À Lesbos (1891)
Librairie B. Simon (Paris) (p. 35-47).
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À Lesbos, bandeau de début de chapitre
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III


Andrée ne regrettait pas le couvent.

La supérieure, avec son caractère morose, autoritaire, sans grandeur d’âme, facilitant sans scrupule l’espionnage des élèves par les élèves, avait trop souvent froissé mademoiselle Fernez, pour laisser dans le cœur de cette dernière la moindre trace d’affection.

Sœur Marie des Anges n’était plus qu’un souvenir fugitif, que la moindre impression nouvelle devait effacer pour toujours.

Pourtant, Andrée était triste de retourner chez elle.

La pauvre enfant comprenait que son père, leur mauvais génie à sa mère et à elle, allait enfin triompher de la volonté de sa femme.

Madame Fernez avait toujours désiré, faute d’une dot, donner à sa fille une bonne et complète instruction, afin de lui aplanir les difficultés de l’existence.

M. Fernez, au contraire, en artisan mal greffé de bourgeoisisme, ne se souvenant plus des sacrifices que son père, un brave ouvrier, s’était imposés pour essayer de faire de lui un homme — malheureusement il avait complètement échoué, — ne poursuivait qu’un but : abaisser le plus possible l’enfant pour se venger de la supériorité de sa mère, celle à qui il devait toute sa situation, dont il n’avait jamais su, il est vrai, profiter.

Révoqué de partout, criblé de dettes, il ne se cramponnait plus que d’une main défaillante aux aspérités qui lui cachaient encore l’abîme où il allait s’effondrer, entraînant à sa suite sa femme et sa fille.

Réduit aux plus durs expédients, il ne pouvait plus empêcher la misère de venir, avec son hideux cortège, s’asseoir à son foyer.

Aussi, lorsqu’Andrée se retrouva en présence de son père, elle l’enveloppa d’un long regard de mépris. Encore une fois la lâcheté de cet homme, son protecteur naturel, venait de faire échec à son avenir.

Andrée se mit à lire, à étudier sans maîtres, espérant acquérir quand même quelques connaissances utiles.

M. Fernez parlait continuellement de faire travailler sa femme et sa fille.

Ni l’une ni l’autre ne connaissaient un métier ; en cette circonstance, le travail lucratif devenait difficile.

M. Fernez leur imposa la connaissance d’une femme de bas étage, ancienne courtisane sur le retour, sous le prétexte qu’elle était lingère.

Madame Fernez souffrait en silence du contact de cette misérable.

Andrée ne tarda pas d’éprouver à sa vue une répulsion qu’elle ne pouvait vaincre.

Ce sentiment lui fut un jour expliqué.

Cette femme était la maîtresse de M. Fernez.

— Mère, dit une fois Andrée à madame Fernez, lorsque je serai mariée, j’éviterai d’admettre dans ma maison des femmes de mœurs légères.

Madame Fernez garda prudemment le silence, mais elle comprit, en gémissant, l’allusion que venait de faire sa fille.

Le père ne craignait pas de souiller l’imagination de sa fille par le spectacle de ses turpitudes.

Le misérable !

Les semaines s’écoulaient lentement pour les deux pauvres femmes.

Elles n’osaient regarder la route à parcourir, elles la devinaient semée d’épines et de ronces.

M. Fernez recevait souvent un parent éloigné, ancien officier de cavalerie, déjà marié et père de famille.

Ce goujat eut la pensée de séduire Andrée.

Une après-midi, qu’il la trouva seule, il essaya brutalement de la violenter.

Andrée, quoique surprise par cette attaque imprévue, put se soustraire à ses ignobles baisers.

— Partez, lui dit-elle, ou j’appelle.

Il ne résista pas, il eut peur du scandale.

Le lendemain, Andrée vint trouver son père.

— Tu auras, commença-t-elle, la complaisance de prier M. Dubois de ne plus venir ici.

— Pourquoi veux-tu que je mette ce garçon à la porte ? demanda-t-il.

— Parce qu’il m’a manqué de respect.

— Tu as dû te tromper. Dubois est un homme sérieux ; il est marié.

— Crois-tu donc que le mariage suffise pour rendre un homme honnête ?

Le coup était bien porté, aussi atteignit-il son but.

M. Fernez baissa les yeux.

— J’ai voulu dire que je crois Dubois trop délicat pour mal agir envers toi.

— Ne discutons pas tes convictions ; seulement, je désire que tu écrives immédiatement à ton cousin qu’il doit comprendre que ses visites ne peuvent plus continuer.

— S’il me demande des explications ?

— Tu lui répondras la vérité.

