À Lesbos (1891)
Librairie B. Simon (Paris) (p. 155-164).
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À Lesbos, bandeau de début de chapitre
À Lesbos, bandeau de début de chapitre


XII


Depuis quelques mois, Alfred servait les maçons.

C’était le seul métier que ses parents avaient su lui donner.

De cette façon, il gagnait de suite trois francs par jour.

Le père pouvait boire davantage, son fils travaillait et rapportait chaque semaine son salaire.

Alfred ne donnait sa paye à Joséphine Latour qu’en maugréant.

Un soir, après avoir été roué de coups la veille, parce qu’il était rentré ivre, il ne revint pas.

La mère ne regretta que l’argent qu’il apportait.

Marceline travaillait dans une fabrique d’équipements militaires.

Laurence apprenait le métier de lingère chez une voisine compatissante.

La misère de cette fillette l’avait émue.

Joséphine Latour, de son regard mauvais, ne cessait d’examiner ses filles.

Elle ne tarda pas à remarquer que la taille de Marceline grossissait.

— Tu es enceinte, gueuse, lui cria-t-elle un matin, pendant que la jeune fille mettait avec effort son corset.

— Que t’importe ? répondit insolemment Marceline.

— Attends un peu, je vais t’arranger, toi et ton bâtard.

— Mieux vaut être bâtard que d’avoir des parents comme vous.

Joséphine Latour s’avança, la main levée.

Marceline prit son sabot et le lança fortement à la tête de sa mère.

Le bois l’écorcha vers l’œil.

Une hachette se trouvait là, elle l’empoigna et frappa sa fille d’un coup sec.

Cette femme pouvait commettre un infanticide.

Heureusement que ce fut le dos de l’arme qui toucha Marceline.

Pourtant, elle hurla, dans le paroxysme de la rage :

— Assassin !

— Ce soir, tu ne coucheras pas ici, répondit madame Latour.

— Maman, supplia Laurence, ne chasse pas ma sœur.

— Toi aussi, vaurienne, tu partiras. Il y a longtemps que votre père me conseille de vous jeter dehors.

Elles allèrent chacune à leur atelier, sans prendre au sérieux les menaces de leur mère.

De pareilles scènes ne se passaient-elles pas chaque jour ?

Vingt-quatre heures après, les mots étaient oubliés.

Lorsqu’elles revinrent le soir, la porte de la chambre était fermée.

Elles heurtèrent en vain ; Joséphine Latour ne leur ouvrit pas.

L’ivrogne et sa femme soupèrent tranquillement.

Lasses de frapper et d’appeler, les pauvrettes se retirèrent.

C’était une soirée d’hiver.

Elles grelottaient.

Elles avaient faim.

Elles allaient par les rues désertes et boueuses, risquant d’être ramassées comme vagabondes ou recueillies par le vice.

Marceline s’arrêta :

— Viens chez mon homme, il nous logera et nous donnera du pain.

Laurence ne repoussa pas l’offre de sa sœur.

À quatorze ans, il est dur de coucher à la belle étoile et d’entendre son estomac crier famine.

Marceline conduisit Laurence rue des Lyonnais.

Elle entra dans un hôtel borgne, dont la porte était éclairée par une lanterne rouge, sur laquelle oh lisait :

Ici on loge à la nuit.

Le rez-de-chaussée était occupé par un marchand de vin.

À travers les vitres, couvertes de buée, on apercevait des buveurs attablés.

On entendait des chants avinés.

Au fond d’un couloir noir, elles aperçurent une pâle clarté.

Marceline poussa une porte vitrée.

Une grosse femme, coiffée d’un mouchoir, le visage barbouillé de tabac, sommeillait, accoudée à une table.

Au bruit que fit Marceline, elle leva la tête.

— Que voulez-vous ? demanda-t-elle d’un ton de méchante humeur.

« D’abord, je ne loge pas les femelles, à moins qu’elles ne payent d’avance.

— Auguste Desmarquet est-il chez lui ? questionna Marceline.

— Il est chez le mastroquet.

— Dites-lui de venir de suite.

La vieille se leva tout ronchonnant.

— Si c’est pas honteux, venir chercher les hommes jusque chez eux, disait-elle à voix basse.

Elle alla frapper à un guichet qui donnait dans la boutique.

Elle cria :

— Auguste Desmarquet, venez par ici ; voilà une donzelle qui veut vous parler.

Les camarades blaguèrent le jeune homme qui s’empressa de les quitter.

Il était connu pour un lovelace.

Il avait déjà mis à mal nombre d’ouvrières.

Il arriva, titubant légèrement et en frisant sa moustache.

À la lueur du quinquet de la propriétaire, il reconnut Marceline.

Il fit une légère grimace.

Cette liaison, vieille de trois mois, commençait à lui peser.

La silhouette, à peine définie, de Laurence l’attira davantage.

Il salua gauchement, expertisant d’un regard gourmand les charmes encore anguleux de la gamine.

