À bord et à terre/Chapitre 15

À bord et à terre ou les Aventures de Miles Wallingford
Traduction par A. J. B. Defauconpret.
Furne, Gosselin (Œuvres, tome 22p. 188-199).


CHAPITRE XV.


Oh ! rançon, rançon, ne me bandez pas les yeux ! — Boskos Thromuldo Boskos. — Faut-il perdre la vie pour ne pouvoir parler leur langue !
Shakespeare.


La Crisis se remit en route dès que le corps de l’Échalas fut détaché de la vergue, et son équipage garda un morne silence pendant qu’elle sortait lentement de la baie. Je n’ai jamais vu de manœuvres s’effectuer sous une impression de tristesse plus profonde. Marbre dit ensuite qu’il avait été disposé à jeter l’ancre, et à attendre que le corps du pauvre capitaine Williams reparût à la surface, ce qui arriverait, sans doute, dans les quarante-huit heures ; mais la crainte d’être obligé de sacrifier un plus grand nombre de naturels le porta à quitter ces funestes parages, sans avoir rendu les derniers devoirs à notre vieux commandant. Je le regrettai ; car je ne crois pas qu’aucun Indien eût été tenté d’approcher de nous, quand même nous serions restés un mois de plus dans la baie.

On était en plein midi, quand le bâtiment se lança de nouveau sur le vaste sein de la mer Pacifique ; le vent était sud-est, et, comme nous nous éloignions de la terre, il devint frais et stable. Vers deux heures, nous avions gagné le large de dix à douze milles, et l’ordre fut donné d’établir toutes les bonnettes de bâbord, et nous portâmes au sud-ouest en faisant toute la voile possible. Chacun vit, dans ce changement, l’intention formelle de quitter la côte, et nous n’en fûmes pas fâchés, car nos opérations de commerce avaient été heureuses jusqu’au moment où nous avions été capturés, et elles ne pouvaient guère plus prospérer après ce qui s’était passé. Je n’avais été consulté en aucune manière ; mais, pendant que le second lieutenant était de quart, je fus appelé dans la chambre et initié au secret de nos mouvements ultérieurs. Je trouvai Marbre assis auprès de la table, ayant devant lui le pupitre à écrire du capitaine Williams, et quelques papiers étalés sous les yeux.

— Prenez un siège, monsieur Wallingford, dit le nouveau commandant avec une gravité appropriée à la circonstance ; je viens de jeter un coup d’œil sur les instructions données « au vieux » par les armateurs, et je vois que j’ai diantrement bien fait d’abandonner à eux-mêmes ces satanés brigands, et de me diriger vers le lieu de destination indiqué. Quoi qu’il en soit, le bâtiment s’est merveilleusement comporté. Il y a ici, bel et bien, soixante-sept mille trois cent soixante dix dollars bien comptés, et cela en échange de marchandises estimées vingt-six mille deux cent quarante dollars, ni plus ni moins ; et, si vous considérez qu’il n’y a ni droits, ni entrées, ni commissions à déduire, mais que ces dollars sont tous à nous, je dis que l’opération est bonne. Eh bien, après tout, si nous nous sommes fourvoyés dans le détroit, bien qu’il ne faille jamais parler de cette circonstance que comme d’une manœuvre hardie pour trouver un passage plus court, il en est résulté un très-grand bien, puisque cela nous a mis en avance de près d’un mois. S’il y avait la moindre apparence que quelque bâtiment français rodât à l’ouest du cap Horn, je pourrais employer cinq à six semaines à faire une croisière ; mais comme il n’en est rien, et que nous avons encore une longue route à parcourir, j’ai pensé que le mieux était de nous remettre en chemin. Lisez cette page où les armateurs ont déposé leurs instructions ; lisez, monsieur Wallingford, et vous verrez ce qu’ils conseillent de faire précisément dans la position où nous nous trouvons aujourd’hui.