— Pour qu’il se fâche, qu’il me provoque. Non, décidément je n’écrirai pas.

Andrée se leva ; elle toisa son père avec une expression de tel dégoût, qu’il rougit légèrement.

— Je crois, ajouta-t-elle, que tu oublies ton rôle d’homme.

— Allons ! des mots, maintenant. Tu lis trop de romans.

— Tais-toi !

— Je crois, qu’à ton tour, tu oublies le respect que tu me dois.

Elle se redressa plus hautaine.

— Alors, tu préférerais me laisser devenir la proie d’un être abject, que de te placer en face d’un lâche pour me défendre ? Ah ! tu es complet !

Sans vouloir entendre les mots orduriers que lui criait M. Fernez, Andrée se retira dans sa chambre.

À quelques jours de là, elle sortit pour faire quelques emplettes.

Lorsqu’elle revint, elle se crut seule dans l’appartement.

À peine venait-elle de s’asseoir, qu’on sonna.

Andrée alla ouvrir.

Elle recula, muette de terreur.

Dubois était là, saluant de son mauvais sourire.

Interdite, effrayée à la vue de cet homme, elle le laissa pénétrer jusqu’à la salle à manger.

— Vous ! finit-elle par dire avec dégoût.

— Ne vous fâchez pas, ma cousine ; depuis ma dernière visite, je suis désolé de vous avoir peinée.

Il prit une chaise.

Andrée resta debout.

— Quoi, vous refusez de m’entendre ?

— Je n’ai que faire de vos excuses. Je vous prie de vous retirer.

— Peste ! cousine, vous n’êtes pas aimable.

— Ne riez pas ; si dans cinq minutes vous n’êtes pas parti, je me verrai obligée de vous laisser seul ici.

— C’est donc un bien grand crime de vous trouver belle, de vous le dire.

— Ne continuez pas, votre langage m’écœure, Dubois se leva.

Andrée poussa un soupir de soulagement.

Il parut se diriger vers la porte.

Par un mouvement brusque, il atteignit Andrée et la prit entre ses bras.

La jeune fille parvint à se débarrasser de cette première étreinte.

Elle bondit en arrière.

Maintenant il ricanait en voyant sa fureur.

Il se croyait maître de la situation.

Il lui coupait, pour le moment, toute retraite.

De nouveau il prit son élan.

Alors commença entre ces deux êtres une lutte terrible.

Ils renversaient les meubles, meurtrissant leurs mains, déchirant leurs vêtements.

Andrée, les cheveux en désordre, les yeux injectés de sang, la bouche pleine d’écume, se défendait avec une sombre et terrible énergie. Dubois, la face congestionnée, le regard d’un fou, essayait de saisir sa proie sans songer que le bruit pouvait attirer des voisins.

Ce n’était plus qu’une brute.

Andrée, malgré son courage, sentait faiblir ses forces, déjà elle sentait sur son cou la brûlure du souffle haletant de ce monstre.

Elle regarda tout autour de la chambre avec désespoir.

Allait-elle succomber ?

Près de la cheminée, accroché au mur, elle aperçut un revolver.

Elle se jeta violemment en avant et parvint à décrocher l’arme.

Elle s’accula au mur.

— Si vous faites un pas, dit-elle résolument, je vous tue.

D’une main ferme elle arma le revolver, et plaça son doigt sur la gâchette.

Cela tournait au drame.

Dubois eut peur.

Il recula jusqu’à la porte, et disparut prestement.

Cette scène avait épuisé Andrée.

Pour se reposer et réparer le désordre de sa toilette, elle pénétra dans la chambre de ses parents.

Là, au milieu de la pièce, elle vit son père

— Vous ! eut-elle à peine la force d’articuler.

M. Fernez, pâle, les traits décomposés, claquait des dents.

— Vous avez assisté, spectateur impassible, à la lutte que je viens de soutenir ? demanda-t-elle.

— Oui, bégaya-t-il.

— Et vous n’êtes pas venu à mon secours ?

— Il est plus jeune et plus fort que moi. Du reste, tu as su te défendre, je te félicite.

— Ne joignez pas l’ironie à l’infamie.

— Prends garde, je suis ton père.

— Ne me le rappelez pas, je préférerais pouvoir l’oublier.

Il leva la main, prêt à frapper.

Andrée ne chercha pas à éviter les coups ; froidement elle se croisa les bras et regarda fièrement M. Fernez.

Il laissa lentement retomber sa main, sans oser effleurer la joue d’Andrée ; puis, la tête basse, il quitta cette chambre, où son autorité paternelle, étayée seulement sur la vulgarité de la loi, venait de sombrer toute entière, devant son indignité de chef de famille.

