Imprimerie nationale (p. I-20).



À L’YSER
par
A. Hans


N° 2. Imprimerie Nationale L. OPDEBEEK, Anvers


La Grand’Place de Dixmude.


V.

Le premier engagement à l’Yser


Le lieutenant Verhoef se trouvait avec ses hommes dans une tranchée derrière l’Yser.

Les Allemands s’étaient beaucoup rapprochés ce jour. Des lanciers du 3me régiment franchirent la rivière et firent une reconnaissance. Les soldats ne pouvaient pas faire usage de leurs armes à feu.

Actuellement que les Allemands occupaient Gand, Bruges et Ostende, ils tenteraient de gagner la France par la côte.

Les Belges devaient les arrêter jusqu’à ce que les Français arriveraient.

Mais où restaient-ils donc, les Français ? C’était la question que chacun se posait. Ils avaient pourtant à défendre Dunkerque, leur forteresse.

Verhoef frémissait en songeant à la bataille imminente. Il craignait la lutte, maintenant qu’il avait goûté pendant quelques instants les charmes d’une vie d’intérieur.

Et puis, les effectifs et leur rendement étaient disproportionnés depuis cette hâtive retraite d’Anvers. C’était une réorganisation quasi complète qui s’imposait. Et où transporterait-on les blessés ? Il n’y avait qu’une seule voie ferrée, qui ralliait le front à Furnes et à Dunkerque, et la première partie n’était nullement à l’abri du feu ennemi. Et comment procéderait-on pour fournir régulièrement les munitions, les vivres et les provisions ?

C’était dans ces conditions qu’il faudrait donc à nouveau entreprendre la lutte avec un ennemi très supérieur en nombre !

Pourtant les soldats étaient pleins de bonne volonté. Verhoef écoutait leur babillement, leurs rires ; ils semblaient réellement remis de cette lourde et fatigante retraite.

On entendit le bruit d’une cavalcade. Les lanciers revenaient de leur reconnaissance.

— Ce sont des fiers soldats, dit Verhoef.

Ils étaient comme figés en selle, droits et robustes, bien armés et leur face dénotait une expression de témérité et de mépris de la mort. Ils étaient lancés à fond de train sur l’immense prairie. Ils approchaient à toute vitesse et passant comme un éclair le pont sur l’Yser, ils entrèrent dans la ligne de front.

Soudain on entendit une violente explosion, le pont avait sauté et la petite rivière clapotante devint dès lors la ligne de démarcation entre les armées belges et allemandes, elle joua un rôle mémorable et devint renommée par toute l’Europe.

Le canon tonna… Les Allemands bombardaient le retranchement belge, mais au bout d’une demie heure, le feu cessa…

La soirée fut calme, mais chacun savait que la situation était grave.

Et le lendemain on put apercevoir un ballon captif au-dessus des retranchements allemands, et des Taubes, qui faisaient des reconnaissances.

Verhoef ne put s’empêcher d’adresser encore un salut au pays de Furnes… L’immense contrée unie, coupée de petites rivières, ornée de vieilles fermes et de robustes tours, s’étalait encore en toute sa calme magnificence ; et cette fois, la guerre, semant la mort, la destruction, le pillage et l’incendie, éprouverait également ces belles landes.

Le bétail courait comme d’habitude par centaines dans les prés, les paysannes aux joues rubicondes étaient sorties ce matin encore pour traire les vaches, et en maintes fermes le beurre était battu, ainsi qu’au temps de la paix.

À huit heures l’artillerie entra en action, elle augmenta bientôt d’intensité, et peu après son concert se propagea de la côte jusqu’à Dixmude,


Joffre, le Silencieux
Il ne dit rien, mais chacun l’entend.

faisant trembler Nieuport, Dixmude et Furnes dans leurs fondations.

Les batteries belges répondirent et dans les tranchées les fantassins tenaient prêts à résister obstinément à une attaque éventuelle des Allemands.

Il s’agissait de tenir tête pendant 24 heures, et les Français arriveraient au secours. Telle était la version.

Il n’y eut pourtant pas d’attaque en cet endroit, pendant la matinée.

Les canons tonnaient lourdement, les obus sillonnaient bruyamment dans l’espace et éclataient avec un bruit assourdissant… Le bétail courait craintivement dans les prés, et ci et là une vache ou un bœuf, tombant foudroyé, battant l’air de ses pattes, beuglait sa douleur et maculait l’herbe de son sang.

Les Belges étaient à l’affût. Une charge d’infanterie allait suivre… Elle se déclancha à 3 heures de l’après-midi.

On vit les Allemands avancer en colonnes dans les prairies. L’artillerie belge les prit sous feu et fit de fortes brèches dans leurs rangs, mais elles furent rapidement comblées.

L’artillerie allemande redoubla d’activité.

Un obus atteignit la digue de la tranchée, où Verhoef haranguait ses hommes à battre tantôt vaillamment l’ennemi… L’éboulement ensevelit les soldats, qui furent enterrés vivants.

