À Monseigneur Monseigneur l’éminentissime cardinal Mazarin

À Monseigneur Monseigneur l’éminentissime cardinal Mazarin
Poésies diverses, Texte établi par Charles Marty-LaveauxHachettetome X (p. 92-99).

XXX

À Monseigneur Monseigneur l’éminentissime cardinal Mazarin.
Remercîment.

Naudé nous fait connaître la nature de la libéralité qui a donné lieu à ce Remercîment. Après avoir parlé longuement des calomnies débitées par les pamphlétaires contre Mazarin : « Ces mêmes écrivains, ajoute-t-il[1], ne disent-ils pas effrontément que le Cardinal n’a jamais fait de bien aux hommes de lettres, et néanmoins Balzac, Corneille… l’ont remercié publiquement : le premier de ce qu’il lui faisoit payer ponctuellement une pension de deux mille livres, et l’autre de ce qu’il lui en avoit donné une de cent pistoles, de laquelle voilà comme il parle en son Remercîment publié l’an 1643 chez Sommaville et Courbé. » Naudé rapporte ensuite les vers 9-16 de notre pièce XXX. Ce n’est pas en 1643, comme il le dit, mais, ce qui est bien peu différent, au mois de février 1644[2], que le Remercîment parut, chez les libraires qu’il indique, à la suite de la dédicace de l’édition originale in-4o de la Mort de Pompée. Il y est intitulé : À Son Éminence. Remercîment. Dans l’édition in-12 qui fut publiée la même année, il porte le titre que nous avons reproduit, et il est suivi de l’avis de Corneille qu’on va lire et de la traduction en vers latins, que nous reproduisons également[trad 1]. Cette traduction est signée A. R. ; Granet, qui a changé l’R en B, l’attribue à Adrien Blondin. Il ne peut y avoir aucun doute sur le véritable nom de son auteur, car dans le recueil intitulé Elogia Iulii Mazarini Cardinalis… Parisiis, excudebat Antonius Vitré, Régis et Cleri gallicani typographus, M.DC.LXVI, in-fol., recueil composé de trois séries, la première latine, la seconde italienne et la dernière française, on trouve aux pages 51-53 de la première de ces séries la pièce de vers latins imitée de Corneille, avec cette signature : Abrahamus Remius, Poeta Regius. Le véritable nom de ce poëte latin, alors célèbre, était Abraham Ravaud ; né le 6 mars 1600 dans le village de Remy en Beauvaisis, il en avait pris le nom ; il mourut à Paris 1er décembre 1646. Le Remercîment de Corneille a été inséré aux pages 5-7 de la troisième série des Elogia et dans le Recueil de poésies chrestiennes et diverses, dédié à Monseigneur le prince de Conty, par M. de la Fontaine, à Paris, chez Pierre le Petit, 1671, 3 vol. in-12 (tome III, p. 87-89). Ces éditions contiennent des changements qu’on trouvera indiqués en note. Voltaire a fait des remarques sur ce Remercîment, si l’on peut appeler remarques une continuelle déclamation contre Corneille au sujet des louanges qu’il adresse à Mazarin.

Au Lecteur. Ayant dédié ce poème à Mr le cardinal Mazarin, j’ai cru à propos de joindre à l’épître le remercîment que je présentai il y a trois mois à Son Éminence, pour une libéralité dont elle me surprit. Cette pièce, quoique faite à la hâte, a eu le bonheur de plaire assez à un homme savant pour ne dédaigner pas de perdre une heure à donner une meilleure forme à mes pensées, et les faire passer dans cette langue illustre qui sert de truchement à tous les savants de l’Europe. Je te donne ici l’un et l’autre, afin que tu voies et ma gloire et ma honte. Il m’est extrêmement glorieux qu’un esprit de cette trempe ait assez considéré mon ouvrage pour le vouloir traduire ; mais il m’est presque aussi honteux de voir ses expressions tellement au-dessus des miennes, qu’il semble que ce soit un maître qui ait voulu mettre en lustre[3] les petits efforts de son écolier. C’est une honte toutefois qui m’est très-avantageuse ; et si j’en rougis, c’est de me voir infiniment son redevable. L’obligation que je lui en ai est d’autant plus grande qu’il m’a fait cet honneur sans que j’aye celui de le connoître, ni d’être connu de lui. Un de ses amis m’a dit son nom ; mais comme il ne l’a pas voulu mettre au-dessous de ses vers quand il les a fait imprimer, je te l’indiquerai seulement par les deux premières lettres, de peur de fâcher sa modestie, à laquelle je ne veux ni déplaire, ni consentir tout à fait[4].


