez convenable. En réunissant toutes nos ressources, j’ai à votre disposition plus de vingt mille dollars que je puis réaliser à l’instant même, et le prix du navire, tel qu’il est, presque prêt à mettre en mer, n’est que de quinze mille. Allez le voir ; s’il vous plaît, c’est un marché conclu.

— Mais, mon cher monsieur Hardinge, vous croyez-vous bien en état de juger de la valeur d’un bâtiment ?

— Allons, allons, ne me faites pas plus vain que je ne le suis. Croyez-vous que j’aie été m’en rapporter à mes propres lumières ? J’ai consulté les autorités les plus compétentes de la ville ; d’abord, John Murray, comme je vous le disais tout à l’heure, puis Archibald Gracie, et William Bayard, tous excellents juges en cette matière. Trois autres de mes amis ont été visiter le bâtiment ; tous l’approuvent ; il n’y a pas eu une seule voix d’opposition.

— Puis-je vous demander les noms de ces connaisseurs ?

— Certainement. Pour commencer, connaissez-vous le docteur Benjamin Moore, Miles ?

— C’est la première fois que j’entends prononcer son nom. Mais il me semble qu’un médecin n’est pas un très-bon juge d’un bâtiment.

— Il n’est pas plus médecin que vous, mon garçon. — Le docteur Benjamin Moore est la personne que nous avons élue évêque pendant votre absence.

— Ah ! celui dont vous vouliez porter la santé, au lieu de miss Peggy Perrott ? m’écriai-je en souriant. Voyons, que pense l’évêque de mon embarcation ? S’il l’approuve, elle doit être orthodoxe.

— Il dit, Miles, que c’est le plus joli bâtiment qu’il ait jamais vu, et soyez certain que l’opinion d’un homme tel que le docteur Moore a une grande valeur, même lorsqu’il s’agit d’un bâtiment.

Je ne pus m’empêcher de rire de la bonhomie du cher ministre ; et pourtant pourquoi un évêque ne se connaîtrait-il pas en navire tout aussi bien que tant d’ignorants qui n’ont jamais lu un seul livre de théologie de leur vie, pas même peut-être la Bible, et qui prétendent se connaître en matières religieuses ? Le fait n’était pas plus absurde que la plupart de ceux qui se passent à chaque instant sous nos yeux, et que l’habitude seule nous fait paraître tout naturels.

— Eh ! bien, Monsieur, répondis-je dès que je pus reprendre mon sérieux, j’irai voir le bâtiment et je vous en dirai mon avis. L’idée me sourit infiniment, car il est agréable d’être son maître.

À cette époque on pouvait avoir un excellent navire pour quinze mille dollars. Celui que je visitai était doublé et chevillé en cuivre, et il était du port de cinq cents tonneaux. Il avait une grande réputation comme fin voilier, et, ce qui était une grande recommandation en 1802, il avait été construit à Philadelphie. Il avait fait un voyage en Chine, et il avait le meilleur âge possible pour un bâtiment, un peu plus d’un an. Son nom était l’Aurore, et une figure de la déesse servait d’ornement à sa proue.

Le résultat de mon examen et des renseignements que je pris fut favorable, et à la fin de la semaine l’Aurore était achetée. Les armateurs de la Crisis voulurent bien me témoigner leurs regrets de ne pas me voir en conserver le commandement ; mais personne ne pouvait trouver mauvais que je songeasse à naviguer pour mon propre compte. Je fis cette acquisition importante à l’époque peut-être la plus favorable pour la navigation américaine. La preuve, c’est que le jour même où je fus mis en possession du bâtiment, on vint m’offrir de très-bons chargements pour quatre points du monde différents. J’eus à choisir entre la Hollande, la France, l’Angleterre et la Chine. Après avoir consulté mon tuteur, je me décidai pour la France. Il y avait plus d’argent à gagner, et je verrais un nouveau pays. Le voyage de Bordeaux, aller et retour, ne me prendrait que cinq mois. Alors, je serais majeur, et par conséquent mon maître. Comme j’avais l’intention de donner de grandes fêtes à Clawbonny à cette occasion, il ne fallait pas trop m’éloigner. J’engageai donc pour lieutenants Talcott et le Philadelphien qui s’appelait Walton, et nous commençâmes notre chargement.