Le passage indiqué par Marbre était tout à fait hypothétique, et il n’avait été introduit dans les instructions données au capitaine Williams qu’à la suggestion de Marbre lui-même, dont c’était le projet favori. Le capitaine Williams n’y avait fait aucune attention ; il se proposait d’aller aux îles Sandwich pour y prendre du bois de sandal ; c’était la route ordinairement suivie par les bâtiments marchands après avoir quitté la côte. Toutefois, le projet hypothétique était de ne faire que toucher à cette dernière île, pour y prendre quelques plongeurs, et d’aller à la recherche de certaines îles où l’on supposait que la pêche des perles serait abondante. Notre navire était trop grand et d’un trop grand prix pour l’aventurer dans une pareille entreprise, et je le dis à Marbre sans détour ; mais cette pêche était son idée fixe, c’était un moyen rapide de faire fortune, et quoiqu’elle ne se trouvât dans les instructions que sous la forme d’hypothèse, il penchait à la regarder comme le grand objet du voyage.

Marbre avait d’excellentes qualités dans son genre, mais il n’était nullement propre à commander un bâtiment. Pour tout ce qui concernait l’arrimage de la cale, la mâture, le gréement, la direction de la manœuvre, la conduite du navire par tous les temps, il n’avait point son pareil ; mais il manquait du jugement nécessaire pour défendre les intérêts de ses armateurs, et il n’avait aucune idée du commerce. C’était la raison véritable qui avait toujours mis obstacle à son avancement, parce que l’instinct mercantile, le plus subtil, le plus actif de tous les instincts, avertissait ceux qui l’avaient employé qu’il était arrivé au poste le plus élevé que sa capacité lui permît d’occuper. On ne saurait croire à quel point l’intérêt aiguise l’esprit des gens même les plus obtus !

J’avoue que, malgré mes dix-neuf ans, j’étais d’une opinion contraire à celle du capitaine. Je voyais bien que le cas prévu par les instructions n’était pas arrivé, et que nous agirions d’une manière plus conforme aux intentions des armateurs, en nous rendant d’abord aux îles Sandwich pour y chercher du bois de sandal, et ensuite en Chine pour y prendre une cargaison de thé. Marbre n’était pas homme à se laisser convaincre, quoique mes arguments parussent l’avoir un peu ébranlé. Il serait difficile de dire quel eût été le résultat, si l’événement ne se fût pas chargé de nous mettre d’accord. Je dois dire en passant que Marbre profita de cette occasion pour élever Talcott au grade de troisième officier ; promotion qui me fit grand plaisir ; car Talcott avait reçu de l’éducation ; il était à peu près de mon âge, il avait été le compagnon de nos exploits dans l’affaire de la prise, et c’était un bonheur pour moi de le voir passer sur le gaillard d’arrière et de l’entendre appeler du nom de monsieur Talcott.

Notre traversée jusqu’aux îles Sandwich fut longue, mais paisible. Ce groupe d’îles occupait, en 1800, dans l’opinion du monde une place bien différente de celle qu’il occupe aujourd’hui. Cependant les habitants avaient fait quelques progrès en civilisation depuis le temps de Cook. J’entends dire qu’à présent il y a dans ces îles des églises, des tavernes, des billards et des maisons en pierre ; qu’elles tournent rapidement à la religion chrétienne, et qu’elles arrivent à ce milieu de sécurité, de bien-être, de vices, de friponnerie légale, qu’on est convenu d’appeler civilisation. C’était tout autre chose alors, les hommes qui nous reçurent n’étant guère que des sauvages. Toutefois, parmi ceux qui vinrent les premiers à bord, se trouvait le patron d’un brig de Boston, dont le bâtiment avait donné contre un récif et s’était crevé. Il comptait rester près du brig naufragé, mais il désirait céder une partie considérable de bois de sandal qui était encore à bord, et que le premier coup de vent pouvait disperser. S’il pouvait se procurer une nouvelle provision de marchandises pour continuer son trafic, il se proposait de rester au milieu des îles jusqu’à l’arrivée d’un autre bâtiment appartenant aux mêmes armateurs, qui le prendrait à bord avec tout ce qu’il aurait pu sauver du naufrage, et le nouveau bois qu’il se serait procuré dans l’intervalle. Le capitaine Marbre se frotta les mains de joie en revenant après avoir conclu son marché.