— Comment se fait-il que tu viennes me voir à cette heure ? demanda-t-il à Marceline.

Celle-ci le mit au courant de la situation.

Il eut un geste d’impatience.

Il n’aimait pas les collages.

Peut-être allait-il renvoyer, sans pitié, sa maîtresse, lorsque ses yeux se fixèrent de nouveau sur Laurence.

— Montez, dit-il.

Elles s’engagèrent dans l’escalier, tandis qu’il prenait une clef et un bougeoir d’étain.

Auguste Desmarquet occupait, au troisième étage, un cabinet.

Après un repas des plus sommaires, on étendit à terre un matelas où Laurence ne tarda pas à s’endormir, bercée par un échange de mots orduriers, entremêlés de baisers.

Cela ne la changeait pas.

C’était Auguste et Marceline qui se disputaient.

À partir du lendemain, la vie devenait commune pour ces trois êtres.

Auguste accepta le collage, parce qu’il désirait Laurence.

Ils restèrent quatre mois ensemble.

Pourquoi si longtemps ?

Parce que la jalousie de Marceline avait deviné la passion de son amant, et qu’elle lui avait dit :

— Si tu touche à ma sœur, je te flanque du vitriol au visage.

Le bel auguste tenait à son physique.

Aussi hésitait-il à mettre à exécution ses projets.

Puis, Laurence savait esquiver les tête-à-tête dangereux.

Mais la promiscuité faisait quand même son œuvre.

Les sens de Laurence s’éveillaient lentement, ils sortaient petit à petit de leur torpeur.

Elle n’aimait pas Auguste.

Peut-être le détestait-elle ?

Pourtant, elle devenait curieuse.

Elle avait des instants de défaillance où la lutte n’était plus facile.

Il profita d’une heure de somnolence.

Plus par la violence que par la persuasion, Laurence devint sa maîtresse.

Qui donc la jugera ?

La vie à trois continua.

Marceline fermait les yeux.

Un jour, Laurence s’aperçut qu’elle était enceinte.

Horreur !

Elle était la maîtresse de l’amant de sa sœur !

Toutes deux allaient être mères.

Lorsqu’on lui parlait mariage, il ricanait.

Maintenant qu’il ne désirait plus Laurence, il menaçait les deux malheureuses de les mettre à la porte.

Laurence venait de retrouver toute sa fierté.

Elle partit.

Où aller ?

Elle gagnait vingt sous par jour.

Elle marcha longtemps dans la ville, se heurtant à la foule indifférente.

Ces gens étaient peut-être bons, aucun d’eux ne devina sa détresse.

D’abord le soleil brillait, inondant les rues de ses rayons lumineux, puis le crépuscule chassa la dernière flambée du jour, et le ciel se piqua de mille points d’or.

Laurence murmura une prière.

Il ne vint rien, que l’isolement plus complet.

Elle longeait les quais.

La Seine coulait toute blanche, sous les reflets de la lune.

La brise agitait doucement les ramées nouvelles et apportait le parfum des fleurs printanières.

La nature n’était pas triste.

Au loin, on entendait des accords de musique et des bribes de chansons joyeuses.

Pourtant une enfant, une victime, allait par la route, les yeux pleins de larmes, le cœur déjà brisé, vers le néant !

Pourquoi aurait-elle eu la foi ?

Autour d’elle, de la ville tumultueuse, s’élevait une immense clameur poussée par tous les repus, après ripaille.

Elle, pauvre fille, les habits percés, le ventre creux, elle n’espérait de repos que dans la tombe.

Le fleuve l’attirait.

Il serait son linceul !

Elle s’éloigna encore.

La berge était déserte.

Un murmure lointain lui rappelait seul le monde qu’elle voulait quitter.

Elle s’élança !

La nappe limpide s’ouvrit, bouillonna, et se referma sur le corps de l’enfant.

L’éternité commençait !

 

Sur la rive opposée, un gardien de la paix — sauveteur par métier — se promenait tranquillement. Il entendit la chute d’un corps dans l’eau.

Vite, il se dépouilla de ses vêtements.

Il plongea.

Après quelques minutes de recherches, il rencontra, sous ses doigts habitués, des vêtements.

Il voulut tirer à lui, l’étoffe trop usée cédait.

Le macchabée allait-il lui échapper ?

Il finit par empoigner un bras.

— Une femme, dit-il.

Il la remorqua vers la berge, lui maintenant la tête hors de l’eau.

La lune éclaira le visage inerte de Laurence.

— Une enfant, ajouta-t-il tristement. Bien sûr qu’elle s’est tuée par chagrin d’amour.

Toujours la même histoire.

Il nageait vigoureusement.

Une fois pieds à terre, il prit ses vêtements et chargé de son fardeau, il se mit à courir vers le poste le plus voisin.

— Morte ou vivante, j’aurai une prime, pensait-il.

Il pressait le pas !


À Lesbos, vignette fin de chapitre
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