À bas la calotte/Une cuite de curé

Bibliothèque anti-cléricale (p. 55-58).

UNE CUITE DE CURÉ


Et pourquoi pas ?

Noé, de joyeuse mémoire, Noé qui figure dans le ciel en qualité de patriarche, est bien célèbre par une pègue sanglante.

Pourquoi M. le curé du Grand-Quévilly n’aurait-il pas visé, lui aussi, à obtenir, par une cuite phénoménale, l’illustration que ne lui vaudront jamais ses talents de prédicateur ?

Donc M. le curé du Grand-Quévilly, près Rouen, monta l’autre jour en chaire, muni d’un gigantesque plumet. Il avait à haranguer de jeunes communiantes du couvent des sœurs de St-Joseph de Cluny, et avait appelé sur lui les inspirations de l’Esprit-Divin… pardon, de l’esprit de vin.

« Mes enfants, s’écrie le saint homme avec un geste de cuirassier sortant de la cantine, mes enfants, vous venez de communier, cela me fait bien plaisir… Vous avez reçu le bon Dieu à l’intérieur de vos petits estomacs, cela me fait encore bien plaisir… Tout ça, c’est très-joli, mais nous en causerons un autre jour… Pour le moment je vais vous parler de la chasteté… » (Marques d’étonnement dans l’assistance.)

« Oh ! vous n’avez pas besoin de faire des nez pareils ! reprend le serviteur de Dieu un peu interloqué de voir la surprise se peindre sur le visage de ses auditeurs, les parents des jeunes communiantes… Vous êtes encore de drôles de pistolets, vous autres… Vous m’avez fait perdre le fil de mon discours… Je vous disais donc que l’Eucharistie… Non, l’Eucharistie, c’est un sacrement, et j’aime mieux vous entretenir d’autre chose… La chasteté, mes petits agneaux, à la bonne heure, parlez-moi de ça… La chasteté, c’est comme une île escarpée et sans bords… Les Auvergnats prononcent chants bords ; ça fait un calembour… La chasteté, voyez-vous, il ne faut pas y pénétrer… Non, je veux dire, quand on n’est plus dedans, c’est qu’on est au dehors… »


Les papas des jeunes communiantes se regardent avec inquiétude. Mais M. le curé ne se trouble pas.


« Oui, mes chéries, continue-t-il, la chasteté, ça ne se rencontre pas au coin de la rue… C’est une fleur qui attire les polissons… Méfiez-vous des paillassons… Non, je veux dire méfiez-vous des polissons… Il y a dans cette vallée de larmes un tas de farceurs qui en veulent toujours à la chasteté des jolies filles… Ils sont galants, gentils, aimables, polis… c’est pour ça qu’il faut s’en défier… Oui, mes chérubins, ces coquins-là sont polis comme les gens polis sont… Ça c’est encore un calembour… Ainsi, mes très-chers frères, vous connaissez tous le jeune vicomte qui demeure là-bas tout à côté… Eh bien ! c’est un farceur… un vaurien. Je vais vous en donner une preuve… Il a une femme charmante, le gredin… J’en connais qui s’en contenteraient… Mais lui, va te promener !… L’autre jour que son épouse était sortie, voilà mon sacripant de vicomte qui va à la cuisine… Lucie… c’est le nom de la bonne… une gaillarde, prelotte !… une brune avec des yeux fripons, crédieu !… Lucie faisait sauter un lapin au madère… Le vicomte s’approche doucement… par derrière… et vlan ! lui pince la taille… Farceur, va !… Lucie qui a de la chasteté à en revendre à vous tous qui m’entendez… Lucie veut se défendre… Elle retrousse… elle retrousse ses manches… »


À ces mots, les papas, justement émus, se lèvent en murmurant et veulent quitter la chapelle avec éclat. Les sœurs de Saint-Joseph essaient de les calmer pendant que la mère-abbesse gravit les degrés de la chaire et veut faire comprendre à M. le curé qu’il dit des bêtises.


— « Des bêtises ! exclame l’autre. Tenez, vous me faites suer des lames de rasoir… Si je vous racontais l’histoire de Suzanne et des deux vieillards, vous en entendriez bien d’autres… Mais je préfère revenir à Lucie…

— » À la porte, le pochard ! fait un auditeur.

— » Pochard ? vous m’appelez pochard ? répondit le prédicateur indigné. Eh bien ! vous pouvez vous vanter d’avoir un fameux toupet !… Et quand j’aurais une cuite, est-ce que cela vous regarde ?… Vous me la faites forte !… Avec ça que les apôtres se privaient de boire ! Comme on voit bien que vous ne connaissez pas l’Évangile, tas d’hérétiques !… Et les noces de Cana, alors ? Vous n’en avez jamais entendu parler peut-être, des noces de Cana ?… Il n’y avait plus de vin… Rien que de l’eau, mes frères !… Avouez que ça aurait été rudement bête de finir un festin avec de l’eau… Jésus a changé l’eau en vin… Et il a bien fait !… je l’approuve… je ne sais pas si c’était du bordeaux… mais il paraît que tout le monde s’en est léché les doigts… »


— « Assez ! enlevez-le ! » hurla la foule indignée. Et voilà M. le curé qui est obligé de descendre de la chaire et de remettre la suite de son sermon à une autre fois.

Je n’ai pas besoin de vous dire, chers lecteurs, que tous les journaux ennemis de la religion se sont empressés de reproduire — d’une manière moins détaillée que la mienne, il est vrai, — les péripéties de ce sermon épique, l’accompagnant de réflexions très-peu flatteuses pour le prédicateur empégué.

Pour moi, au risque de m’attirer la désapprobation de mes confrères républicains, j’avoue que ce curé du Grand-Quévilly me botte, j’aurais donné cent sous pour l’entendre. Et je l’aurais applaudi, s’il vous plaît !

Dame ! il faut bien que l’on sache que les prêtres lèvent le coude tout comme les autres et qu’un sermon dans le style ci-dessus est mille fois plus instructif que tous ceux de Bourdaloue.

In vino veritas. Grattez un curé pochard, et vous verrez à quoi il pense quand il est de sang-froid.