— Nous sommes en veine de bonheur, maître Miles, me dit-il, et la semaine prochaine nous serons en route pour aller à la pêche des perles. J’ai acheté tout le bois de sandal qui se trouve sur le bâtiment naufragé, payant en babioles, et tout au plus le double des prix indiens. Nous pourrons commencer ce soir même le chargement ; il y a un excellent fond en dedans des récifs, et nous pourrons conduire la Crisis à cent brasses de la cargaison.

Tout cela fut fait comme Marbre l’avait annoncé, et en moins de huit jours la Crisis était revenue à son ancrage en face du village, qui est aujourd’hui la cité d’Honolulu. Nous étant procuré quatre des meilleurs plongeurs, nous appareillâmes pour nous mettre à la recherche de l’Eldorado de perles du capitaine Marbre. J’étais moins opposé à ce projet que dans le principe, car nous étions alors tellement en avance pour le temps, que nous pouvions passer quelques semaines au milieu des îles avant de mettre à la voile pour la Chine. Notre route était dans la direction du sud-ouest, et nous traversâmes la ligne vers le cent soixante-dixième degré de longitude ouest. La mer fut ouverte et sans dangers pendant plus de quinze jours, tant que nous fûmes près de l’équateur, mais nous avancions lentement. Je fus charmé d’entendre donner l’ordre de gouverner plus au nord, car la chaleur était étouffante, et c’était nous rapprocher de la route de la Chine. Il y avait un mois que nous étions sortis d’Hawaï, — c’est le nom de l’île où Cook fut tué, — quand Marbre vint à moi pendant mon quart, par un beau clair de lune ; il se frottait les mains, comme c’était son habitude quand il était de bonne humeur.

— Voulez-vous que je vous dise, Miles ? s’écria-t-il ! La Providence nous conduit comme par la main et elle a de grandes vues sur nous. Jetez un regard en arrière sur toutes nos aventures : d’abord, naufrage là-bas sur la côte de Madagascar, — et il allongea le pouce derrière son épaule, de manière à figurer à peu près deux cents degrés de longitude, ce qui était à peu près la distance qui nous en séparait ; — ensuite rencontre des pros à l’île Bourbon ; puis, affaire avec le corsaire à la hauteur de la Guadeloupe. Comme si ce n’était pas assez, nous nous embarquons ensemble sur ce bord, et nous avons maille à partir avec le bâtiment français porteur de lettres de marque. Après cela, un passage diabolique à franchir à travers le détroit de Magellan. Puis est venue la triste fin du capitaine Williams, et tout le bataclan ; après quoi, nous recueillons le bois de sandal du bâtiment naufragé, ce que je regarde comme le plus heureux de tout.

— Sans doute vous ne mettez pas la mort du capitaine Williams au nombre de ces événements si heureux ?

— Nullement ; mais, voyez-vous, une idée en amène une autre, et il faut défiler tout le chapelet. Comme je vous le disais, nous avons été diantrement heureux, et je ne serais pas étonné que nous découvrissions encore une île.

— En retirerions-nous grand profit ? Il y a tant d’armateurs qui viendraient aussitôt revendiquer la découverte.

— Qu’ils viennent, je ne m’en soucie guère. Nous aurons baptisé, nous, et c’est le point capital. Terre de Marbre, Baie Wallingford, Cap Crisis ; quel bel effet cela ferait sur une carte, n’est-ce pas, Miles ?

— Certainement, commandant.

— Terre ! s’écria la vigie sur le gaillard d’avant.

— La voilà ! s’écria Marbre en s’élançant à l’avant ; j’ai jeté les yeux sur la carte il n’y a qu’une demi-heure, et elle n’indique rien dans un espace de six cents milles autour de nous.