Dans l’intervalle, je résolus d’aller rendre une visite au toit paternel. C’était la saison où l’on quittait la ville en masse pour aller habiter les villas qui s’élèvent sur les bords de l’Hudson. M. Hardinge était impatient aussi de rejoindre son troupeau. Lucie et Grace commençaient à se fatiguer du séjour de la capitale, qui devenait assez monotone ; et tout le monde, Rupert excepté, soupirait après la campagne. J’avais invité M. Merton à passer une partie de l’été à la ferme, et il était plus que temps de renouveler mes instances ; car le médecin du major trouvait que son malade avait besoin de quitter les rues enfermées de New-York pour aller respirer le grand air. Émilie semblait si bien dans son élément au milieu de la société dans laquelle elle était lancée depuis son arrivée, société supérieure en général à celle qu’elle fréquentait en Angleterre, que je fus surpris de l’empressement avec lequel elle me seconda auprès de son père.

— M. Hardinge dit que Clawbonny est vraiment un joli endroit, et que l’air y est excellent. Il nous faut encore plusieurs mois pour recevoir des nouvelles d’Angleterre, et nous avons déjà tant d’obligations au capitaine Wallingford, et il nous invite de si bonne grâce, que nous n’avons presque plus à craindre d’être indiscrets en acceptant.

Le major parut aussi surpris que moi de ce langage d’Émilie, mais il fit peu de résistance. Il dépérissait visiblement, et je commençais à douter sérieusement qu’il vécût assez même pour retourner en Europe. Il avait quelques parents à Boston et il entretenait une correspondance avec eux. J’avais été plus d’une fois tenté de leur écrire pour leur parler de son état ; mais pour le moment, le plus pressé était de le conduire à la campagne.

Lorsque tous les arrangements furent pris, je demandai à Rupert d’être des nôtres ; car je pensais que, sans lui, Grace et Lucie ne trouveraient pas la partie complète.

— Miles, mon cher ami, dit le jeune légiste en bâillant, — Clawbonny est assurément un endroit merveilleux, mais vous conviendrez qu’il doit paraître légèrement insipide après New-York. Mon excellente parente, mistress Bradfort, s’est tellement prise de passion pour nous tous, qu’elle est pour moi aux petits soins. Croiriez-vous bien, mon garçon, que voilà deux ans qu’elle me donne six cents dollars, et qu’en outre elle fait à Lucie des présents dignes d’une reine ? C’est une femme qui vraiment n’a pas sa pareille que notre cousine, savez-vous bien ?

Cette révélation m’étonna. En faisant mon compte avec nos armateurs, j’avais vu que Rupert avait épuisé jusqu’à sa dernière limite le crédit que je lui avais ouvert chez eux.

Toutefois, comme mistress Bradfort était très à son aise, qu’elle n’avait point de plus proche parent que M. Hardinge, et qu’elle était très-attachée à la famille, je ne doutai point que Rupert ne dît vrai, et je regrettai seulement qu’il ne se respectât pas davantage.

— Je suis fâché que vous ne veniez pas avec nous, répondis-je ; car je comptais sur vous pour nous aider à amuser les Mertons.

— Les Mertons ! à coup sûr, ils ne vont pas aller passer l’été à Clawbonny ?

— Ils partent demain avec nous. Qu’y a-t-il donc là qui vous étonne ?

— Mais, Miles, vous savez bien comment est fait le monde, et les Anglais en particulier. Ils sont à cheval sur l’étiquette, sur les contenances de rang et de fortune, vous savez bien, — oh ! je les comprends à merveille à présent ; car je passe la plupart de mon temps dans le cercle des Anglais, vous savez bien.

