À Lesbos (1891)
Librairie B. Simon (Paris) (p. 165-175).
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À Lesbos, bandeau de début de chapitre
À Lesbos, bandeau de début de chapitre


XIII


Lorsque Laurence ouvrit les yeux, elle était couchée sur un lit entouré de rideaux blancs, dans une pièce éclairée par plusieurs veilleuses.

D’un coup d’œil rapide, elle reconnut l’endroit !

Une salle d’hôpital !

Personne ne remuait, elle se souleva.

Une fille de service dormait, étendue dans un fauteuil.

On l’avait sauvée !

Pourtant elle avait eu conscience, au fond de l’eau, qu’elle mourait.

Tout à coup la malade placée à sa droite se mit à crier :

— Athénaïs ! celle du 13 n’est pas morte, elle s’agite.

La fille, éveillée en sursaut, s’étira et vint jusqu’au lit de Laurence.

Sans la questionner, elle versa dans une cuillère le contenu, d’une fiole.

Laurence voulut la repousser.

— Prenez de cette potion ; l’interne m’a bien recommandé de vous la donner, si vous repreniez connaissance.

Laurence avala la drogue.

La fille, tout en arrangeant ses oreillers, disait :

— On a donc voulu mourir ? Si jeune, quel malheur ! Allons, ma petite, dormez bien ; au matin, vous recevrez la visite du directeur et du commissaire.

Laurence ne pouvait dormir.

S’être jetée à l’eau pour fuir la misère, et se retrouver vivante à l’hôpital, avoir en perspective l’interrogatoire d’un magistrat !

Quelle malechance !

À huit heures, un peu avant la visite, elle vit s’approcher de son lit un personnage chauve ; il marchait gravement, accompagné du directeur, d’une religieuse et de plusieurs étudiants, à mines goguenardes et curieuses.

Laurence ne bougea pas.

Le commissaire écouta le rapport que lui lisait l’interne.

— Mademoiselle, commença-t-il d’un ton solennel, vous sentez-vous la force de répondre à mes questions ?

— Faites votre métier, répondit-elle brusquement.

— Votre nom ?

— Laurence.

— Ceci est un prénom, dites-moi comment s’appellent vos parents ?

— Je ne veux pas.

— Pourquoi avez-vous voulu vous tuer ?

— Parce que j’étais lasse de vivre.

— N’est-ce pas plutôt pour cacher votre faute, car vous êtes enceinte.

— Si vous le savez, inutile de m’interroger.

Le magistrat releva les quelques mèches qui se promenaient sur sa nuque, en même temps il montrait ostensiblement un superbe diamant qui ornait son doigt ; de sa main droite, il remuait de la monnaie dans sa poche.

— Mademoiselle, reprit-il, vos réponses me prouvent que vous êtes plus coupable que je ne pensais. Quoique jeune, presqu’encore une enfant, vous portez en vous le fruit d’une faute…

— Commise à deux, interrompit Laurence.

Le commissaire resta la bouche ouverte.

— Commise à deux, c’est-à-dire… c’est-à-dire, permettez.

— Quoi ! Le père m’a lâchée après avoir abusé de mon inexpérience.

— C’est un misérable !

— Tous les hommes le valent.

Décidément, cette gamine embarrassait le représentant de l’autorité.

Pourtant il parvint à retrouver le fil de son discours ; pendant dix minutes, il parla avec conviction sur la morale outragée, sur la monstruosité de se soustraire aux charges d’une faute, dans le suicide, une lâcheté.

Il fut éloquent.

Le directeur, un vieux, la roupie au nez, opinait du bonnet.

La sœur se signait.

Laurence se taisait.

Le commissaire, étonné de ce silencieux acquiescement, se pencha.

Elle dormait !

Il partit vexé.

Avoir usé tant de salive pour bercer une fille perdue, c’était un piètre résultat.

Le médecin, un sceptique blanchi sous le harnais, souriait au loin.

Lorsque le lit de Laurence se trouva libre, il vint près d’elle.

Avec mansuétude, il l’interrogea.

En cinq minutes, il apprit toute la vérité.

— Pauvre fille ! disait-il en s’approchant d’une autre malade.

Il garda Laurence pendant un mois.

Un matin, elle devait quitter l’hôpital dans l’après-midi, il lui remit un léger secours.

Avec un peu d’argent, elle put louer un cabinet rue Galande, à quelques pas de la place Maubert.

Après huit jours de recherches, elle parvint à trouver de l’ouvrage.

Elle gagnait trente sous.

Juste de quoi ne pas mourir de faim, en attendant le moment de sa délivrance.

Seule, sur son grabat, une nuit, elle sentit les premières douleurs.

Malgré elle, ses plaintes éveillèrent un voisin.

On prévint le logeur.

Les agents du poste de police la firent transporter à la Maternité.

Au matin, ce corps d’enfant, brisé par la souffrance, donna le jour à une petite fille.

Grosse comme un chat écorché, ridée comme une vieille femme, elle semblait prête à trépasser.

Elle vécut !

Le neuvième jour, encore bien faible, pâle, devant se soutenir à tous les murs, Laurence quitta la salle, sa fille dans son tablier.

Elle se rendit au bureau.

Derrière un grillage, un homme de trente-cinq ans écrivait.

Après avoir consulté quelques papiers, il demanda brusquement à Laurence :

— Reconnaissez-vous votre enfant ?