C’était bien une terre, en effet, et beaucoup plus proche de nous qu’il n’était à désirer ; si proche même que le bruit des brisants sur le récif s’entendait distinctement du bord. La lune répandait une vive clarté, il est vrai, et la nuit était calme et embaumée ; mais la brise, qui était légère, soufflait dans la direction du récif, et de plus, il y avait toujours des courants à appréhender. Nous jetâmes la sonde, mais sans trouver le fond.

— Oui, oui, c’est un de ces bancs de corail où vous allez toucher tout d’un bond lorsqu’un moment auparavant vous veniez de jeter la sonde, grommela Marbre tout en commandant de faire venir au vent pour nous éloigner de la côte ; vous ne vous attendez à rien, et patatras, vous restez cloué à votre place. Et quant à jeter l’ancre, en supposant qu’on rencontrât le fond, le câble se trouverait dans la position d’un homme qui dormirait dans un hamac entouré de tous côtés de lames de rasoir.

Tout cela était assez vrai, et nous observâmes l’effet de la manœuvre avec la plus vive anxiété ; mais quelques secondes nous convainquirent que c’était peine perdue de vouloir nous élever de la côte par une brise si faible. Le navire était entraîné rapidement vers le récif, et les brisants commençaient à s’apercevoir au clair de lune ; preuve terrible que nous en étions tout prêts.

C’était un de ces moments où Marbre n’avait pas son pareil. Il resta calme et de sang-froid ; debout sur le couronnement, il donnait ses ordres avec une précision admirable. J’étais dans les chaînes pour observer l’effet de la sonde. Pas de fond, était la réponse invariable, et il n’y avait pas à espérer d’en trouver ; car ces récifs étaient tout à fait perpendiculaires du côté du large. Je proposai de mettre la yole à l’eau et de gouverner sous le vent pour chercher si je ne trouverais pas un fond à quelque distance du récif sur lequel nous ne pouvions manquer d’être jetés avant quinze ou vingt minutes, si nous ne trouvions pas quelque moyen de nous arrêter.

— Soit, monsieur Wallingford, s’écria Marbre ; c’est une bonne idée, et elle vous fait honneur.

Cinq minutes après j’étais parti, passant, à force de rames, sous la joue sous le vent du navire. Debout sur l’arrière, j’étais continuellement la sonde à la main au milieu de l’écume que soulevaient nos avirons. Le récif était alors parfaitement visible, et je pouvais voir en même temps ainsi qu’entendre ces longues et terribles lames de fond qui, rencontrant ces barrières inattendues, s’y brisaient, et franchissaient l’obstacle en se dressant. Dans cet instant critique où je n’aurais pas donné un seul pouce de terre de Clawbonny pour la Crisis et tout ce qu’elle contenait, je vis sous le vent un point où l’onde ne venait pas se briser, et paraissait calme en comparaison. Nous n’en étions pas à cinquante brasses, et je me dirigeai sur-le-champ de ce côté, en excitant nos rameurs à redoubler d’efforts. Nous fûmes en un instant dans cette petite ceinture d’eau tranquille, et le courant emporta la yole avec tant de rapidité que je n’eus le temps de jeter la sonde qu’une seule fois ; le fond était à six brasses !

Je virai aussitôt de bord pour retourner au bâtiment. Heureusement il était à portée de la voix, continuant à gouverner au plus près, quoique, pour un pas fait dans la direction voulue, il en fit trois vers le récif. Je le hélai de toutes mes forces.

— Qu’y a-t-il, monsieur Wallingford ? demanda Marbre avec autant de calme que s’il eût été à l’ancre sous le quai de New-York.

— Voyez-vous l’embarcation, commandant ?

— Parfaitement. — Vous êtes assez près pour cela.

La Crisis gouverne-t-elle passablement ?

— Passablement, c’est tout ce qu’on peut dire.

— Alors, ne faites point de question, et tâchez de suivre la yole ; c’est la seule chance que nous ayons, et elle peut être bonne.