Je l’aurais ignoré que le langage de Rupert, et ces vous savez bien, dont il assaisonnait maintenant chaque phrase à l’imitation de ses nouveaux amis, qui n’étaient pas ce qu’il y avait de plus distingué en Angleterre, me l’auraient prouvé suffisamment. Sans doute il y avait dans le cercle dont il parlait des Anglais respectables, et ils en formaient même la base ; mais il suffisait d’être Anglais, de porter un habit convenable, et d’avoir un certain jargon, pour s’y faufiler, et c’était surtout parmi ces intrus que Rupert, dont la position n’était pas encore bien établie, se trouvait admis. On parlait haut, on buvait beaucoup, on manifestait un grand dédain pour le pays où l’on recevait l’hospitalité, quoiqu’on s’y trouvât en beaucoup meilleure compagnie qu’on ne l’aurait été chez soi. Comme la plupart des novices, Rupert croyait ne pouvoir mieux faire que d’imiter ces gentlemen de bas étage ; et comme ils ne disaient pas deux phrases sans parler de Lord A… ou de sir John B…, dont ils avaient retenu les noms, il avait la bonhomie de croire qu’ils étaient au mieux avec tous les dignitaires de l’empire britannique. Comme Rupert avait naturellement des manières assez distingués, il était vraiment déplorable de le voir travailler à se réformer, ou plutôt à se déformer, d’après des modèles si suspects.

— Clawbonny n’est pas une résidence princière, je suis prêt à en convenir, répondis-je après un moment d’hésitation ; mais on peut y demeurer cependant. Il y a une ferme, un moulin, et une bonne vieille maison en pierres de taille, aussi solide que commode, et qui a bien son mérite.

— C’est vrai, mon très-cher, et j’adore tout cela comme la prunelle de mes yeux ; mais en fait de ferme, vous savez bien, les jeunes personnes aiment les bonnes choses qui en viennent, beaucoup plus que l’habitation elle-même. Je parle surtout des jeunes Anglaises. Or, voyez-vous, le major Merton est un officier supérieur, ce qui le pose bien dans le monde ; car le roi met ses fils dans les armées de terre ou de mer, ce qui relève singulièrement, la profession, savez-vous bien ?

— Je n’en sais rien, et n’en veux rien savoir. Que m’importe que le roi d’Angleterre fasse telle ou telle chose de ses fils ?

— Tenez, mon cher, nous avons été trop longtemps enfants, voilà le mot. Nous sommes aujourd’hui arriérés.

— Le mal est au contraire qu’aujourd’hui les enfants se croient trop vite des hommes.

— Allons, vous ne voulez pas me comprendre. Je veux dire que nous nous sommes trop pressés de choisir un état. J’ai eu le bon esprit de me retirer à temps, moi ; mais vous persévérez, et vous avez tort.

— Je conviens que vous avez eu raison d’y renoncer, car vous seriez resté cent ans à bord que vous n’auriez jamais fait qu’un pitoyable marin.

Je croyais le piquer au vif ; mais Rupert tomba complètement de mon avis.

— Eh bien ! Miles, vous parlez d’or. Ce n’était pas ma vocation. La nature m’avait fait pour quelque chose de mieux, et j’ai trouvé ma place. Si, au lieu d’aller sur mer, vous vous étiez mis comme moi à étudier le droit, vous auriez aujourd’hui une position dans le monde.

— Je suis ravi de n’en avoir rien fait. Quel avantage aurais-je retiré d’une pareille étude ?

— Quel avantage, mon très-cher ? mais tous les avantages du monde. Ce n’est pas ici, comme en Europe, où les héritiers des grandes maisons mangent leurs revenus sans rien faire. Ici il faut faire quelque chose, et il y a très-peu de professions qui nous conviennent à nous autres. L’armée et la marine militaire ne sont rien, vous savez bien : deux ou trois régiments disséminés dans les bois, et une demi-douzaine de bâtiments. Après cela, restent les trois carrières de la théologie, du droit et de la médecine. Quant à la médecine, « jetez la médecine aux chiens, » comme dit miss Merton.