Laurence regarda la pauvre petite.

La reconnaître, n’était-ce pas la vouer à une existence affreuse de misère ?

Elle baissa la tête.

Des larmes roulèrent le long de ses joues blêmes.

— Non, monsieur, bégaya-t-elle.

— Alors, vous l’abandonnez ?

— Je gagne à peine pour manger du pain ; comment nourrirais-je un enfant ?

Elle s’excusait !

L’employé prit un air d’importance, et d’un ton doctoral, il dit :

— Mademoiselle, lorsqu’une fille commet une faute, elle n’a qu’un moyen de se réhabiliter aux yeux de la société : c’est d’élever son enfant. Alors on peut oublier le chute première.

Il appuyait fortement sur certains mots, sans s’apercevoir qu’il n’y a rien de plus comique qu’un homme, lorsqu’il fait de la morale à une victime des lois masculines.

Il débitait ces lieux communs avec emphase, heureux de pontifier du haut de son rond de cuir.

Ce monsieur si honnête, pour les autres, avait-il donc toujours accepté la responsabilité de ses actes ?

— Votre enfant, continua-t-il, enhardi par le silence de Laurence, sera élevé loin de vous ; plus tard il vous méprisera, puisque vous n’aurez pas su l’aimer.

Laurence sentait les sanglots lui monter à la gorge.

Ah ! cet homme la torturait.

Elle aimait la pauvre petite, elle aurait voulu la garder.

Le pouvait-elle ?

Non.

Il ne cessait son verbiage.

— Vous allez commettre une seconde faute, les remords empoisonneront votre existence.

Il fit une pause.

Croyant avoir été persuasif, il n’avait été que bête ; il ajouta :

— Persistez-vous à l’abandonner ?

— Oui, monsieur.

Il prit un registre.

L’enfant fut inscrite sous les noms de Marie-Marthe.

Laurence d’une main tremblante, la vue obscurcie par les pleurs, signa l’acte d’abandon.

Une fille de service vint prendre Marie-Marthe.

Laurence couvrit de baisers sa face rouge, elle embrassa ses menottes, elle la regarda longuement.

Elle ne partit que lorsque l’infirmière eut disparu en emportant le bébé.

Alors elle sentit la maternité !

À son atelier, on l’avait remplacée.

À son garni, on exigeait une huitaine d’avance !

Elle ne possédait rien !

Pendant tout le jour, elle erra de banc en banc.

Pas d’asile.

La pluie tombait, fine et glacée, collant sa robe de toile à son corps transi.

Elle commençait à voir trouble, elle chancelait.

En ce moment, elle pénétrait rue Saint-Jacques, non loin du Val-de-Grâce.

Tout à coup, elle se souvint qu’il existait un asile de nuit.

Une femme lui montra au loin la lanterne rouge.

Lentement, elle s’achemina vers la maison hospitalière, laissant partout une trace de son passage.

Elle pénétra dans une vaste pièce.

Autour d’un poêle tout rouge, des femmes se chauffaient.

Laurence tomba évanouie sur le pavé.

Vite on appela de l’aide.

La directrice vint.

De ses mains maternelles, elle souleva cette tête d’adolescente, où l’on voyait tous les stigmates de la douleur.

Elle lui mouilla le visage de vinaigre.

Laurence ouvrit les yeux.

— J’ai faim, essaya-t-elle de dire.

Un bouillon, un demi-verre de vin de Bordeaux la réconfortèrent.

Maintenant, elle avait la force de s’exprimer.

— Allons, mon enfant, lui dit la directrice, ayez confiance en moi.

Cette malheureuse, battue par sa mère, outragée par son père, victime des passions humaines, rejetée par tous, comprit qu’un vrai cœur venait de se révéler à elle ; sans la moindre hésitation, elle cacha sa tête d’exténuée entre les bras de cette inconnue qui lui parlait avec douceur.

La misère pourrait parfois blaser.

Les bons sont à l’abri de tels accidents.

Madame X., elle est trop modeste pour que nous la nommions, malgré sa longue habitude de frôler les malheureux de profession, ne douta pas un instant qu’elle se trouvait en face d’un de ces êtres dont la destinée, faite uniquement de souffrances, déroute les plus fervents et conduit au scepticisme plus sûrement que les théories des philosophes.

Avec des mots de tendresse, elle berçait Laurence, l’interrogeant adroitement, l’amenant à tous les aveux.

Laurence avoua la vérité,

— Et votre enfant ? questionna madame X.

Les pleurs de la fillette redoublèrent.

— Vous l’avez abandonné ?

— Hélas !

— Vous avez donc douté de tous, même de la Providence ?

— Pourquoi aurais-je cru ? J’ai toujours été de trop sur terre : en bas, mes parents m’ont vouée à la misère ; en haut, Dieu, il ne me connaît pas, ne m’a jamais protégée.

Allez, je suis bien réellement une abandonnée.

On ne pouvait la blâmer, elle n’était qu’à plaindre.

À l’asile, on la garda neuf jours.

Pour elle on viola les règlements.

Vêtue chaudement, munie de quelques secours, elle put reprendre la lutte de nouveau.

Elle entra en qualité de journalière chez une chiffonnière en gros.

Son salaire ne suffisait pas à la faire vivre ! il l’empêchait de mourir de faim !


À Lesbos, vignette fin de chapitre
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