On ne me répondit pas ; mais j’entendis Marbre crier de sa voix retentissante : La barre au vent ! du monde sur les bras du vent ! Je pouvais à peine respirer, en voyant la Crisis faire son abatée et avancer lentement. Cependant sa marche devint bientôt plus rapide, et je gagnai assez dans le vent pour laisser à la Crisis l’espace nécessaire pour gouverner. Enfin, j’entrai dans la passe ; l’eau se brisait des deux côtés de la yole, à dix brasses tout au plus, et son écume venait rejaillir jusque sur nos avirons ; mais la sonde me donna toujours six brasses. La fois d’après, j’en trouvai dix, et la Crisis venait d’arriver à l’endroit où j’en avais trouvé six. Les brisants faisaient rage derrière moi, et je criai aussitôt :

— L’ancre ! commandant, jetez l’ancre le plus vite possible !

M. Marbre ne répondit pas un mot ; mais les basses voiles furent carguées, puis les perroquets ; après quoi on amena le grand foc. Malgré le mugissement des brisants, j’entendis le bruit des huniers qui s’amenaient, et alors le bâtiment vint au vent. Enfin, une des ancres de poste tomba pesamment du bossoir dans l’eau, et ce bruit frappa délicieusement mes oreilles. Je continuai à rester immobile, pour épier le résultat ; le câble fut filé librement, et je remarquai que le bâtiment venait à l’appel de son ancre ; l’instant d’après, j’étais à bord.

— Vous m’avez tiré une fameuse épine du pied, monsieur Wallingford, dit Marbre en me secouant la main avec une énergie qui en disait plus que toutes les paroles ; vous m’avez piloté à merveille. — Mais n’est-ce pas la terre que je vois la-bas sous le vent, — plus à l’ouest, mon garçon ?

— Elle-même, commandant, sans aucun doute ; ce doit être une des îles de corail, et ce récif est celui qui leur reste ordinairement du côté du large. On dirait qu’il y a des arbres sur la côte ?

— Voilà une découverte, mon ami, et il y a là de quoi nous immortaliser. Cette passe, je l’appelle Passe de Miles, et ce récif, le Récif de la Yole.

Je n’eus pas le courage de sourire de cet accès de vanité, je ne songeais qu’au salut du bâtiment. Le temps était doux, la baie tranquille ; la nuit était belle, et il était très-important de savoir au juste à quoi nous en tenir sur notre position. Le câble pouvait se raguer, et même c’était un accident assez probable si près d’un banc de corail. J’offris de m’approcher de la terre, tout en sondant, pour faire les observations qui pourraient nous intéresser. Le capitaine y consentit, en me recommandant de prendre de l’eau et des provisions, dans le cas où il ne me serait pas possible de revenir avant le lendemain.

La baie, entre le récif et l’île, pouvait avoir une lieue de large ; sa profondeur était presque partout de dix brasses. La barrière extérieure des rochers contre laquelle la mer se brisait, semblait être un mur avancé que les insectes aquatiques avaient érigé comme pour défendre leur île, sortie des profondeurs de l’Océan par suite des efforts réunis de leurs ancêtres, il y avait un ou deux siècles. Les ouvrages gigantesques accomplis par ces merveilleux ouvriers sont bien connus des navigateurs, et ils nous donnent une idée assez exacte de la manière dont la face du globe a subi quelques-unes de ses transformations. Je trouvai la terre d’un accès facile, basse, boisée, et sans aucun signe d’habitation. La nuit était si belle, que je n’aventurai dans l’intérieur, et, après avoir marché plus d’un mille, presque toujours à travers un bois de cocotiers et de bananiers, j’arrivai au bassin naturel qu’on trouve ordinairement dans les îles de cette formation particulière. La passe était à peu de distance, et j’envoyai dire par un des matelots d’y amener la yole. Je jetai la sonde dans la baie et dans la passe, et je trouvai presque partout dix brasses d’eau sur un fond sablonneux ; comme je m’y attendais, l’endroit le moins profond était la passe, encore n’y avait-il nulle part moins de cinq brasses. Il était alors minuit, et je serais resté dans l’île jusqu’au matin, pour continuer mes recherches à la faveur du jour ; mais j’aperçus la Crisis sous voiles, si près de nous que je fus convaincu qu’elle dérivait vers la terre ; je n’hésitai pas, et je retournai sur-le-champ à bord.

