À Ingeborg Stuckenberg

Traduction par Guy-Charles Cros.
Vers et Prosetome 10, juin-juillet-août (p. 101-102).


À INGEBORG STUCKENBERG

À UNE MORTE


Tristement, au crépuscule, nous écoutions la musique rêveuse de tes yeux ; et ta bouche taciturne, d’un amer courage, s’accordait au songe mélancolique de ton regard.

Dans la pompe de ta marche de somnambule tu suivais une allée humide et pâlie par le terne automne, le cœur éperdûment gonflé de tant de choses dont si peu, si amèrement peu subsistera.

Ah ! qu’une femme, avec un bel aspect fidèle, intimement rongée pourtant par la douleur, par l’outrage des désillusions, peut se bâtir de châteaux dans le soleil et dans la lune, se découper, dans du papier doré, des étoiles !…

Et ton âme était remplie de carillons qui t’emportaient au loin, au-dessus des vagues et de la mer, parmi une escorte d’insensibles modulations vers une contrée fabuleuse, mais réelle pour toi.

Dans la musique rêveuse de tes yeux — combats, espoirs, tourbillons, revenants — revivaient des spectres de livres et de siècles sans nombre… Tu ne te résignais pas à ce que la vie nous quittât !

Tes sœurs de vingt ans aux lèvres rouges de baisers et de mensonges, elles n’ont pas le calme de tes deux yeux d’inquiétude agrandis ni ce rayonnement d’ineffable printemps.

Ta bouche énigmatique était close et scellée, mais le regard, le regard pâle et froid de tes yeux, il semblait défier d’impurs monstres à la lutte et guetter dans le loin les voiles des corsaires

Car on eût dit que tu devais, quelque part sur cette sombre terre, conquérir la vérité que nous cherchons en vain et ravir d’une main heureuse au tournoi de la vie la fleur miraculeuse et le voile lamé d’or.

Tu te révoltais contre le destin injurieux qui veut que la faux de la mort tranche chaque rêve, chaque rêve enivrant et berceur, et dénude brutalement les pauvres os pudiques que la femme cachait avec une souffrance toujours inquiète.

Lorsque le vent écartait du squelette désert des arbres le feuillage jauni, tu te rappelais alors de sombres nuits d’été oubliées, tant de désirs gonflés de sang qui, si vite, se sont changés en cendres.

Puis tu partis… Mais la boisson de la vie que tu cherchais se tourna en lie dans ta bouche… Disparue, la sœur intrépide de notre jeunesse, perdue dans la brume la mélancolie de ton regard !

Quand le serrement de tes mains, la trace de tes pas, tout avait disparu, alors à nos yeux éclata ta fierté qui n’a jamais failli… De tant de choses qu’il reste peu, affreusement peu…

Une musique de rêve…

SOPHUS CLAUSSEN

Traduit du danois par Guy-Charles Cros