— Comment, miss Merton ? mais c’est de Shakespeare !

— Oui, et de miss Merton aussi. À propos, Miles, vos voyages sur mer ont eu cela de bon qu’ils nous ont fait connaître une créature charmante. Ses idées sur ce sujet sont aussi justes qu’un cadran solaire.

— Est-ce que miss Merton a jamais causé avec vous de ma profession, Rupert ?

— Mais oui, et à plusieurs reprises, toujours d’un ton de regret. Vous savez aussi bien que moi, Miles, qu’être marin, à moins que ce ne soit dans la marine militaire, ce n’est pas une profession distinguée.

J’éclatai de rire à cette remarque, tant elle me parut bizarre et ridicule. Je connaissais très-bien quel rang j’occupais dans la société ; je ne donnais pas dans ces vaines théories du mérite personnel, qui sont devenues si en vogue parmi nous, et je comprenais à merveille la nécessité des classifications qui existent dans toutes les réunions d’hommes, et qui, si elles entraînent quelques inconvénients dans quelques cas particuliers, ont des avantages incontestables en général. Je n’étais donc nullement disposé à exagérer mes prétentions ou à me poser en victime de l’opinion. Mais cette allégation que ma noble, ma brave profession, n’était pas une profession distinguée, me paraissait si ridicule, que je ne pus garder mon sang-froid. Toutefois, je ne tardai pas à reprendre mon sérieux.

— Écoutez-moi, Rupert, lui dis-je ; j’espère que miss Merton ne croit pas que j’aie voulu la tromper sur ma position véritable, en me faisant passer à ses yeux pour un plus grand personnage que je n’étais réellement ?

— Je n’en répondrais pas. La première fois qu’elle m’en parla, elle avait sur Clawbonny et sur votre domaine, des idées tout à fait anglaises, vous savez bien. Or, en Angleterre, un domaine donne une grande considération à celui qui le possède, tandis que la terre est si abondante chez nous que nous ne faisons pas attention à l’homme qui se trouve en posséder un peu. Les effets publics, pouvant se réaliser plus facilement, valent chez nous mieux que la terre, vous savez bien.

— Rien n’était plus vrai il y a dix ans ; le propriétaire de plusieurs milliers d’acres de terre était, sous le régime du papier-monnaie, un personnage moins important que le propriétaire d’une poignée de chiffons de papier, dont la valeur a été s’amincissant de plus en plus ; c’était vraiment une époque où la valeur représentative de la propriété avait plus d’importance que la propriété même ; et cela parce que le pays tout entier était dévoré d’une fièvre qui mettait tout en mouvement. Je crains bien que ce temps ne revienne.

— Mais qu’est-ce que miss Merton a de commun avec tout cela ?

— Miss Merton est anglaise, mon cher, et, entendant parler de vos terres, elle s’était fait des idées exagérées ; mais j’ai tout expliqué ; ainsi, soyez tranquille.

— Ah ! vous avez tout expliqué ? Je voudrais bien savoir comment ?

Rupert retira le cigare qu’il avait à la bouche, laissa s’évaporer la fumée par petites bouffées, leva le nez en l’air comme pour observer les astres, et daigna enfin me répondre. Ces fumeurs ont parfois des manières si dédaigneuses et si ultra philosophiques !

— Comment ? le voici, mon très-cher. Je lui ai dit que Clawbonny était une ferme et non un domaine ; c’était assez clair pour commencer, n’est-ce pas ? Ensuite je lui ai appris le degré de considération dont jouissaient les fermiers chez nous. Émilie est une fille d’esprit, et elle comprend à demi-mot.

— Et miss Merton a-t-elle rien dit qui pût faire croire que ces explications me faisaient perdre dans son esprit ?