— Vite, aidez-les ! cria le lieutenant, qui se mit immédiatement à la besogne, insouciant des obus qui éclataient à proximité avec fracas.

On travaillait d’arrache-pied pour sauver les victimes de l’asphyxie.

Les Allemands se déployèrent en tirailleurs, ils avançaient en sept colonnes, à la file indienne.

— Feu ! cria-t-on.

Chaque soldat avait des cartouches à profusion et ne cessait de faire feu… Une rangée d’Allemands tomba, une deuxième, une troisième… les autres hésitèrent, s’arrêtèrent, quoique leurs officiers les chassaient devant eux, à l’aide du sabre et du revolver, leur ordonnant d’entrer plus avant dans le feu, de courir à la mort. Mais une salve partit, faisant une nouvelle hécatombe d’Allemands, et cette fois ceux qui restaient, s’enfuirent, pendant que les Belges poussaient des hourras à l’occasion de cette première tentative avortée.

La prairie était parsemée de morts et de blessés et ceux qui avaient encore la force, rampèrent dans l’herbe, jusqu’à ce qu’ils furent secourus par leurs frères d’armes, les autres succombèrent en des douleurs atroces.

Les Belges avaient aussi des blessés, qui criaient et appelaient à l’aide ; mais il était impossible de les secourir sous cette grêle de bombes, qui s’abattait sans cesse et leurs camarades dans la tranchée devaient être sur leurs gardes, lors d’une nouvelle attaque.

Verhoef en était sorti indemne et félicitait ses hommes, qui laissaient refroidir leurs fusils.

Au chaud de la mêlée il n’avait pensé qu’à l’ennemi, qu’à la bataille, mais soudain il vit sa fiancée, et ce fut comme s’il reçut un coup en plein cœur.


De ce beau pays il ne reste que des ruines.

Sa crainte, sa tristesse lors du dernier adieu… Et il était maintenant dans cet enfer, où la mort fauchait avec fureur, où les blessés se contorsionnaient de douleur et il était impossible de les secourir.

Où serait Berthe à présent ?

À Dixmude le canon tonnait également.

Sa fiancée s’était-elle enfuie ? Ou est-ce que M. Lievens était resté chez lui avec ses antiquités, endossant une responsabilité terrible et exposant ainsi sa vie et celle de son enfant ?

Verhoef avait la conviction que la bataille serait terrible, plus terrible que celles livrées jusqu’à ce jour ; celles de Louvain, de Malines et de Termonde ne pourraient même plus être comparées à la lutte tragique et titanesque, qui allait se dérouler et qui visait la défense du dernier lopin de terre de la patrie sanguinolante…

On espérait que les Français ne tardassent plus à arriver !…

On savait parfaitement que c’était la forteresse de Dunkerque, qui était visée et on ne s’expliquait pas le retard des troupes françaises ; l’heure était pourtant critique.

La lutte avait commencé à l’Yser. Au loin des flammes sortaient d’une ferme et d’un moulin, symbolisait l’œuvre de la destruction. La mort vorace avait déjà fait des victimes, mais elle en exigeait davantage.

Les journaux allemands clamaient que l’armée belge était anéantie, on le croyait par delà le Rhin, et lors de la capitulation d’Anvers, les cloches sonnèrent à toute volée en Germanie et on y fêtait. Et voila que cette même armée, qui disputa fièrement l’entrée du pays à la soldatesque allemande, s’opposait maintenant à la sortie… brouillait les plans de la grande puissance et sacrifiait sans décompter son sang précieux pour la victoire du Droit, de l’Honneur et de la Liberté.

Le roi Albert était à nouveau parmi ses soldats et restait plus que jamais fidèle à sa parole sacrée, prononcée à Bruxelles, symbolisant le Devoir et faisant face au danger.

Et la reine Élisabeth, d’autre part, s’était encore une fois séparée de ses enfants pour continuer son œuvre consolatrice dans le dernier recoin de son pays, en y soignant les blessés. Elle souffrait cruellement de ce que les blessés devaient endurer de si atroces douleurs, et elle travaillait fébrilement à l’organisation d’une ambulance-modèle.

Pendant les premiers jours, on ne pouvait hélas, soigner les blessés ainsi qu’il convenait. En sa retraite hâtive, l’armée était contrainte à livrer un combat acharné… elle cessa soudain cette retraite pour résister encore une fois héroïquement au puissant ennemi ; elle se retrancha à l’Yser et lutta en un effort surhumain.

C’est dans le couvent de Pervyse que les blessés reçurent les premiers soins.

Les médecins et leurs assistants y travaillaient fébrilement pour atténuer les douleurs, soigner les blessures et sauver les vies.

Et le cloître avec la vieille église à la fière tour tremblait au bruit du canon, qui tonnait sans trêve sur le pays de Furnes.