Non, tu n’es point ingrate, ô maîtresse du monde,
Qui de ce grand pouvoir sur la terre et sur l’onde,
Malgré l’effort des temps, retiens sur nos autels
Le souverain empire et des droits immortels.
Si de tes vieux héros j’anime la mémoire[5], 5
Tu relèves mon nom sur l’aile de leur gloire ;
Et ton noble génie, en mes vers mal tracé,

Par ton nouveau héros m’en a récompensé.
C’est toi, grand cardinal, âme[6] au-dessus de l’homme,
Rare don qu’à la France ont fait le ciel et Rome, 10
C’est toi, dis-je, ô héros, ô cœur vraiment romain,
Dont Rome en ma faveur vient d’emprunter la main.
Mon bonheur n’a point eu de douteuse apparence[7] :
Tes dons ont devancé même mon espérance ;
Et ton cœur généreux m’a surpris d’un bienfait 15
Qui ne m’a pas coûté seulement un souhait.
La grâce en affoiblit[8] quand il faut qu’on l’attende :
Tel pense l’acheter alors qu’il la demande ;
Et c’est je ne sais quoi d’abaissement secret
Où quiconque a du cœur ne consent qu’à regret. 20
C’est un terme honteux que celui de prière :

Tu me l’as épargné, tu m’as fait grâce entière.
Ainsi l’honneur se mêle au bien que je reçois.
Qui donne comme toi donne plus d’une fois.
Son don marque une estime et plus pure et plus pleine, 25
Il attache les cœurs d’une plus forte chaîne :
Et prenant[9] nouveau prix de la main qui le fait,
Sa façon de bien faire est un second bienfait[10].
Ainsi le grand Auguste autrefois dans ta ville
Aimoit à prévenir l’attente de Virgile : 30
Lui que j’ai fait revivre, et qui revit en toi,
En usoit envers lui comme tu fais vers moi.
Certes, dans la chaleur que le ciel nous inspire,
Nos vers disent souvent plus qu’ils ne pensent dire ;
Et ce feu qui sans nous pousse les plus heureux 35
Ne nous explique pas tout ce qu’il fait par[11] eux.

Quand j’ai peint un Horace, un Auguste, un Pompée,
Assez heureusement ma muse s’est trompée,
Puisque, sans le savoir, avecque leur portrait
Elle tiroit du tien un admirable trait. 40
Leurs plus hautes vertus qu’étale mon ouvrage
N’y font que prendre un rang pour former ton image.
Quand j’aurai peint encor tous ces vieux conquérants,
Les Scipions vainqueurs, et les Catons mourants,
Les Pauls, les Fabiens, alors de tous ensemble 45
On en verra sortir un tout qui te ressemble ;
Et l’on rassemblera de leur pompeux débris
Ton âme et ton courage, épars dans mes écrits.
Souffre donc que pour guide au travail qui me reste
J’ajoute ton exemple à cette ardeur céleste, 50
Et que de tes vertus le portrait sans égal
S’achève de ma main sur son original ;
Que j’étudie[12] en toi ces sentiments illustres