Je ne me trompais pas : les rochers avaient ragué le câble, et Marbre était sous voiles, attendant mon retour pour décider où il pourrait de nouveau jeter l’ancre. Je lui parlai du bassin nu milieu de l’île, en lui donnant l’assurance qu’il y avait assez d’eau. Ma réputation était faite depuis la manière dont j’avais dirigé la Crisis dans la passe, et je fus chargé de la conduire dans ce nouveau port.

La tâche n’était pas difficile. La faiblesse du vent, l’incertitude sur la direction des courants pouvaient seules nous donner quelque peine ; mais, après avoir tâtonné un peu, je trouvai le passage. Par surcroît de précaution, j’envoyai Talcott en avant dans la chaloupe ; et bientôt après, la Crisis flottait au milieu du bassin. Nulle part nous n’aurions pu trouver un abri plus sûr. Mouillée sur une seule ancre, elle y eût bravé tous les coups de vent et toutes les tempêtes. Notre sécurité était si profonde, que nous carguâmes toutes nos voiles, et, après avoir établi un seul homme pour le quart, nous gagnâmes nos hamacs.

Jamais je n’avais reposé ma tête à bord d’un bâtiment avec un sentiment de satisfaction plus vif. Avouons-le : j’étais parfaitement content de moi. C’était grâce à ma décision et à ma vigilance que le bâtiment avait été sauvé, près du récif, et je crois qu’il aurait échoué contre les rochers, si je n’avais pas découvert son mouillage actuel. Au contraire, il était à l’abri, entouré de terre de tous côtés, avec un bon fond, beaucoup d’eau et un excellent ancrage. Au milieu de la Mer Pacifique, loin de tous officiers de douanes, dans une île inhabitée et tout récemment découverte, il n’y avait aucun sujet de crainte. On dort paisiblement en pareil cas, et j’avais à peine la tête dans mon hamac, que j’aurais été profondément endormi, si Marbre n’avait pas cherché à lier conversation avec moi à travers la porte de la chambre, qui était entr’ouverte.

— En général, dit-il en commençant, je suis pour généraliser — on a déjà pu voir que c’était son expression favorite ; aussi l’employait-il à tort et à travers. — Voyons ; nous avons déjà la Terre de Marbre, la Baie Wallingford, le Récif de la Yole, l’Ancrage de Miles. — et, par parenthèse, c’était un ancrage diantrement mauvais, mon garçon ; mais, que voulez-vous ! dans ce triste monde, il faut prendre le mal avec le bien.

— Vous avez raison, commandant, répondis-je, dormant déjà à moitié ; mais quant à cet ancrage, je ne le prendrai plus, je vous en réponds.

— Ah ! ah ! nous plaisantons ? Eh bien ! cela délasse. — Eh ! Talcott — Eh bien ! Miles, est-ce qu’il dort déjà ?

— Oui, de tout son cœur, commandant, et je crois que je ne tarderai pas à en faire autant.

— Voilà un dormeur fieffé ! Savez-vous bien, Miles, qu’une découverte pareille peut faire la fortune d’un homme ! Le monde généralise en fait de découvertes ; qu’on s’appelle Colomb, Cook ou Marbre, peu lui importe. Une île est une île, et celui qui en découvre une le premier en a tout l’honneur. Pauvre capitaine Williams ! il aurait bien monté ce bâtiment pendant un siècle, qu’il n’aurait rien découvert, lui !

— Si ce n’est le détroit, murmurai-je indistinctement, en ouvrant à peine les lèvres.

— Ah ! oui, ce maudit détroit. Sans vous et moi, cependant, le bâtiment ne s’en serait jamais tiré. Nous sommes d’heureux mortels ! — Savez-vous, Miles… Eh ! bien, m’entendez-vous ?