— En aucune façon. Elle vous estime étonnamment ; elle vous adore pour un marin ; elle vous regarde comme le Nelson, le Blake ou le Truxton de la marine marchande ; mais, après cela, toutes les jeunes personnes regardent de très-près à la profession, vous savez bien.

— Et Lucie, Rupert ? croyez-vous, par exemple, qu’elle voudrait me voir avocat ?

— Sans aucun doute ; avez-vous donc oublié combien de larmes elle versa, ainsi que votre sœur, à notre départ ? c’était de chagrin de vous voir embrasser une profession si peu distinguée.

Je n’en crus rien ; car je savais très-bien que si ces chères enfants avaient pleuré alors, c’était de regret de nous voir partir ; mais depuis mon départ à bord de la Crisis, Lucie était devenue une grande demoiselle, et il pouvait s’être opéré de grands changements dans sa manière de voir. Quoi qu’il en fût, je n’avais pas le temps de pousser plus loin cette discussion, et j’y coupai court.

— Enfin, Rupert, dis-je d’un ton bref, viendrez-vous à Clawbonny, oui ou non ?

— Mais puisque vous dites que les Merton sont de la partie, il faudra bien que j’y aille ; autrement ce serait mal remplir les devoirs de l’hospitalité. Il faudrait tâcher, Miles, d’établir des relations avec quelques-unes des familles qui demeurent sur l’autre rive de l’Hudson ; il y en a de très-respectables à quelques heures de distance de Clawbonny…

— Mon père, mon grand-père et mon bisaïeul ont su, pendant cent ans, se contenter des connaissances qu’ils trouvaient sur la rive occidentale, et quoique nous ne soyons pas tout à fait aussi distingués que l’autre rive, nous pouvons bien faire comme eux. — Mais je vous préviens que le Wallingford met demain à la voile de grand matin pour profiter de la marée. J’espère que Votre Seigneurie ne se fera pas attendre ; car, autrement, je pourrais bien être assez manant pour partir sans elle.

Je quittai Rupert avec une impression de dégoût et de colère. Je l’ai déjà dit, j’admettais très-bien toutes les distinctions sociales ; je les trouvais justes et raisonnables en principe, quoique dans l’application le hasard et le caprice y aient parfois une trop large part. Je ne me faisais pas illusion sur ma position ; j’appartenais à la classe des petits propriétaires, telle qu’elle existait dans le dernier siècle, comblant l’intervalle entre les fermiers et la haute société. Je concevais très-bien qu’Émilie Merton, avec ses idées anglaises, établît les distinctions dont Rupert avait parlé, et je ne m’en préoccupais pas outre mesure. Si j’étais un personnage moins important sur la terre ferme qu’à bord de la Crisis, au milieu de la mer Pacifique, miss Merton ne primait pas non plus autant au milieu de toutes les beautés de New-York que dans la solitude de la Terre de Marbre. Mais ce qui m’était sensible, c’était la défection supposée de Lucie ; j’en étais humilié, confus, attéré. Je savais bien que Lucie était mieux apparentée que moi ; c’était un avantage que je lui avais toujours reconnu hautement ainsi qu’à Rupert, comme pour faire oublier notre différence de fortune ; mais jamais l’idée ne m’était venue que le frère ou la sœur pussent en avoir moins de considération pour moi. Partout, — et les États-Unis plus que tout autre pays, à cause des vicissitudes sociales qui y sont si fréquentes, — le monde présente des tableaux des luttes qui s’élèvent entre la grandeur déchue et la fortune croissante. Je craignais que Lucie, par suite de l’influence de mistress Bradfort et de la société nouvelle dans laquelle elle avait été transportée, n’eût appris à ne voir en moi qu’un capitaine de bâtiment de commerce, dont le père n’avait été rien de plus ; cette idée était poignante, et je résolus de l’observer avec un soin tout particulier pendant le peu de jours que je devais passer à Clawbonny.