À partir de ce moment, la vie devint impossible entre ces trois êtres, liés par des liens si étroits, et qu’une profonde antipathie éloignait les uns des autres.

Madame Fernez pliait sous le lourd fardeau des peines du passé et des nouvelles humiliations que lui infligeait son mari.

Andrée relevait trop la tête, elle entreprenait audacieusement une lutte où elle devait être brisée !

Fernez n’avait-il pas le droit de commander, et d’imposer la présence de sa maîtresse aux deux pauvres femmes outragées ?

À quoi se résoudre ?

Un matin, la mère et la fille partirent pour toute la journée. Lorsqu’elles revinrent vers le soir, elles remarquèrent que les boutiquiers du voisinage chuchotaient sur leur passage.

Elles ne s’en préoccupèrent pas ; pourtant elles comprirent qu’ils parlaient d’elles.

Déjà, elles mettaient le pied sur la première marche de l’escalier, lorsque la concierge, une vieille mégère barbue, sortit de sa loge et les arrêta, en leur criant, de ce ton aimable que les chevaliers du cordon savent employer vis-à-vis des locataires qu’ils veulent humilier, pour se venger des pièces de cent sous qu’on aurait dû leur octroyer :

— Où allez-vous donc ?

Madame Fernez regarda la portière d’un air ahuri.

Andrée, plus prompte à la riposte, intervint aussitôt.

— On croirait vraiment, mère Rigollet, que vous avec bu un verre de trop, puisque vous ne reconnaissez plus vos locataires.

— Je ne bois jamais, et apprenez, mademoiselle, que vous n’êtes plus mes locataires.

— Nous ne sommes plus vos locataires ? Devenez-vous folle ?

— J’ai toute ma raison.

— En êtes-vous certaine ?

La mère Rigollet toucha de son doigt, noir de tabac, son chef quelque peu branlant.

Rassurée de ce côté, elle reprit de sa voix aigre :

— M. Fernez a déménagé tout son butin.

— Vous avez laissé commettre ce vol sans m’avertir ? dit madame Fernez.

— M. Fernez est bien le maître d’agir à sa guise.

— Le misérable !

— Le cher homme a payé rubis sur l’ongle tout ce qu’il devait au propriétaire ; vos chicanes de ménage ne nous regardent pas.

Madame Fernez dut s’appuyer à la rampe pour ne pas tomber.

Un flot de sang monta violemment au visage d’Andrée ; une colère sourde, implacable, grondait en elle.

— Il a laissé vos nippes ; je les ai déposées dans la boutique, il va falloir les faire enlever dès demain.

Elle avait dit.

D’un pas mesuré, ce vieux bipède à face de fouine rentra dans son taudis, sans ajouter un mot de compassion pour les malheureuses qui paraissaient prêtes à défaillir.

Au contraire, elle riait entre ses dents et jubilait.

Elle venait d’humilier des femmes portant chapeaux, dont elle avait deviné toutes les souffrances. Ne les voyait-elle pas cacher, sous les dernières bribes d’un ancien luxe, leur impitoyable misère ?

Andrée, demeurée plus calme, entraîna sa mère.

Sur le trottoir, des femmes prévenues par la mère Rigollet, se groupèrent pour voir passer la dame du second.

Son homme venait de tout emporter pour aller vivre avec sa maîtresse, là, dans la rue voisine, à deux pas de son domicile conjugal !

Elles n’étaient pas toutes méchantes, ces femmes ; pourtant, elles ne plaignaient pas les deux infortunées.

Pensez donc, madame Fernez ne parlait à personne, refusait toujours d’écouter les cancans de la fruitière ou les racontars de l’épicière. Si cela ne faisait pas pitié de se montrer si fière, une femme sans le sou.

Andrée, soutenant sa mère, traversa la haie malveillante des curieux.

Elle entendit quelques quolibets.

Les mots importaient peu, les faits suffisaient grandement pour troubler la chère enfant.

Elles partirent le ventre creux, la poche vide, sans gîte pour reposer leurs corps fatigués.

Les asiles de nuit n’existaient pas encore.

Le suicide devait leur apparaître comme une suprême ressource.

Elles ne se tuèrent pas.

Une amie, la plus pauvre de celles qu’elles connaissaient, leur donna un abri et un morceau de pain.

Quelle existence allait être la leur ?

Quel combat à soutenir !

Heureusement que l’avenir est toujours voilé par l’espérance.

Peu à peu, selon leurs forces, elles surent vaincre les difficultés entassées sur leur route.

Mais au prix de quels sacrifices !


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