Qu’a conservés[13] ton sang à travers tant de lustres,
Et que le ciel propice et les destins amis 55
De tes fameux Romains en ton âme ont transmis.
Alors de tes couleurs peignant leurs aventures,
J’en porterai si haut les brillantes peintures.
Que ta Rome elle-même, admirant mes travaux,
N’en reconnoîtra plus les vieux originaux, 60
Et se plaindra de moi de voir sur eux gravées
Les vertus qu’à toi seul elle avoit réservées,
Cependant qu’à l’éclat de tes propres clartés
Tu te reconnoîtras sous des noms empruntés.
Mais ne te lasse point d’illuminer mon âme, 65
Ni de prêter ta vie à conduire ma flamme ;
Et de ces grands soucis que tu prends pour mon roi,
Daigne encor quelquefois descendre jusqu’à moi.
Délasse en mes écrits ta noble inquiétude ;

Et tandis que sur elle appliquant mon étude, 70
J’emploierai pour te peindre[14] et pour te divertir
Les talents que le ciel ma voulu départir,
Reçois, avec les vœux de mon obéissance,
Ces vers précipités par ma reconnoissance.
L’impatient transport de mon ressentiment 75
N’a pu pour les polir m’accorder un moment.
S’ils ont moins de douceur, ils en ont plus de zèle :
Leur rudesse est le sceau d’une ardeur plus fidèle ;
Et ta bonté verra dans leur témérité,
Avec moins d’ornement, plus de sincérité. 80


  1.  

    Gratiarum actio eminentissimo cardinali Julio Mazarino,

    Ex gallico Cornelii.

    Roma caput mundi, quæ quondam vindice ferro,
    Qua terræ pelagusque patent, fatalia victis
    Jura dabas populis, et nunc, sed sanctior, orbem
    Religione Deum et vera pietate gubernas,
    Non te ingrata meæ cepere oblivia musæ,
    Nec labor irritus est, nam si mea carmina crescunt
    In laudes fœcunda tuas, gentisque latinæ
    Heroas veterumque ducum celebramus honorem,

    Par virtute suis patribus novus emicat heros,
    Maxima qui tenui pro munere dona refundit.
    Te duce, magne héros, quo nil sublimius æther
    Francigenis, et nil melius dedit Itala tellus,
    Juli, purpurea flamen dignissime palla,
    Te duce, Roma suos, largo in me prodiga fœtu,
    Fudit opes, nec in ancipiti fortuna pependit :
    Spem merces oblata præit ; Charitesque profusa
    Occurrere manu ; quodque est mirabile, munus
    Non optare licet, tu me auri pondere sponte
    Obruis, et votis potior non ante cupitis.
    Gratia quæ petitur subito evolat, et prece emaci
    Qui prior ambit opes, tacitum sub pectore vulnus
    Sentit, et invitas concesso munere gaudet ;
    Nam pudor est, verba et vultum præferre precantis.

    At tu, dum pleno spargis tua præmia cornu
    Magnificus, parcis precibus, votumque remittis.
    Sic donis accedit honos, et munere in uno
    Munera bina latent, cum se ultro gratia profert.
    Hinc amor arctior est, nam blanda sine arte voluntas
    Dat pretium donis, et munera munere crescunt.
    Sic quondam Augustus, vestræ alter Romulus urbis,
    Mittere gaudebat dona insperata Maroni ;
    Et quem nostra in te redivivum carmina fingunt,
    Virgilium excepit, quo me dignaris honore.
    Et certe ille augur qui nos inspirat Apollo,
    Obscuris vera involvens, plus carmine promit
    Interdum, quam verba sonant ; motuque latenti
    Sæpe alio vatem, quam quo velit, abripit ardor.