Le lendemain matin tout le monde fut exact, et nous partîmes à l’heure indiquée. Les Merton parurent contents des rives du fleuve, et, comme nous avions le vent et la marée pour nous, nous débarquions au moulin dans l’après-midi même. On n’est jamais plus en train ni mieux disposé que lorsqu’on vient de fendre rapidement l’eau ; aussi Émilie était-elle d’une humeur charmante pendant que nous gravissions la colline qui s’élevait derrière le moulin. Je lui avais offert mon bras, comme le voulait l’hospitalité, tandis que les autres montaient chacun de leur côté. Je remarquai que Rupert n’offrit le bras à personne ; quant à Lucie, j’étais trop mécontent d’elle pour être poli. Nous fûmes bientôt arrivés à un point d’où l’on découvrait la maison, les prairies et le verger.

— Quoi, c’est là Clawbonny ! s’écria Émilie dès que je les lui montrai. En vérité, c’est une très-jolie ferme, capitaine Wallingford ; c’est bien plus joli que vous ne me l’aviez représenté, monsieur Rupert.

— Oh ! moi, je rends toujours justice à tout ce qui appartient à Wallingford, vous savez bien ; nous avons été si unis dès l’enfance, qu’il n’est pas étonnant que nous le soyons encore.

Rupert disait plus vrai qu’il ne pensait, car mon attachement pour lui n’avait plus guère d’autre base que l’habitude. Je commençais à espérer qu’il n’épouserait point Grace, quoique cette union eût été longtemps à mes yeux une chose décidée. — Qu’il obtienne miss Merton, s’il le peut, dis-je en moi-même, ni l’un ni l’autre ne fera là une grande acquisition.

Il en fut bien différemment de M. Hardinge et, je dois ajouter, de Lucie. Dès que le bon ministre aperçut la chère vieille maison, il se tourna vers moi tout attendri pour me la montrer ; puis, m’entraînant par le bras, sans s’inquiéter de miss Merton, il se mit à me parler vivement de mes affaires et de sa tutelle. Lucie lui donnait le bras de l’autre côté ; et nous prîmes les devants tous les trois, pendant que Rupert venait ensuite entre Grace et Émilie, qui s’était retirée en arrière par discrétion. Le major Merton suivait appuyé sur son domestique.

— C’est vraiment un endroit charmant, Miles, dit M. Hardinge, et j’espère bien que vous ne songerez jamais à détruire une habitation si commode, si respectable, si antique, pour en construire une nouvelle ?

— Dieu m’en préserve, mon cher monsieur ! Cette maison, avec les additions qui y ont été faites, toutes dans le même style, nous sert depuis un siècle, et peut nous servir encore autant. Pourquoi en désirerais-je une autre ?

— Pourquoi ? c’est ce que je me demande. Mais à présent que vous êtes en quelque sorte commerçant, vous pouvez devenir riche, et désirer d’avoir une résidence.

— Cette folie a pu me passer par l’esprit, quand j’étais enfant, mais aujourd’hui je suis plus raisonnable. Et Lucie, qu’en pense-t-elle ? Trouve-t-elle la maison suffisante ?

— Ce sera à mistress Wallingford à en décider un jour, répondit la chère enfant en éludant la question.

J’aurais voulu surprendre le regard de Lucie pendant qu’elle disait ces mots ; je me penchai un peu en avant ; mais elle avait détourné la tête de manière à ne pouvoir être vue. M. Hardinge prit la balle au bond.

— En effet, Miles, dit-il avec toute la chaleur d’une affection désintéressée, il faudra bientôt songer à vous marier. Mais jamais n’épousez une femme qui voudrait vous faire quitter Clawbonny ; cette femme-là aurait un mauvais cœur ! Songez donc qu’ici tout vous parle de vos parents, de leurs plaisirs et de leurs peines, de leurs joies comme de leurs douleurs !

Ici se plaça naturellement le récit de tout ce qui s’était passé dans ces lieux depuis quarante ans, et le ministre le termina en répétant solennellement : — Miles, n’épousez jamais une femme qui voudrait vous faire quitter Clawbonny !