— Arrive tout !

— Le voilà qui rêve, à présent ! Encore un mot, mon garçon, avant que vous ayez tout à fait perdu connaissance. Ne pensez-vous pas que cela ferait bon effet de glisser un peu de patriotisme dans les noms ? On fait tant de patriotisme dans notre partie du monde ! Le rocher du Congrès résonnerait admirablement, et le banc de Washington ne serait pas mal non plus. Il faut que Washington ait sa part du gâteau.

— Merci, commandant, je n’ai plus faim.

— Allons, le voilà parti ! je crois que le mieux est d’en faire autant, quoiqu’il ne soit pas facile de dormir quand on vient de faire une semblable découverte. — Bonne nuit, Miles !

Tel fut le dialogue échangé entre nous, à ce que me raconta Marbre par la suite. Jamais on ne dormit plus paisiblement que nous ne le fîmes pendant les cinq heures qui suivirent. Le bâtiment était aussi silencieux qu’une église un jour ouvrable. Pour moi, je ne vis, je n’entendis rien jusqu’au moment où je me sentis tirer violemment par l’épaule. Je crus qu’on me réveillait pour mon quart, et je fus debout en un instant. Ébloui par les rayons du soleil qui pénétraient par la fenêtre, je ne vis pas dans le premier instant que c’était le capitaine en personne.

— Miles, me dit-il d’un air grave, il y a une sédition à bord ! Entendez-vous, monsieur Wallingford, une détestable sédition !

— Comment donc, commandant ? je n’y comprends rien ; nos matelots semblaient contents.

— Voyez-vous : jetez une pièce de cuivre en l’air, vous ne savez jamais si elle retombera croix ou pile. Je m’étais couché hier bien tranquille. Je me lève, et je trouve tout en déroute.

— Mais, commandant, je n’entends pas de bruit ; le bâtiment est toujours à la même place ; ne vous trompez-vous pas ?

— Non. Je me suis levé il y a quelques minutes, et j’allais monter sur le pont pour regarder votre bassin et respirer le frais, quand j’ai trouvé le dôme de l’échelle fermé à la manière de l’Échalas. Vous accorderez sans doute qu’un équipage n’oserait pas enfermer ses officiers, s’il n’avait l’intention de s’emparer du bâtiment ?

— Voilà qui est extraordinaire ! Peut-être quelque accident est-il arrivé aux portes ? Avez-vous appelé, commandant ?

— J’ai frappé coup sur coup comme un amiral, mais point de réponse. J’allais essayer d’enfoncer la porte, quand j’ai entendu sur le pont des éclats de rire mal comprimés, et alors j’ai su à quoi m’en tenir. Quand des matelots rient à la barbe de leurs officiers, en même temps qu’ils les mettent sous les verrous, vous conviendrez peut-être que cela frise la révolte ?

— Sans doute, commandant. Ne ferons-nous pas bien de nous armer ?

— C’est ce que j’ai déjà fait. Vous trouverez des pistolets chargés dans la grande chambre.

En deux minutes les deux autres officiers nous avaient rejoints ; ils s’armèrent comme nous, et Marbre voulait sur-le-champ tenter une sortie ; mais je lui fis remarquer qu’il n’était pas probable que Neb et le maître d’hôtel fussent du complot, et qu’il serait à propos de voir ce qu’ils étaient devenus, avant de commencer les opérations. Talcott alla sur-le-champ au poste où couchait le maître d’hôtel, et il revint dire qu’il l’avait trouvé profondément endormi.