    Cum cecini laudes Pompeï aut robur Horati,
    Augustique pios morts, domitumque furorem,
    Musa quidem erravit ; nam dura putat, inscia fati,
    Romanos pinxisse duces, tua facta, tuamque
    Exprimit effigiem : veterum decora alta Quiritum
    Per tot sparsa viros, tot nobilitata tropæis,
    Ad te unum redeunt ; tua in illis vivit imago.
    Nec tamen hic finis ; nam cum celebrabo Catonum
    Funera, Scipiadumque decus, Paulosque sagaces,
    Et cunctatores Fabios, tua gloria surget
    Gonflata ex illis, sed erit magis inclyta virtus.
    Sit mihi fas igitur sub te renovare laborem,
    Adque tui exemplar proceres formare lalinos,
    Et divina tu secreta recludere mentis,
    Versuque arcanos generoso expromere sensus

    Quos tibi nascenti Charites, urbisque Quirini
    Fata, et sanguis avum stellis transfudit amicis.
    Tunc splendore novo afflatus, longo ordine pingam
    Romulidas, operique tuos adhibebo colores.
    Materiam superabit opus ; talique cothurno
    Assurgam, ut nostros Roma admirata labores,
    Eloquii stupeat vires, neque prisca suorum
    Ora recognoscat : quin et fortasse queretur,
    Me ducibus latiis illas adscribere laudes
    Quas solus vera ingenii virtute mereris.
    Interea proprio late splendore refulgens,
    Sæpe tuas alio cernes sub nomine dotes.
    Ne tamen, o divine heros, ne subtrahe lumen,
    Vive diu, præsensque meis illabere cœptis.
    Subduc te regni excubiis, quas nocte dieque
    Irrequietus agis, paulumque abrumpe labores
    Assiduos, nostroque in carmine dilue curas ;

    Cumque tuas veneror Charites, et musa requirit
    Quæ placeant, magnæque parent solatia menti,
    Accipe præcipiti mea cannina condita vena.
    Carmina perpetui testes, et pignora cultus :
    Imperfecta quidem, nec enim tua dona sinebant
    Esse diu immemorem, ars nostro successit amori.
    Et si lingua rudis, latet imis sensibus ardor ;
    Nostraque plus fidei quam fastus verba recondunt ;
    Nam quo musa magis caret arte, minusque leporis
    Invenies, magis est pura et sincera voluntas.


  1. Jugement de tout ce qui a été imprimé contre le cardinal Mazarin depuis le sixième janvier jusques à la déclaration du premier avril mil six cent quarante-neuf (sans lieu ni date), in-4o. Cet ouvrage de Gabriel Naudé, bibliothécaire de Mazarin, est en forme de dialogue, et il est connu sous le nom de Mascurat, l’un des interlocuteurs. C’est M. Édouard Fournier qui nous a signalé, avec son obligeance habituelle, le curieux passage que nous en extrayons.
  2. Voyez tome IV, p. 10.
  3. En lumière, dans les Œuvres diverses (p. 152) et dans les éditions postérieures.
  4. Cet avis au Lecteur continue ainsi : « Au reste, si je voulois faire ici… » La suite est comme dans l’avis en tête de Pompée : voyez tome IV, p. 14.
  5. Granet a mis : j’aime encor la mémoire.
  6. On lit ici dans le Recueil de 1671, dans les Œuvres diverses de 1738 et dans toutes les éditions postérieures : homme, au lieu de âme.
  7. Var. Mon honneur n’a point eu de douteuse apparence.
    (Elogia, Recueil et Œuvres diverses.)
  8. Affoiblit est pris dans le sens neutre, comme se prend le simple foiblir. Voyez le Lexique. — Le Recueil, les Œuvres diverses, et toutes les éditions postérieures portent. La grâce s’affoiblit.
  9. « En prenant, » mais à tort, dans l’édition de Lefèvre et dans quelques autres.
  10. Corneille avait déjà dit dans le Menteur, acte I, scène i, vers 90 :
    La façon de donner vaut mieux que ce qu’on donne.
  11. Pour, mais à tort, dans l’édition de Lefèvre et dans quelques autres.
  12. Granet a mis : « Quand j’étudie. »
  13. Dans les éditions données par Corneille, dans les Elogia et dans le Recueil, le participe est au singulier, sans accord.
  14. Pour te plaire, dans les Œuvres diverses et dans les éditions postérieures.