C’étaient deux bras de plus, et, avec ce renfort, Marbre résolut de faire sa première démonstration du côté du gaillard d’avant, où, en agissant avec prudence, nous pourrions surprendre les mutins. Une porte communiquait avec le gaillard, et elle était fermée du côté de l’entrepont. La plus grande partie de la cargaison étant à fond de cale, il ne nous fut pas difficile d’arriver jusqu’à la porte. Nous prêtâmes l’oreille. À notre grande surprise, nous n’entendîmes que des ronflements prolongés sur tous les tons de la gamme de Morphée. Marbre ouvrit aussitôt la porte, et nous entrâmes dans le poste des matelots, le pistolet à la main. Chaque hamac était occupé, et tout le monde dormait. La fatigue, l’habitude d’être appelés dès qu’il y avait quelque chose à faire, expliquaient ce retard. Contrairement à l’usage dans un climat si chaud, la porte du dôme était fermée, et en voulant l’ouvrir on reconnut qu’elle était barricadée.

— Pour généraliser sur cette idée, Miles, s’écria le capitaine, je soupçonne que nous sommes encore bloqués par des sauvages.

— Cela en a tout l’air commandant. Et pourtant je n’ai rien vu qui pût me faire croire que l’île fût habitée. Ne pensez-vous pas que nous ferions bien de rassembler l’équipage pour voir s’il manque quelqu’un ?

— Très-bien. — Faites passer tout le monde dans la grande chambre ; nous y verrons plus clair.

Je n’eus pas de peine à réveiller nos gens ; l’appel fut fait : il ne manquait qu’un homme. C’était celui qui était de quart sur le pont.

— Ce ne peut être Harris qui se soit permis cette plaisanterie, dit Talcott ; et pourtant cela en a tout l’air.

— Vous êtes bien sûr que la Terre de Marbre est une île inhabitée ? demanda le capitaine.

— Du moins je le crois, commandant. Ce qui est certain, c’est que je n’ai vu âme qui vive.

— Par malheur toutes les armes sont sur le pont, dans le coffre aux armes, ou suspendues de différents côtés. Allons, il n’y a pas tant de ménagements à garder avec un seul homme. Je vais lui envoyer un message qui amènera bien vite le drôle à composition.

Ce que Marbre appelait un message fut si vigoureusement appliqué que je crus un instant qu’il enfoncerait la porte.

— Tout doux, tout doux, dit une voix sur le pont ; pourquoi tout ce tapage ?

— Qui diable êtes-vous ? demanda Marbre en redoublant ses coups, ouvrez vite ou je vous jette par-dessus le bord.

Monsieur, vous êtes prisonnier ; comprenez-vous, prisonnier[1] ?

— Ce sont des Français, commandant, m’écriai-je, et nous sommes au pouvoir de l’ennemi.

C’était à ne pas en croire nos oreilles. — Après quelques minutes de pourparler, un arrangement fut conclu, d’après lequel on me permettait de monter sur le pont pour reconnaître le véritable état des choses, tandis que Marbre et le reste de l’équipage resteraient confinés où ils étaient. La trêve conclue, une porte s’ouvrit et me donna passage.

Quand je jetai les yeux autour de moi, la stupeur me priva un instant de l’usage de la parole. Cinquante hommes armés, tous Français, à en juger par leur air et leur langage, se pressaient autour de moi, non moins curieux de me voir que je ne l’étais de les observer. Au milieu d’eux était Harris, qui s’approcha de moi d’un air triste et embarrassé.

— Je sais que je mérite la mort, monsieur Wallingford, me dit cet homme en commençant. Après tant de fatigues, et tout paraissant si tranquille, je n’ai pu résister au sommeil ; et quand je me suis réveillé, j’ai trouvé ces gens à bord et en possession du bâtiment.

— Mais d’où viennent-ils, au nom du ciel ! Est-ce qu’il y a un bâtiment français près de cette île ?

— D’après ce que j’ai pu voir et entendre, c’est l’équipage de quelque bâtiment naufragé, porteur de lettres de marque. Trouvant une bonne occasion de quitter l’île et de faire une riche prise, ils ont mis la main sur la pauvre Crisis. Que Dieu la protège ! quoiqu’elle soit maintenant sous le pavillon français.

Je levai les yeux, et en effet je vis flotter dans les airs le pavillon tricolore !



  1. Les mots en italique sont en français dans l’original.